Vers une clinique de l’autisme

16 octobre 2010
La découverte du savoir psychanalytique à l’épreuve de l’autisme.La preuve par la clinique psychanalytique

Durant les années écoulées Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret ont poussé des questions qui leur semblaient cruciales pour ce qu’ils ont appelé un moment « une autre psychanalyse ». Cette année inaugure un fonctionnement différent, qui prenne son départ de l’une des thèses avancée à l’occasion des Assises de la psychanalyse : « la clinique (…) n’est jamais l’application d’un savoir mais sa découverte, et (…) se maintient dans la radicale singularité du cas ». C’est l’occasion de vérifier, à l’épreuve de la clinique de l’autisme et des psychoses, le nouage transmission, association, enseignement. Rompant avec la formule du dialogue alterné et de la séance courte du lundi soir, chaque discussion sera introduite par un collègue de l’assemblée de Toulouse ou un invité le 3ème samedi de chaque mois de 14h30 à 17h, salle Osette. Pierre Bruno, Pascale Macary et Marie-Jean Sauret animeront les débats.

Dans l’intitulé » que nous proposons, les termes importants sont ceux d’épreuve et de preuve par la clinique. Nous avons choisi l’autisme et la psychose parce qu’ils recèlent immédiatement une promesse de résistance à nos élaborations. Pour aujourd’hui, je me contenterai de reprendre quelques questions et hypothèses que je crois susceptibles de nous introduire à notre projet : fabriquer une sorte de laboratoire où nous nous confronterions à la façon dont nous débrouillons avec la dite épreuve. Il va de soi que quiconque souhaite participer à ce projet nous le signale fin que nous puissions programmer nos rencontres, lesquelles à certains moments de l’année se trouveront associées à celles de nos collègues qui travaillent autour de la pratique à plusieurs.

16 octobre 2010
VERS UNE CLINIQUE DE L’AUTISME

La littérature spécialisée nous abreuve d’approches dites poly-factorielles, nous contraignant quasiment à devoir conclure à l’inexistence de l’autisme au profit de l’existence d’autismes (au pluriel) : d’où la dénomination de « spectre de l’autisme » après celle moins subtile de « trouble envahissant du développement ». Cette conclusion ne contrarie pas, paradoxalement, notre objectif : montrer, si non démontrer, l’intérêt d’une clinique d’orientation psychanalytique avec des sujets dits autistes L’inexistence d’un autisme (au singulier), au profit, disons pour l’instant, des « individus » qui, au un par un, ont un rapport singulier, lui, avec ce que nous qualifions d’autisme, est sans doute un constat que nous pouvons partager : et au moins discuter. Sous réserve de mobiliser la dimension clinique. Faut-il, au moins caricaturalement situer l’invention de la clinique psychanalytique au regard de la science, et rappeler la structure du sujet dont la psychanalyse s’occupe ? Il s’agit de mobiliser les moyens de nous éclaire sur les dits autistes, ou, mieux, et ce n’est pas le moindre renversement, de nous laisser enseigner par eux.

1 – Un brin d’histoire. La science moderne nait au 17ème siècle : c’est là qu’apparaît le sujet du calcul comme distinct du sujet de la parole, puisque la science moderne (galiléenne) s’écrit en langage mathématique. En fait, il convient de distinguer aussitôt le sujet qui calcule (et qui parle par ailleurs) et les objets sur lesquels portent le calcul, éventuellement un autre sujet ou lui-même. Le sujet qui calcule ne se réduit pas au calcul que l’on pourrait faire à son propos. Lui, il parle et il se demande aussi quel sens a sa vie, ce qu’il fait, « pourquoi y’a-t-il un monde plutôt que rien », etc. Comme parlant, il ne peut pas ne pas mettre sa vie en récit. Seulement, aucune des théories qu’il fabrique pour répondre à la question de ce qu’il est n’est capable de rivaliser avec la science au plan de la rigueur de la démonstration et de l’explication. De sorte que l’humain se divise entre ce qu’il est comme sujet du calcul, sujet de la science, qui espère plus de Lumières sur le monde grâce à la description, l’explication et la démonstration d’une part, et, d’autre part, le sujet du sens en panne d’ontologie capables d’un discours de même puissance. Aussi, devant la faillite de la prétention à l’universalité des ontologies, l’humain rapatrie la question du sens dans l’intime et s’invente une solution singulière : ni plus ni moins qu’une religion privée, la névrose. C’est de ce sujet que Freud recueille en effet la solution névrotique à la question du sens. D’ores et déjà nous sentons bien que cette présentation permet de situer à part certains sujets champions des calculs les plus invraisemblables, à l’aise avec les machines ou dans les disciplines scientifiques, mais incapables apparemment de faire leur la question du sens au point qu’ils ne parlent pas, donnant parfois l’impression qu’ils n’en éprouvent même pas la nécessité, voire qu’ils en souffriraient. Ce n’est sans doute pas étranger à la découverte tardive de l’autisme – même si l’on fait remonter cette découverte à celle de Victor de l’Aveyron par Jean-Marc Itard (1775-1838) ou au comportement autistique dans la schizophrénie observée par Eugen Bleuler (1857-1939) – avant Kanner et Asperger, donc.

