– 1 prologue
Pour le spectateur sensible, quel plus beau tableau que des voiles sur la mer par une belle après midi d’été ? Pour la navigatrice des images gravées au fond des yeux de cotes et d’iles aux noms qui chantent, Ré, Yeu, Sein, Ouessant, Scilly, Scies, Frioul, Sardaigne, Patmos ou Amorgos, Madère, Açores ou Canaries.
Et je me demande : « qu’est-ce qu’ils veulent savoir ? Quelle curiosité les poussent à cette ouverture au monde de l’océan, des bateaux et des marins, support d’une fantasmagorie inépuisable ? » Pour moi, la question que je me suis posée en tant qu’analysante et navigatrice c ‘est : « Pourquoi naviguer ? Pourquoi prendre la mer ? » Répondre à votre proposition de dire quelques petites choses à propos de ma pratique de la voile en lien avec la psychanalyse, équivaut à me jeter à l’eau. J’hésiterais à employer le terme navigatrice tant il m’évoque les grandes figures de celles qui m’ont fascinées , jusqu’à oser aller y voir un peu par moi même.
Le marin prend la mer par nécessité et l’on se demande qu’est-ce qui le fait devenir marin ? Le navigateur à la voile prend la mer par plaisir et, ou, par désir car cela va au-delà du plaisir. Une navigation nait d’un désir d’être en mer, de faire route à la voile. L’un et l’autre seront pris dans les éléments en furie, subissant les conditions météo, les courants, les vagues scélérates, le froid des longues heures de la nuit, les dangers, avec la question permanente de la sécurité (équipement, procédures, manœuvres). Risques et libertés. Peurs ou angoisse du désir. Quelque chose y pousse sans savoir pourquoi il faut y aller.
Ceux qui naviguent parlent peu de ce qui leur est arrivé, par pudeur d’avoir approché la mort. Entre nous, nous nous comprenons et pouvons être intarissables dans nos échanges à propos des coups de chien ou de tabac. Le dire à des terriens reste plus difficile. La psychanalyse fait parler. Celui ou celle qui largue les amarres ne se contente plus de rêver, il se sait pas grand chose au gré des vagues et du vent. Dès la moindre sortie en mer il s’agit bien d’une activité sportive, cependant, pour moi la navigation sous voiles représente davantage qu’un sport comme la course à pied ou la natation que j’ai aussi pratiqués. J’évoquerai plutôt un mode de vie particulier, certes à dominante sportive, mais avant tout un milieu marin à découvrir, une aventure humaine, poussée par une passion de l’océan, dans un autre rapport au temps.
Arrivée au bord de l’océan à l’âge de 6 mois, j’y ai passé mes premières années. Un oncle avait fait l’acquisition d’un « corsaire », petit voilier en bois de 6m50 . Voilà l’origine de mes débuts sur l’eau. Sans doute émotions, sensations de vent et d’ embruns salés restent gravées dans ma mémoire d’enfant. Avec l’appel du large, le besoin de l’élément liquide comme terrain d’apprentissage, ma « socialisation » est passée par une école de voile bretonne, découvrant la croisière côtière puis la croisière hauturière, puis la transmission aux plus jeunes par l’animation et l’encadrement des stages. Qu’y trouvais-je ? … presque tout. Les années ont passé, une coupure d’une vingtaine d’années, prise ailleurs à des choses sérieuses, famille, enseignement, je n’avais rien perdu du goût ni de la passion de la mer.
Les enfants ayant grandi , mon retour à la voile s’est fait par la régate, bon moyen de retrouver rapidement les gestes et compétences . Les points négatifs pour moi se sont situés du coté répétitif, rapport au temps, conditions physiques et tant de choses qui ne sont pas prises en compte dans la compétition. Par exemple le fait d’être un numéro : le numéro un gère le spi, le numéro deux le piano chacun à son poste doit atteindre la meilleur performance, qualité et rapidité d’exécution. Croisières, convoyages, traversées, je continue mon apprentissage. Mon premier voilier a représenté pour moi un compagnon infatigable et indéfectible, un agitateur de rêves, mes « ailes dans le dos » comme disait la grande navigatrice Nicole Van de Kerchov Un port d’attache dans un quartier maritime est nécessaire. C’est un lieu de retour habituel, de repos, d’hivernage, de préparatifs , d’une vie sociale sur le ponton ou le quai, une place , une reconnaissance par les pairs. Huit années bien riches en navigations diverses, et surtout en rencontres humaines, permettant entre autre, à quelques jeunes une coupure salutaire.
