Vider l’eau du puits dans le puits de l’O. Du signifiant à la lettre

17 octobre 2009

Séminaire de poche. Bordeaux : »La lettre, littoral entre savoir et vérité »

Naissance du séminaire de poche.Florence Briolais

Comment nous est venu le désir de proposer ce séminaire ? C’est à partir d’une rencontre avec Chantal Quillec, un des jours où le peintre ouvre son Atelier au public. J’ai mis longtemps à me décider d’y entrer, intimidée par ce que je pourrais y trouver. Un jour, j’ai franchi le seuil.

Ce qui traverse l’œuvre de Chantal vient résonner avec ce que l’expérience d’une cure psychanalytique peut produire, engendrer. Pour vous donner un exemple, lorsque nous devions nous décider pour l’affichette où paraît une œuvre de l’artiste, Chantal nous proposa quelque chose de son travail. Or, l’œuvre qu’elle choisit, était celle que j’avais repérée dans son atelier : ces lettres, ce maillage de lettres qui viennent au plus près entacher, encercler, faire trou, ombilic dans le réel du blanc du papier….

voir PDF Chantal Quillec

En psychanalyse, au fil de ce que dit un sujet en cure, au fil de ce qu’il énonce, il serre toujours d’un peu plus près un point impossible à dire, intraduisible, que dans notre champ de la psychanalyse, nous appelons le réel. Le « réel », n’a rien à voir avec la réalité. Le réel c’est ce qui est à la fois cerné par les signifiants du récit d’un rêve par exemple (sous forme d’images, de mots) et cependant manqué par eux.

Ce réel, Freud l’appela « l’ombilic du rêve ». Ce réel renvoie à cette part d’être à jamais perdue, du fait que l’homme est un être de langage, du fait que le langage lui préexiste. En passer par le langage, pour essayer de dire ce qui nous anime, nous mortifie, implique toujours un raté, ce n’est jamais tout à fait ça.

Lorsqu’un patient parle en séance, pour essayer de comprendre pourquoi ça cloche dans son existence, quelle est la cause de son symptôme qui l’a amené à consulter un psychanalyste. Au fil de ses associations, il y a ce qu’il voudrait dire et ce qu’il arrive à dire ; il y a aussi, ce qui se dit dans ce qui s’entend, au delà du sens de la phrase dite.

Et bien ce qui se dit dans ce qui s’entend, c’est ce qui est au plus près de ce que l’on tente de dire au fond, sans le savoir, un savoir insu appelé inconscient. Cependant, même si à chaque essai, à chaque tour de piste, on attrape un petit peu quelque chose de ce que l’on voudrait dire, il y a cependant un reste intraduisible. Et bien, c’est ce reste, cet à-traduire, qui nous pousse à poursuivre et produit parfois quelque chose de nouveau, d’inattendu. Et l’inattendu surgit en la présence de cette petite œuvre par exemple qui vient ramasser exactement ce que je tente de vous dire.

Au fil de nos rencontres – parce qu’il y a eu d’autres rencontres dans l’atelier – Chantal me parla un jour d’un projet jamais réalisé : proposer à d’autres de venir dans son atelier, présenter quelque chose de leur travail. De mon côté, j’ai idée que le psychanalyste, s’il passe beaucoup de son temps enfermé dans son cabinet à écouter ses patients, ce n’est pas pour cela qu’il est coupé du monde ; il a même tout intérêt à rester attentif à ce qui se passe dans le monde. Freud, Lacan furent de très grand intellectuels, et leur œuvre témoigne de leur capacité à ouvrir leur propre champ qui est celui de la psychanalyse, en faisant des excursions dans d’autres champs du savoir comme les sciences, la philosophie, l’anthropologie, mais aussi les Arts, la littérature, le cinéma… Freud reconnaissait à l’artiste cette qualité de précurseur, celui dont l’œuvre est en avance sur son époque. Si le psychanalyste y est attentif, l’artiste peut venir l’éclairer. En venant mettre notre travail en perspective avec le travail de l’artiste, peintre et sculpteur, Chantal Quillec, c’est une façon pour nous de renouer avec la démarche de Freud et de Lacan.