2 – La psychanalyse appelle sujet le « parlant », quoique le sujet ne soit « pas tout parlant ». La précision est importante puisqu’elle peut donner à penser que certains sujets – entre autres nos autistes – puissent mettre parfois en avant ce côté silencieux, ce que l’humain est comme objet. En effet, celui qui consent à parler – et tous n’y consentent pas ou ne peuvent pas – est confronté très vite à la question que seul le langage peut lui renvoyer : « Que suis-je ? ». Il est également confronté à la structure non seulement de cette question, mais de la réponse : des mots par lesquels et dans lesquels il n’est que représenté. En quelque sorte, de ce point de vue, l’humain naît deux fois : une fois comme organisme vivant et une fois comme parlant, érigeant alors le langage en habitat qui se substitue à sa niche écologique. Ainsi que vous le savez, l’humain est un néotène, une sorte de prématuré ontologique, qui a trouvé à anticiper sur sa finitude en adoptant la prothèse du langage . Celui qui parle vérifie aussitôt que la réponse qu’il se donne ou qu’il adopte est incapable de saisir et de lui offrir le réel de ce qu’il est : il ne peut échapper à la représentation langagière. Le savoir sur ce qu’il est définitivement est structuralement indisponible : ce trou dans le savoir incurable voilà l’inconscient, lequel oblige chacun à construire sa réponse. Ce manque a un effet subjectif que Freud a identifié au désir : je parle, je manque, je désire. Et le désir est le moteur de ce que je vais faire de ma vie. Le désir est à la vie du sujet ce que les échanges métaboliques sont à la vie organique. La clinique – tel est ce que je propose en première approximation – consiste à accueillir, soutenir, questionner, permettre la mise à plat, la révision voire la transformation de cette solution singulière propre à chacun et qui mobilise son désir.

3 – Pas de sujet sans la précession logique du langage. Mais celui-ci ne parvient pas au sujet stocké dans son organisme comme une mémoire d’ordinateur ni même dans un dictionnaire tenu à sa disposition par l’entourage : il lui arrive parlé par mère et père et un certains nombres de proches, c’est-à-dire articulé en discours que Lacan désigne du terme de la « lalangue » en un seul mot (cf. l’enfant qui n’arrive pas à trancher si l’on doit dire avion, navion, ravion, zavions – du fait des différentes liaisons possibles par exemple). De fait la survie de l’enfant exige l’accueil de l’Autre dont les soins passent par la médiation du langage : ils s’interprètent, se demandent, se refusent, se perfectionnent, etc. Il est vrai que cela suppose aussi, on le devine et Freud l’avait noté, que le nouveau-né s’aime suffisamment pour tenter l’épreuve de la vie, même s’il devait récuser ceux qui l’accueillent . Je laisse de côté cet aspect de la théorie de l’autisme en psychanalyse qui porte sur l’incorporation du langage et « l’insondable décision de l’être » : et sur laquelle Pascale Macary reviendra à l’examen des travaux d’Henry Rey-Flaud..

Est-il trop forcé d’imagine la précession logique de l’Autre, le champ du langage, la nécessité d’autres pour transmettre le langage et les soins également vitaux (cf. l’hospitalisme de Spitz), sous la forme d’un rectangle, déjà occupé dans un angle par la figure de l’Autre qui le parle (il n’y a pas de langage sans un sujet qui l’exerce) ? Le nouveau sujet arrive dans le coin opposé. On peut dire qu’en un sens il veut que l’Autre soit à sa disposition : sa survie en dépend. Mais il ne veut pas être à la disposition de l’Autre : il ne veut pas être joui par celui dont il reçoit les mots, le prénom et le nom, les premières significations de ce qu’il est, et plus tard même l’image de son corps, la reconnaissance de son sexe, etc. Il revient à chacun d’inventer une façon de s’assurer de la présence de l’Autre et une façon de vérifier qu’il est irréductible au caprice de l’Autre, à son savoir, à sa volonté de jouissance, à son formatage, etc. La solution, qui transcende les positions subjectives – et qui se retrouve aussi bien dans la névrose, la psychose ou la perversion – est le symptôme : non pas le symptôme comme métaphore du réel, retour de la vérité dans les failles du savoir, mais le sinthome, lequel désigne la fonction du symptôme. Celle-ci est de permettre au sujet de s’assurer du radical de sa singularité et de trouver à la loger dans le « vivre ensemble » sans qu’elle ne s’y dissolve et sans que ce dernier ne vole en éclats.