Il y a eu aussi pour moi de longs mois où naviguer n’était plus envisageable, comme un sommeil ou un drapeau en berne. A la moindre évocation d’un projet de navigation j’avais une vision d’être malmenée dans les vagues, une association immédiate et déplaisante, à la limite de la nausée, du mal de mer.
- 2 Plaisir du mouvement et jouissance
Dans « le pas » à faire pour passer du ponton au pont du bateau, de la terre ferme au voilier instable, flottant sur l’élément liquide et agité par le vent, il y a un écart pour passer au large . Dans ce pas nécessaire pour embarquer, il y a franchissement d’une frontière invisible entre solide et liquide. Après une longue traversée il y a aussi retour sur la terre ferme. Plaisir intense de partir en mer , larguer les amarres , hisser les voiles, barrer, contempler levers et couchers de soleil et de lune, nuits étoilées et navigation astronomique parfois, jeter l’ancre aux mouillages, lever l’ancre vers l’inconnu, choisir sa route en jouant avec les courants et les paramètres météo, tenant compte des capacités du bateau, anticiper , sentir , écouter l’océan sauvage, recevoir sa force, changer d’habitudes, de rythmes, s’épuiser en attentes, partager des conditions spartiates et stimulantes, ressentir l’impression de s’enfoncer vers son intérieur, étendues d’infini, ne pas savoir quand on arrivera, bonheur simple de vivre. Dans la houle, plus la vague monte haut, plus le creux qui va suivre sera profond, métaphore de ma vie. Passer d’une crête à un creux. Apprécier les deux temps de ce mouvement vibratoire avec le désir de toujours être au sommet par peur de connaître le creux. Il n’est pas dans la nature des choses qu’il y ait seulement des sommets ou seulement des creux. Prendre plaisir au sommet tant qu’il dure et accepter la retombée dans le creux à son tour. Le sommet de la vague est excitant, portée, soulevée sans effort. Le creux, l’en bas est symétriquement opposé, écrasant, et finalement calmant, reposant. Ainsi alternent en mer, passions, enthousiasmes, transports et soulèvements avec calmes , repos, dépressions. Depuis l’enfance j’entretiens aussi avec la mer des rapports privilégiés, par la natation . Le contact de l’eau avec mon corps est quelque chose de comblant, une magie qui opère quand je nage en mer quelque soit la saison et la température de l’eau. Comme en navigation, il y a une habituation à des doses intenses d’efforts, un entrainement à la douleur, des heures durant . Un grand navigateur des pôles, J B Charcot questionnait ainsi « D’où vient cette étrange attirance, si puissante, si tenace, qu’après en être revenu on oublie toutes les fatigues physiques et morales pour ne songer qu’à repartir ? »
Mal de mer, nuits froides de veille, humidité, faim, fatigue, peur, pourquoi aller chercher de telles situations ?
Dans « Au delà du principe de plaisir » Freud constate que « l’appareil psychique cherche à maintenir sa quantité d’excitation à un niveau aussi bas que possible » et tout ce qui tend à augmenter cette quantité est de l’ordre du déplaisir. On constate aussi que dans la vie il n’y a pas que du plaisir, c’est le principe de réalité. Sur le versant pulsionnel, Freud distingue la pulsion de vie (libido) et la pulsion de mort ( du moi). Le principe de plaisir est plutôt du coté des pulsion de mort caractérisées par un retour à l’état inanimé. Freud pose le plaisir à partir du désir : « désirer ne fait pas plaisir ». Le désir associé à une augmentation d’excitation est refoulé, et quand il revient , le principe de plaisir met en action un signal d’angoisse. Le plaisir du mouvement dans le sport est vu comme déplacement de la jouissance sexuelle . En cela il situe le mouvement comme un symptôme , signe (substitut) d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu, en tant qu’il porterait trace du sexuel. Plaisir du bercement, des acrobaties et de leur répétition dans la durée . De l’activité musculaire, exercée librement, l’enfant a tiré un plaisir considérable. Souvenirs , impressions d’enfance, dont les effets se prolongent dans la vie amoureuse des adultes. Que dire de l’excitation quand l’activité comporte un peu de terreur et de vertige ? Le plaisir est transformé en angoisse.