Vider l’eau du puits dans le puits de l’O.Michel Mesclier

Ce qui est vraiment difficile, ce n’est pas de faire résonner les équivoques de la parole, les sens multiples repliés entre le son et la lettre ; ce qui est difficile c’est de tracer d’un trait actif et cependant léger, c’est de faire naître d’un seul coup de pinceau ce cercle presque parfait où pourra se condenser le vide qui supporte l’espace. Comme je ne pouvais qu’échouer à dessiner ce « O », n’étant ni peintre, ni calligraphe, j’ai demandé à une main plus experte de le faire, celle du peintre Chantal Quillec. Et de ce geste vous pouvez déjà tirer une indication : la lettre qui va nous occuper quelque temps n’est pas une forme standard imprimable à l’infini ; elle ne surgit du néant blanc qu’à travers un acte vivant en un instant précis, en un lieu définitivement identique à lui-même. Dessiner une lettre, c’est jeter une ancre qui va immobiliser l’espace –temps.

J’ai donc usé d’un subterfuge pour conduire une lettre jusqu’à votre lecture, j’ai fait semblant de maxime du Zen Rinzaï. J’ai pastiché ce que les maîtres de ce courant japonais du bouddhisme nomment un koan. Qu’est-ce qu’un koan : c’est une sentence paradoxale, entre évidence et énigme, que le maître donne à l’élève comme os de méditation à ronger des années durant. Il arrive qu’après avoir avalé son koan, l’élève rencontre le satori, l’éclair de l’éveil. La phrase que j’ai mise en exergue n’est qu’une manière de koan. Tout d’abord parce qu’enfermé dans l’alphabétisation, je n’ai aucun accès direct aux caractères chinois, les kanji, ni aux lettres japonaises qui en dérivent : que ce soit les hiragana qui codent les syllabes ou les katagana qui transcrivent les mots étrangers. Même au terme d’un immense apprentissage, il resterait une barrière infranchissable. Ma pensée bien trop « occidentée » – néologisme forgé par Lacan – est imperméable, ne serait-ce qu’à la notion taoïste, de « vide médian ». Aurais-je correctement tracé le caractère Enzo – le cercle O de l’accomplissement du vide, le signe de la perfection – que rien n’aurait changé de ma position de sujet ! Il faut pour cela une très longue ascèse.

Alors un véritable koan ? Je citerais l’un des plus connu du maître Hakuin Zenji : « Quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ? » où nous pouvons entendre comme la jouissance de l’idiot ; ce qui est une forte invitation à ne pas s’en contenter. C’est peut-être pour cela, pour éviter la jouissance de l’idiot, que ce séminaire n’a pas été fomenté d’une seule main mais de trois, sur une proposition de Florence Briolais, dans le lieu même de la création d’une artiste. Nous pourrions relever ainsi le défi de Maître Hakuin : quel est le bruit de trois mains qui applaudissent ?

Est-ce le hasard , la Tyché si prisée en notre chaotique époque et qui n’est que le nom d’une ignorance des causes , qui firent se croiser Florence Briolais et Chantal Quillec ? Je ne le crois pas ou bien il s’agit du hasard objectif, dont parlait André Breton le surréaliste, qui fait se rencontrer la lyre et l’étincelle pour le plus grand bonheur de l’hirondelle. Que Chantal Quillec soit remerciée de son hospitalité ! De la lettre donc, de la lettre dans une pratique – la psychanalyse – qui semble totalement vouée à la parole. Mis à part un Raymond Queneau qui déclara avoir poursuivi son analyse dans son œuvre – je crois me souvenir qu’il évoquait alors son livre Bâtons, lettres et chiffres – qui peut, actuellement, faire une psychanalyse par écrit ? Et pourtant, rien n’est plus présent que la lettre dans l’œuvre de Freud et dans l’enseignement de Lacan. C’est de ce paradoxe que nous sommes partis et de la difficulté à préciser ce qu’est la lettre en psychanalyse. Est-ce un concept, c’est-à-dire un énoncé qui s’étant formé dans l’épaisseur du temps de la pensée humaine au travail d’élucidation du réel permet, telle une pince logique, d’en saisir un bout ? Non la lettre n’est pas un concept.