4 – A dire vrai, ceux que nous qualifions d’autistes semblent faire exception à cette conception : beaucoup d’entre eux donnent l’impression de n’avoir pas pris pied dans le langage ou de se tenir sur le littoral. Osons exploiter cette métaphore en rappelant que la lettre et le chiffre, la fonction de l’écriture, constituent justement le littoral entre le symbolique, le pouvoir de symbolisation et le réel que ce dernier doit permettre d’approcher : la lettre et le chiffre constituent le réel du symbolique en quelque sorte, et nous savons la capacité de certains sujets dits autiste à en jouer.

Les observations sont nombreuses qui témoignent d’une véritable attention du sujet dit autiste à l’Autre, malgré une apparente indifférence : tels le surveillent du coin de l’œil, puisqu’ils se bouchent les oreilles à la voix humaine et pas à tous les bruits naturel ; tels autres sont terrorisés, parfois, par certains objets industriels (robinets d’eau, appareils ménagers) et pas par tous ; tous exigent u départ que leur environnement, objets et personnes, habitudes et rythmes de vie, demeurent immuables – comme s’ils pouvaient de cette façon mieux percevoir les éventuelles intrusions qui s’y réaliseraient. Côté langage, on observe bien que ces sujets ne s’en tiennent pas toujours à un pur mutisme, qu’ils présentent des écholalies et des stéréotypies, que nous aurions avantage à considérer comme des trognons de langage. D’autres s’enhardissent jusqu’à s’approprier des pans entiers de construction langagières mais à condition qu’elles n’impliquent aucune parole en propre : annuaire téléphonique, suite de nombres, répertoires de chansons et de poésies, etc. D’autres enfin trouvent dans la science et dans la technique le langage sans parole qui leur convient.

Comment ordonner cet ensemble de fait ? Devrions-nous rapprocher l’autiste terrorisé par l’intrusion supposé d’un autre d’un animal devant le surgissement d’un prédateur inconnu ? Pourquoi pas, sauf à se rappeler que ce prédateur confisquerait le langage à son avantage – dans le rectangle que nous avons posé. Une anecdote pour éclairer ce point. Je me rappelle de ma surprise en arrivant à cheval dans une clairière d’une forêt colombienne d’entendre parler en espagnol sans pouvoir localiser les « parleurs ». Il s’agissait en fait de loritos, des perroquets qui disposent de capacité écholaliques très développées pour tenter d’échapper à leur prédateur précisément en imitant son cri ou son chant : et ce qui devrait être un dispositif efficace à l’endroit du jaguar démasque l’animal dès lors qu’il emprunte à la voix humaine – parce que nous lui supposons un sujet ! Il est clair que l’écholalie du sujet dit autiste n’a rien à voir avec celle des loritos.

5 – Nous pouvons cependant déduire de ces faits une hypothèse sur ce que la psychanalyse appelle sujet autiste : non pas le résultat d’une détermination bio-psycho-sociale (nous y reviendrons), mais un rapport à l’Autre du langage tel que le sujet lui refuse sa parole (son énonciation) et le voudrait sans aucune intention à son endroit. Isabelle Morin formule cela autrement : l’autiste ne veut rien céder à l’Autre, ne veut pas « passer par le chas de l’Autre ». Ce n’est pas qu’il ne puisse pas y avoir éventuellement de lésions organiques, d’accidents héréditaires, de troubles natifs de la perception. Mais la position autiste n’est pas l’effet de ces accidents, mais du type de rapport qu’il établi ou n’arrive pas à établir avec l’Autre, le cas échéant du fait de cette « incomplaisance somatique » (M.-J. Sauret). Et cette position consiste précisément à lui refuser toute énonciation, toute preuve de l’existence d’un sujet : telle serait la façon dont l’autiste ne veut pas être à la disposition de l’Autre. Ce refus est une opération langagière. Si nous ne lui supposons pas un sujet qui en supporte d’ailleurs les conséquences, alors il n’y a pas de clinique possible.

Or, de nombreux dits autistes, à côté des phénomènes écholaliques ou des récitations par cœur de listes infinies, de répertoires de chansons ou de poésies, sont capables de se mettre à calculer, nous l’avons vu, mais également à parler, d’acquérir des apprentissages, de se réaliser dans des disciplines scientifiques. Nous avons à nous laisser enseigner sur ce qui a bien pu leur permettre une telle sortie de leur monde immuable : ce que je qualifierais de sortie de leur autisme propre. Cette sortie ne signifie pas guérison, puisque dans cette logique, si l’individu est lésée et éventuellement déficitaire, et ce de façon incurable, le sujet, lui, n’est pas malade.