« C’est un plaisir pas spécialement agréable » Enfin s’y dénote un caractère d’excès.
La pulsion continue, cherche à s’apaiser, elle se déplace. Le désir insiste, il n’est pas déposé quelque part d’où la nécessité de la répétition. : « ce qui n’est pas advenu du désir devient ce qui n’est pas advenu sous une autre forme ». Le plaisir appartient à un monde d’équilibre, alors que la jouissance vise à l’excès, à un réel impossible à satisfaire, une place vide qu’aucun objet ne peut définitivement venir combler. Lacan nomme cette utilisation extrême de son corps jusqu’à l’excès , la jouissance. Le sens du plaisir passe alors à son au-delà de la douleur.
À la jouissance du mouvement du corps épousant celui du bateau et de l’océan lui même, s’ajoute la jouissance de l’accomplissement de la traversée dans la navigation menée à bien avec toute la part d’inconnu , de difficultés et de dangers dépassés.
Pour P. Bruno la jouissance n’est ni le plaisir ni le déplaisir, ni la douleur. Pour Marie Claire Terrier , si la jouissance peut être dite « substance négative » elle apparaît comme ce qui s’ajoute ou se retranche au plaisir ou au déplaisir, comme plus de jouir jusqu’à ce que mort s’en suive. Le principe de plaisir, c’est tendre vers le zéro de jouissance sans l’atteindre, ce qui mettrait dans un état de satisfaction parfaite. La jouissance nous privant de celle ci, c’est ce qui nous fait toujours insatisfaits. F. Labridy écrit « La réalisation physique incarne un point d’impossible avec lequel la psychanalyse a à compter parce qu’elle met en œuvre cette volonté de jouissance qui passe par le dépassement constamment renouvelé des contingences. Etre là ne peut s’atteindre que dans l’excès » Reste la question du symptôme, un point insaisissable de l’être qui échappe à la symbolisation. Le symptôme c’est la prise de l’inconscient sur le corps par les mots , où se dessine quelque chose pour le sujet. Ce corps est souvent le moyen de la souffrance dans la névrose. Le mouvement du corps rappelle le traumatisme de la sexualité et son refoulement. Il ya un « je ne peux m’en empêcher » qui montre la pulsion à l’œuvre à travers les défis répétés. Naviguer à la voile tente d’enserrer le réel pour un sujet. On a la peur au ventre mais en triompher procure une satisfaction importante. L’acte de naviguer est un dire. On y expose sa vie parfois . Pascal disait : « hors du risque de la vie, il n’y a rien qui à la dite vie donne un sens » Touchant à la mort, naviguer est un exemple de cette Autre chose qui attire l’homme (moins fréquemment la femme) qui ne se réduit pas à un besoin mais qui s’invente en transgressant des limites.