Est-ce une notion ? Oui en tant qu’ustensile : la lettre est ce qui permet de noter, d’apposer des nota , des marques sur les choses ; mais dans notre champ, ce n’est pas à cet usage utilitaire qu’on l’affecte. En psychanalyse, la lettre peine à des emplois de notion. Alors où pouvons-nous la ranger, cette lettre, si ce n’est pas dans un bas de casse ?

Je proposerais pour ne pas aller trop vite d’en faire un en-soi, quelque chose qui se définit de par sa présence en elle-même. C’est qu’il faut commencer par dissiper bien des confusions qui provoquent un effet de flou, de bougé sur ce terme de lettre. Lacan lui-même varie dans ses approches et ses oscillations autour de la lettre posent question. N’est-ce pas le trop de réalité de la lettre qui aveugle le chercheur ? La psychanalyse est une pratique de parole disais-je et pourtant est-ce vraiment dans la parole quelle trouve son efficacité ? Rien n’est moins sûr. Les paroles qui migrent de l’analysant vers l’analyste après avoir été entendues par celui qui les prononce, que font-elles entendre à celui qui les accueille ? Que sont-elles, ces paroles qui circulent dans l’espace du transfert, sinon ces oiseaux invisibles qui longent le bord des saisons.

« Très haut la nuit crie

Par la fenêtre ouverte

Invisibles, les grues. »

Il faut bien qu’elles se posent ces paroles migratrices, qu’elles laissent trace de leurs pattes sur le limon de l’inconscient pour qu’une interprétation ait quelque effet sur le sujet.

« Lettre de l’automne

Au crépuscule sans nuage

Vol des oies sauvages. »

Si la substance sonore du dire – cette phonétisation différentielle – n’avait aucun support matériel dans les systèmes psychiques, pour reprendre un terme de la première théorie de Freud, la psychanalyse ne serait qu’un bavardage sans fin. Et l’image de la trace des pattes d’oiseaux que j’emprunte à la plus ancienne tradition vient là pour introduire une première approche de la lettre, celle que nous donne Jacques Lacan dans un article de ses Écrits : « L’instance de la lettre dans l’inconscient » à travers deux brèves citations, l’une page 495 « Nous désignons par lettre ce support matériel que le discours concret emprunte au langage », l’autre page 501 « ce que nous appelons la lettre, à savoir la structure essentiellement localisée du signifiant ». C’est en effet un lieu, un Locus solus, toujours un endroit isolé qui concerne la lettre, isolé sur un fond devenant diffus et qui peut se répéter à l’identique. Je vous en donne quelques tessons cliniques comme exhumés d’une fouille archéologique :

La lettre V qui est aussi le chiffre cinq de la numération romaine va se retrouver tout au long de l’analyse d’un célèbre cas de Freud, l’homme aux loups. Dans une cure plus récente, la lettre Y se détacha tout à coup dans les énoncés du patient comme l’évidence qui chiffrait son cas. Que n’avait-il remarqué qu’elle était commune au patronyme de son père et au nom de jeune fille de sa mère ? Et cette lettre hanta ses insomnies d’amoureux transi par la froideur d’une Yseult. Puis voici son père qui déambule dans le jardin familial, une baguette de sourcier aux mains. Les lettres sont toujours au rendez-vous en un certain moment des analyses qu’il sera très éclairant d’aborder.

Je pourrais poursuivre l’inventaire de la lettre dans l’inconscient avec le lapsus où elle nous offre une savoureuse anthologie de comique involontaire, ou avec le rêve qu’elle faufile de part en part avec son aiguille courbe. Les exemples littéraux fourmillent mais nous retournerons plus tard ce terreau des écritures. Nous devons pour l’heure détourer la lettre de ce qui n’est pas elle pour préparer son extraction.