Je vous remercie de votre patience.

Toulouse, le 16 Octobre 2010

Marie-Jean SAURET

Bibliographie (je colle une série de références que j’ai sous la main : à compléter) :

  • Asperger H., (1944). Les psychopathes autistiques pendant l’enfance, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 1998.
  • Bettelheim B. (1972), Le cœur conscient, Paris, Robert Lafont.
  • Bleuler E., (1911). Dementia praecox, Leipzig, Paris, EPEL-Grec, 1993.
  • Bleuler E., (1916). « Les schizophrénies (Dementia praecox) » – « Les troubles schizophréniques (oniroïdes) des associations », in Analytica, L’invention de l’autisme, 52, Paris, Navarin, 1988, pp. 11-89.
  • Bruno P., (1992). L’autisme et la psychanalyse, Séries Découverte Freudienne, 8, Toulouse, P.U.M.
  • Bruno P. (1985),  » S.D. « , dans le volume 42 d¹Analytica, Navarin éditeur.
  • Bruno P., (1997). « Moitié de parole », in Groupe Petite Enfance, nouveau réseau cereda, L’autisme, op. cit., pp. 31-39.
  • Collectif, (1987) « Une clinique psychanalytique de l’autisme ? », rapport préparatoire au premier colloque de la Découverte Freudienne, Université du Mirail, Toulouse, Service Formation Continue, 180p.
  • Collectif (1992), L’autisme et la psychanalyse, Toulouse, P.U.M., Les Séries de la Découverte Freudienne.
  • Kanner L., (1943). « Autistic Disturbance of Affective Contact », in Nervous Child, 2, pp. 217-250., et in G. Berquez, L’autisme infantile, Paris, 1983, pp. 217-264.
  • Laznik, M.-C., (1995) Vers la parole. Trois enfants autistes en psychanalyse, Paris, Denoël.
  • Laznik, M.-C., (2007). « La prosodie avec les bébés à risque d’autisme : clinique et recherche » – « Marine » lors de sa rechute à quinze mois », in (sous la direction de) Bernard Touati, Fabien Joly, Marie-Christine Laznik, Langage, voix et parole dans l’autisme, Paris, P.U.F., pp. 181-215.
  • Lefort R. et R., (1980). Naissance de l’Autre. Deux psychanalyses, Nadia 13 mois, Marie-Françoise 30 mois, Paris, Le Seuil.
  • Lefort R. et R., (1988). Les structures de la psychose. L’enfant au loup et le Président, Paris, Le Seuil.
  • Lefort R. et R., (1995). Maryse devient une petite fille. Psychanalyse d’une enfant de 26 mois, Paris, Le Seuil.
  • Lefort R. et R., (2003). La distinction de l’autisme, Paris, Le Seuil.
  • Leon P. et Menendez R. (2009). « Ce qui reste dde Bruno Bettelheim » , Psychanalyse, n° 15, pp. 91-99.
  • Maleval J.-C., (2009). L’autiste et sa voix, Paris, Seuil, 2009.
  • Maleval J.-C. (sous la direction de), (2009),, L’autiste, son double et ses objets, Rennes, P.U.R., collection Clinique psychanalytique et psychopathologie, 2009.
  • Rey-Flaud H., (2008). L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage. Comprendre l’autisme, Paris, Aubier.
  • – Rey-Flaud H., (2010). Les enfants de l’indicible peur. Nouveau regard sur l’autisme, Paris, Aubier.
  • Sauret M.-J., (1990). « C.I. » (Une cure de plus de dix ans avec un psychotique [sic]), XVIèmes Journées de l’E.C.F. : La sexualité dans les défilés du signifiant, Paris, Actes de l’E.C.F., Vol. XVII, Paris, Copédith, diffusion Navarin-Seuil, p.p. 16-18.
  • Sauret M.-J., (1994). « Autisme : de qui se moque-t-on ? », Barca !, revue publiée avec le concours du Centre National du Livre, n° 3, pp.-178
  • Sauret M.-J., (2006). « Autisme et psychanalyse », in Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret, Problèmes de psychananlyse. Symptôme et savoir, Paris, APJL.
  • Sauret M.-J., (2007). « L’Autruisme », in Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret, Ego et moi, Paris, APJL,pp. 34-38.
  • Thibaudeau L. (2009). « Maud Mannoni et les « (é)veilleurs d’humanité », Psychanalyse, n° 15, pp. 101-111.