– 3 Partir -revenir , 1° août 2008 , La Mauvaise
Extrait du journal de bord d’Escargot des Mers
Ce jour là la météo annonce un vent W force 2 à 4 et une houle de 1m25 donc petit temps ou temps de demoiselle. Avec un coefficient de 110, je compte bien profiter de ce fort courant favorable pour sortir par La Grande Passe Ouest de la Gironde. Lever 6 h et départ à PM, après un copieux déjeuner, objectif 60 milles à couvrir pour atteindre la pointe de Chassiron. Je tire mes bords sans soucis , le bateau marche à merveille et bientôt deux autres voiliers plus gros me rejoignent venant de la pointe de Graves. Vers la bouée 13 les vagues se font de plus en plus hautes mais le pilote fonctionne bien et je m’occupe entièrement des voiles. La houle se creuse encore sous l’effet du vent contre courant . Soudain l’écoute de génois s’ emmêle avec la filière et le chandelier qui n’était pas encore fixé (travaux en cours). Après le virement de bord , impossible de border correctement ma voile, tout se bloque. Les soucis commencent car je perds très vite du terrain ne pouvant plus remonter au vent. Mais il faut virer toutes les 5 minutes et la houle s’étant encore creusée, je prends la place du pilote à la barre . Il aurait fallu pouvoir trancher ces bouts emmêlés et bloqués mais lors d’une tentative mon couteau tombe à l’eau . Rien ne m’oblige à subir tout cela et je décide de faire demi tour . Les voiles bien ouvertes et la houle par l’arrière, n’ayant plus à virer, je prends mon cap au SE . A cet instant je me félicite d’avoir su renoncer et prendre la décision de rentrer au port. Soudain j’ai conscience de 3 paramètres , simultanément. La mer est totalement blanche autour du bateau, le bruit des déferlantes est assourdissant, l’odeur d’iode me prend à la gorge. Une énorme décharge d’adrénaline me soulève avec la compréhension immédiate du lieu où je me trouve, sur le banc de la Mauvaise. Se trouver là durant le jusant constitue une situation de naufrage. La première déferlante ne tarde pas à s’abattre sur nous, remplissant jusqu’ à l’intérieur de la cabine par la descente grande ouverte. Je hurle que je ne veux pas mourir, pas maintenant et cela me fait du bien. Je ne pense plus, je suis au de là de l’angoisse. La seule idée qui me vient c’est de ne pas lâcher la barre, me cramponner aussi longtemps que je pourrai empêcher le bateau de mettre son nez face aux rouleaux Je flotte à l’intérieur du cockpit , seule ma tête est maintenue hors de l’eau. EDM restera couché sur le flanc tribord , se redressant à peine entre deux déferlantes , encaissant des pressions énormes que je ressens à travers la coque. Le safran ou la barre pourraient bien casser, la fin peut arriver très vite. Si je lâche la barre pour faire quoique ce soit d’autre ( lancer un Pan Pan à la VHF) EDM ne pourra éviter d’être mis en pièces. Mais je ne cède rien à la panique qui m’envahit. Combien de temps cela dura-t-il ? Je le saurai après coup , 3h environ, jusqu’à la renverse du courant de marée. Seconde après seconde , vague après vague je m’efforce de diriger EDM vers le chenal et de rentrer au port.
L’enjeu de la Passe est de sortir au large. Il n’y a pas eu franchissement de la Passe.
La mauvaise décision de ce demi tour à contre courant pourrait faire penser à un acting out étant donné que le savoir n’a servi à rien, sous la terreur. J’ai largement dépassé mes limites physiques bien au-delà du raisonnable . Il m’arrive de repasser par là, mais plus seule. J’avais déjà rencontré les mêmes conditions difficiles à cet endroit là mais sans problème technique. Il n’y avait donc pas méconnaissance des conditions de navigation.
Qui était celle qui était là bas, où il est impensable d’y être en vie, d’échapper au naufrage ?
- 4 Fascination , ivresse du risque , masochisme, désir
« L’océan, les bêtes et l’homme…ivresse du risque » Anita Conti écrit : P 361
« Devant nos regards s’étendent des immensités, le ciel et la mer sont apparemment sans défense et sans barrière…Cependant l’inconnu est partout. Chaque découverte semble multiplier les éléments du mystère en révélant chaque fois un peu davantage de ses complexités pour nous inconcevables, et plus la science décrit moins elle ose tenter d’expliquer. Entre les miroirs de cristal des grands ciels, chacun de nous est apparemment libre, et tout au long de son existence, mêlé à la nature, enveloppé de pluies , de vent, ou d’air léger, tendu de passionnés efforts, vibrants d’ensoleillés plaisirs ou mordus de douleurs, chacun de nous avance sans parvenir à comprendre et pour lui même il est sa propre énigme. La vie venant d’on ne sait d’où et la lutte pour la conserver, menant vers on ne sait quoi. Comme parvint à s’élever au dessus du chaos originel la pensée du vieil ancêtre, la nôtre, surmontant ses contradictions devrait parvenir à s’accommoder d’elle même. Et si l’immesurable mesure des perspectives ouvertes lui donne le vertige, serait-ce qu’elle est prés d’atteindre, à travers le froid des espaces, ou dans les fulgurances profondes des océans, cette forme suprême de lucidité qui est soudain l’ivresse du risque ?