Le titre de ce séminaire, emprunté à Lacan : « La lettre, littoral entre savoir et vérité » laisse entendre qu’elle occupe une place séparatrice et cependant jointive entre deux champs qui ne coïncident jamais. D’un coté l’inconscient comme savoir manifesté dans la métaphore du symptôme ; de l’autre la vérité qui fonde le sujet dans la jouissance réelle du même symptôme. Or ce qui se sait dans le symptôme ne peut pas dire toute la vérité de cette jouissance qui le rend si précieux pour le sujet. La lettre vient alors comme bord de l’inconscient, là où sans cesse chute la part maudite de la vérité, celle qui ne peut advenir à l’entendement. C’est par cette fonction de « connecteur disjonctif » – pour reprendre une notion déjà développée par Florence Briolais dont j’espère qu’elle nous parlera durant nos rencontres – que la lettre intéresse le praticien de la psychanalyse.

D’être ainsi le tracé d’une frontière fait que la lettre participe d’une double négation ; elle ne sera ni vérité, ni savoir. En psychanalyse, le savoir est déterminé par le signifiant – comme le démontre le cas cité par Freud d’une jeune fille hystérique qui ne pouvait plus boire le moindre verre d’eau jusqu’au moment où elle se remémora avoir vu un chien laper dans un verre. Le symptôme d’hydrophobie recelait le savoir inconscient chien, sous-entendu (animal lubrique aux pratiques orales répugnantes). Vous pouvez saisir que la lettre qui localise ce signifiant chien permet qu’il soit lu dans un souvenir, ne lui est pas identique ; elle n’en est que le support comme je vous l’ai déjà cité : elle écrit le savoir sans l’être. De même n’est-elle pas le signe de la vérité, pas plus quelle ne doit être conçue comme la marque distinguant à coup sûr un individu au regard de ses congénères. Ainsi la lettre n’est ni un signifiant, ni un signe, ni une marque. Et je ne vous dirais pas ce qu’elle est, ayant pris le parti d’en faire le tour par soustraction. Par contre, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur ces termes de signifiant, de signe, de marque. Ce fut pour moi un exercice salutaire que d’en raviver les notions tant le savoir que l’on croit acquis se fane comme vieux radis au frigo. Je n’aurai sans doute que le temps de vous parler du signifiant mais c’est la notion essentielle. Le signe nous intéresse moins ; la psychanalyse n’étant pas une sémiologie et la marque, mis à part l’obscure mention qu’en fait Lacan dans un texte sibyllin sur la passe, concerne avant tout le marché.

Alors ce signifiant qu’avec un peu d’exagération je dirais illettré, cependant que la lettre serait insignifiante, ce signifiant qu’es a quo ? Lacan l’a prélevé dans le champ de la linguistique. Il était comme ça Lacan, il glanait et recyclait. Nous faisons la même chose et c’est la réalité de la pratique qui génère ce coté récupération et bricolage. Sur le divan de l’analyste, avec le cœur vivant du dire humain, avec la chair souffrante du parlêtre, arrivent l’université bigarrée de tous les savoirs, les fragments épars de la science ou des cultures les plus archaïques. Parfois, peut-être même : l’orang-outan, le père Outant ; enfin, celui-là envoie plutôt ses fils et ses filles qui nous dessinent de fort belles fresques rupestres avec les crayons-feutres. Il vaut mieux ne pas le convoquer en personne le père Orang, c’est toujours catastrophique. Donc, le psychanalyste doit inventer son savoir propre avec les restes des autres. Freud commença avec des résidus de préparations anatomiques et des pièces de locomotives, je veux dire avec la neurologie et la thermo- dynamique. Lacan qui grandit auprès d’une autre physique va s’orienter vers la linguistique structurale grâce aux enseignements de Ferdinand de Saussure (cours à l’Université de Genève en 1910), ou de Roman Jackobson qui circula de Prague au USA au milieu du XXème siècle. Emprunts également à la phonologie de Troubetzkoï qui sera, comme la linguistique, acclimatée au champ épistémique de la psychanalyse. Vous connaissez sans doute la forgerie sémantique par quoi Lacan qualifiait de « linguisterie » son usage du signifiant. Alors je vais à mon tour linguisteriser un peu.

« Qu’est-ce que le signifiant ? » Lacan pose la question lors de sa leçon du 19 décembre 1972 dans son XXe séminaire : Encore. « Le signifiant – tel que le promeuvent les rites d’une tradition linguistique qui n’est pas spécifiquement saussurienne, mais remonte jusqu’au stoïciens d’où elle se reflète chez Saint Augustin – est à structurer en termes topologiques. En effet le signifiant est d’abord ce qui a effet de signifié, et il importe de ne pas éluder qu’entre eux, il y a quelque chose à franchir. » La topologie ici mentionnée positionne le signifiant sur un autre plan que le signifié avec entre les deux la barre de la signification.

Et Lacan de poursuivre « cette façon de topologiser ce qu’il en est du langage est illustrée sous la façon la plus admirable par la phonologie, pour autant qu’elle incarne du phonème, le signifiant. Mais le signifiant ne se peut en aucune façon limiter à ce support phonématique. » De nouveau : « …qu’est-ce que le signifiant ? » Lacan ne feint pas ici l’ignorance, il tente de poser le signifiant sur la structure des phonèmes, sur les triangles vocaliques par exemple « a-u-o » ou bien « e-u-i », ou sur le triangle consonnatique « p-k-t » et s’aperçoit que ça ne tient pas. C’est tout à coup la phrase entière qui devient le signifiant comme dans les clameurs « des sous », « à-bas ». Lacan cherche avec sa parole d’analysant. Et nous allons chercher aussi, comme il nous l’indique, du coté des sources antiques.

Embarquons nous sur une machine à remonter le temps qui va nous projeter dans la Grèce hellénistique, après la mort d’Alexandre le Grand alors que les guerres de succession déchirent les cités. Un certain Zénon, petit, noiraud, au cou penché mais d’une intelligence étincelante, arrive au Pirée depuis Cittium sur l’ile de Chypre. Il passera dix ans en la ville d’Athènes à étudier à l’Académie auprès des successeurs de Socrate et de Platon. Aristote n’enseigne pas très loin, au Lycée, mais les relations sont plutôt froides. Zénon de Cittium formé dans tous les secteurs des sciences et de la philosophie pense à créer sa propre école. Mais en 306 (nous sommes avant l’ère chrétienne) Épicure le devance, s’installe au Jardin et commence à exposer ses conceptions atomistes du monde. Ce n’est qu’en 300 que les autorités macédoniennes l’autorisent à lui donner la réplique sous le Portique, la Stoa Poikilé qui était une sorte de centre commercial sur l’Agora. Son enseignement prendra naturellement le nom d’École des Stoïciens. Zénon de Cittium qui aimait les figues vertes et vivait de presque rien, comme le raconte Diogène Laërce dans sa Vie et opinions des philosophes, eut une descendance spirituelle en ses successeurs Cléanthe, Crysippe, Panaïtios qui donnèrent à la pensée stoïcienne grecque toute son ampleur. Plus connus, sont leurs descendants de la Rome républicaine Cicéron et Plutarque, puis de la Rome impériale avec Sénèque, Épictète et l’empereur Marc-Aurèle qui marqua l’apogée et le déclin du stoïcisme romain. Leur pensée et leur éthique traversèrent le moyen-âge chrétien jusqu’à Montaigne qui en fit, avec Plutarque essentiellement, sa référence. Je devrais ajouter jusqu’à Lacan car je pense que nous mesurons mal l’importance qu’il leur accorde. Il fait grand cas de leur théorie du langage dont il se sert pour se dégager subtilement des conceptions structuralistes de Saussure, car il ne faut pas oublier que Lacan – quoi qu’en redise l’opinion convenue – ne fut jamais structuraliste !