Quelque chose pousse à embarquer , appelle au large, enivre tous les sens . L’océan et le vent dans les voiles agiraient sur le navigateur comme un champ électromagnétique sur une boussole intérieure déréglée répondant à un effet « fascination, séduction, envoutement » ? Ne serait-ce pas dans le but, insu , de se sentir encore plus vivante ? Attirée vers un lieu où « exister » serait remis en question , entravé. « Le risque de la mort peut être très vivant » Pour Freud , la pulsion pousse vers « la recherche d’une vérité » La vérité humaine serait-elle , la mort ultime, ce destin commun des êtres, de toute façon inacceptable ? La mort seule mesure du temps qui passe. L’erreur qui a failli m’être fatale a été de faire demi tour pour rentrer au port, décider de laisser tomber la sortie de l’estuaire , rebrousser chemin. Cela signifiait, de fait, me retrouver à contre courant . Comment ai-je pu « oublier » ce que je savais pertinemment « jamais à contre courant avec ce petit voilier » ? Il n’y avait pas de marche arrière possible, il fallait continuer vers la sortie, de face, même seule, au plus noir de l’angoisse. Quelqu’un a dit « il y a eu un laisser tomber du savoir » . J’ajouterais qu’il m’a joué un sale tour. Pour S. Nacht : Freud montre la difficulté qu’il y a à admettre l’existence d’un besoin de souffrir chez l’homme sous forme de masochisme, à coté des fonctions de plaisir – déplaisir qui devraient s’y opposer en tant que « gardien de la vie ». « Les pulsions de vie transforment une partie des pulsions de mort en principe de plaisir (baisse de la tension) pour un retour de tout être vivant à l’état de repos, de mort. Cette intrication des pulsions libidinales et des pulsions destructives aurait pour effet un approvisionnement partiel des pulsions de mort par les tendances libidinales. ..Cet instinct destructeur, la libido l’affronte et c’est à elle de le rendre inoffensif ». La voie par laquelle le résultat serait obtenu Freud ne l’indique pas. Le masochisme serait comme un « reste d’un alliage entre instinct de mort et Eros (désir), alliage si important pour la vie » L’aspect suicidaire peut se penser du coté d’une recherche exacerbée d’un plaisir masochiste, d’une souffrance ( douleur) nécessaire pour accepter de vivre, d’être vivant, en un lieu ailleurs ? Pour W. Reich , le masochisme, réaction apparemment paradoxale, loin de représenter une manifestation des instincts de destruction, représenterait plutôt un moyen de défense, d’autodéfense pathologique contre l’angoisse. Comme si devant le danger inconscient de tout perdre, le masochiste consentait à tout perdre, un sacrifice , pour sauver le reste. Marché de dupe, souffrances réelles pour un danger , fiction de l’inconscient mais avec un bénéfice névrotique par deux mécanismes : érotisation de la souffrance, autopunition neutralisant la culpabilité.