Alors, quelle est cette théorie langagière des stoïciens ? Elle établit déjà, cela fait un sacré bail, les trois niveaux de la signification et sur des plans disjoints, parfaitement distincts les un des autres. Ils enseignaient que tout acte de parole implique simultanément : un signifiant, un signifié et un référent.

Le signifiant (semainon dans leur langue) : le signe qui signifie ; le sêmeion : le signal et le sumbolon : la demi-preuve (qui doit être complétée de sa partie manquante pour faire l’entière preuve). Le signifiant c’est le son vocal qui se prononce et s’entend. C’est la forme que prend la phoné, l’émission verbale d’un corps parlant et qu’un autre corps peut percevoir. Le signifiant, le formant sonore qui voyage dans l’air est un corps lui aussi. Les stoïciens étaient des physiciens. Ils avaient l’intuition de l’acoustique.

Le signifié (dit en grec classique : auto-pragma), c’est la chose manifestée qui se présente à notre esprit avec le son vocal. Il s’agit d’une représentation suscitée par le semainon, le signifiant. Que nous dit Lacan ? Le signifiant est ce qui a effet de signifié. Et les stoïciens de préciser que, si le signifiant est un corporel, son effet, le signifié, est un incorporel. Nous reviendrons sur cette notion d’incorporel car elle va prendre une importance croissante dans notre approche de la lettre. Enfin, le référent, le tugkhanon , bon ! ce serait plus élégant si je vous l’écrivais en lettres grecques ; mais ce serait de la frime de ma part : je ne connais pas le grec . C’est l’objet extérieur qui existe en soi. C’est donc un corps physique qui se présente soit comme un substrat étranger au locuteur, soit comme son corps lui-même. Il est alors dénommé hupokeïmenon : ce qui est étendu en dessous. Et cet hupokeïmenon, nous le connaissons en psychanalyse, il est notre référent majeur : c’est le sujet. On voit que pour les stoïciens le sujet est corporel, c’est le corps vivant. J’espère que je vous fais toucher à quel point les stoïciens méritent notre attention, à quel point ils ne sont pas démodés. Pour ma part je ne suis pas un adepte de leur morale, je leur préfère la concurrence, les épicuriens du Jardin, mais je dois reconnaître que leurs inventions linguistiques résonnent à vingt trois siècles de distance avec l’enseignement de Lacan.

Pour avancer, nous devons revenir sur leur conception du signifié, sur l’auto pragma. Ils vont l’affiner en impliquant le sujet en tant qu’il parle. Ils qualifieront le signifié d’exprimable, soit ce qui est énonçable. Ils introduisent donc l’acte d’énonciation. Et ce signifié en tant qu’énonçable, ils l’appellent lekton à partir de la forme verbale de l’intraduisible logos, le verbe lego : dire. Je vous demande ici toute votre attention car c’est un peu serré. Le lekton n’existe que durant le temps de la profération du signifiant. Les stoïciens disaient que le lekton n’existait pas mais subsistait seulement pendant l’énonciation. Il n’est pas en puissance. Il se produit dans l’acte d’énonciation. Le lekton est un incorporel.

Et là, ne pas faire d’anachronisme ! Les stoïciens n’ont pas trouvé ce que la psychanalyse a découvert : que parler, dans le dispositif de la cure, c’est (à) dire à un psychanalyste, a(vec) des effets qui transforment le sujet. Pour eux, le signifié en tant que lekton ne pouvait pas affecter le référent sujet. Car un incorporel ne peut pas interférer avec un corporel.