Naviguer, accomplir une traversée de mer ou d’océan, sont des actes qui changent le sujet. Une séparation est nécessaire pour quitter la terre. Cette perte ou séparation, comme investissement à faire dans l’exercice de l’activité, fait apparaître le prix consenti par le sujet comme conséquence de son acte. Que l’investissement soit une perte peut sembler paradoxal si on investit ce que l’on a . Pourtant ce qu’un sujet a de plus cher, comment le mesure-t-on, si ce n’est en le perdant ? La réussite de l’entreprise repose donc sur la mise en fonction de cette perte séparatrice. Remise en jeu à chaque fois de l’objet dont la perte détermine le sujet. Obtenir satisfaction nécessite une stratégie de la perte là où la science et la psychologie prônent une recherche de la complétude, de la maitrise de la division. La psychanalyse part du symptôme, ce qui manifeste le point limite où viennent se nouer le désir inconscient et son au-delà, la jouissance qui l’abolit. » Le rêve d’échec : Bateau échoué attendant le retour de la marée pour être renfloué. La division entre vouloir être navigatrice et désirer (un facteur x). Dans ce ratage apparaît ce x de l’énigme de son désir « Pourquoi je ne rêve pas que je gagne le large ? » Partant du rêve comme réalisation de désir, quel peut être le sens de l’activité sportive empêchant son vouloir ? La fascination trouve un champ libre dans le manque à être séparée . Viendrait-il masquer ou défendre un autre manque, une autre absence inacceptable ou insupportable ? Rapport d’impossible entre fascination et séparation. Absence de séparation dans la fascination, une absence à la place d’une autre absence. L’angoisse est en conflit avec le décrochage de la fascination. Il y a eu la marche arrière impossible qui aurait pu être fatale Jouissance d’avoir triompher de la peur au ventre. Lacan reprenant la petite histoire de la bobine de Freud et du « fort-da » dit qu’il n’y a non pas maitrise de la présence-absence mais détachement, abandon, laisser aller, aliénation même dans la répétition du mouvement qui dénote plutôt une vacillation radicale du sujet.
De retour du Grand Sud, E. Orsena disait à I. Autissier « le marin veut se faire mal » et elle répondait « je ne crois pas, mais la voile apprend des choses. Et d’abord à trouver sa juste place sur notre planète. La voile apprend à respecter. Ce qui n’empêche pas de réaliser nos projets ; La voile nous apprend aussi à jouer de notre intelligence » E.O. « vous êtes de la même race que les alpinistes , vous voulez tutoyer la limite » I.A. « Rien à voir. Je connais beaucoup d’alpinistes. La peur ou l’attirance de la mort font partie, intimement partie de leur plaisir. Je ne dirai rien de tel chez les marins. Ils veulent que leur bateau avance. Et une bonne navigation est une navigation sans peur. Mais quand la tempête est là il faut bien l’affronter. C’est solide un bateau, il ne faut le quitter qu’en toute dernière extrémité. Et cette extrémité là, je peux en témoigner, n’arrive qu’à la suite d’un rarissime enchainement de catastrophes. »
– 5 retour à la question
Pourquoi naviguer, question du sens . La motivation se trouverait dans la marque particulière de l’investissement du navigateur, du sens à l’intersection ou à la jonction de l’imaginaire , du symbolique et du réel. L’Imaginaire de la satisfaction corporelle, du plus de plaisir et le symbolique du coté de la demande (de résultats) de l’Autre. Dans « La loi de la mère » G. Morel écrit que « Lacan insiste sur la transformation de l’objet « naturel » de la pulsion en un « objet créé » apte à faire surgir La Chose, sous un voile de beauté » Le navigateur réussirait-il à évoquer la Chose là où l’Inconscient du névrosé y échoue ? Confinant à la douleur, touchant à la mort, la navigation est un exemple de cette Autre Chose qui attire l’homme et qui ne saurait se réduire à un quelconque utilitarisme des besoins, mais qui doit pour s’inventer transgresser des limites. La réalisation met en œuvre une volonté de jouissance qui passe par l’excès, le dépassement des contingences corporelles. Qu’atteint le navigateur sinon une terre inconnue, un ailleurs, présence du sujet ? La navigation en mer peut-elle éclairer la psychanalyse ? Comment pourrait-on la rapporter à un symptôme du sujet ? Oserait-on comparer le navigateur à un artiste ? ses navigations à des créations « effet-mer » ?
Freud « Au delà du principe de plaisir » et « Trois essais sur la théorie sexuelle » Lacan « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » Revue « Pas tant » Mai 1993 Geneviève Morel « La loi de la mère » Anita Conti « L’océan, les bêtes et l’homme ou l’ivresse du risque » Nicole Van de Kerchove « Sept fois le tour du soleil » Isabelle Autissier, Eric Orsena « Salut au grand Sud »