C’est Lacan qui va planter si je puis dire, le lekton dans le sujet. S’appuyant sur le constat stoïcien que le lekton ne valait comme sens que dans une complétude de la phrase autotélès ; il l’assimile à ce qui vient coudre le signifiant à la trame glissante du signifié et permet l’arrêt de la dérive du sujet. Dans un article colligé avec les Autres écrits publiés au Seuil p.390, Il prévient : « On doit s’habituer au maniement de ces schèmes (il parle de ses graphes) scientifiquement repris à une éthique (la stoïcienne à l’occasion) du signifiant et du lekton. Et aussitôt on s’aperçoit que ce lekton ne se traduit pas bien… et la traduction qu’il en faut c’est mon terme du point de capiton. Par quoi se trouve lekton traduit à mon gré. » Le lekton est donc ce moment de l’énonciation, de l’acte de dire, ou la barre qui sépare le signifiant des signifiés va en quelque sorte pivoter sur elle-même et devenir le trait qui va relier les deux. Il y aura alors arrêt de la fuite du sens.

Scansion, un instant de suspend dans le flux de ma parole d’analysant. Ce que j’énonce ici est de cet ordre. L’aiguille courbe du tapissier, que m’a tendu Lacan depuis un ailleurs absolu, vient de tirer le fil de mon énonciation entre les signifiants composant le savoir et la vérité refoulée qui gît sous le signifié. Lekton, je suis au point de capiton de mon discours. Il va falloir serrer le nœud sans quoi rien ne tiendra , mais déjà s’est creusé le vide inconsolable entre le peu de vérité que l’aiguille crochète et le reste qui fuit comme anguille sans forme. Le signifiant toujours se défausse à signifier mon être. Il m’a représenté auprès d’un autre signifiant mais c’est en m’effaçant. Ce qui gît en dessous, hupokaïmenon, est cette faillite d’être. En cet hors lieu, s’est esquivée la sinueuse vérité n’abandonnant à cette faille que la guenille de sa mue. Lacan écrit d’une lettre ce déchet petit a. Le voici l’objet que j’ai manqué être et qui demeure mon seul être. Le crochet du lekton ne ramène que du vide mais sa trajectoire a pu localiser le lieu où cet objet m’accorde un petit plus de jouir dont je peux faire symptôme. C’est là, précisément, sur ce trajet, sur la trace de ce passage, que va se dessiner la lettre dans l’inconscient. Là que le signifiant vire au littéral comme effet du discours. Mais pour saisir cela avec clarté il faut dépasser la notion stoïcienne du sémainon. Il faut entrer dans la cuisine de Ferdinand, Ferdinand de Saussure, qui use des mêmes ustensiles que ses ancêtres : le signifiant, le signifié, le référent, mais à l’immense différence qu’estimant les recettes perdues, notre linguiste vaudois va tout réinventer.

Il décrète que le signifiant n’a rien à faire du signifié, qu’étant comme signifiant une pure différence dans un système global d’oppositions binaires, il peut manifester la plus grande indifférence à l’égard du signifié. Ce qui compte ce sont les différences et la valeur qu’elles prennent dans le système de la langue. C’est ainsi que Saussure, contrairement au stoïciens, peut faire du signifiant un incorporel : « dans son essence le signifiant linguistique n’est nullement phonique, il est incorporel constitué non par sa substance matérielle mais uniquement par les différences qui séparent son image acoustique de toutes les autres ».

Il y a subversion totale de la linguistique stoïcienne. Le signifiant cesse d’être acoustique, il est une trace différentielle dans l’esprit du locuteur comme de l’auditeur. Il ne prend de valeur sémantique, au niveau d’un sens, que de manière négative. C’est parce que le mot plume n’est jamais identique à lui-même qu’il peut signifier celle de l’oiseau et celle qui sert pour l’écriture. Le signifié, soit le concept appelé par le signifiant, est chaque fois nouveau. Et c’est là que vouloir inviter au même banquet Ferdinand de Saussure et Zénon de Cittium, va poser quelques problèmes, et je ne pense même pas à Saint Augustin… Je reviendrai probablement sur la linguistique de Saussure qu’il est scandaleux de traiter en une minute. J’espère avoir dégagé la lettre de sa gangue, d’avoir entaillé la veine de pierre de la bonne façon avec le lekton, le point de capiton et le principe du trait différentiel que porte le signifiant. Je n’ai pas su être lapidaire, que mes partenaires m’en excusent. Je passe la plume et le ciseau à Florence Briolais.