Je dédie cette intervention à Christine Ragoucy, avec laquelle j’ai eu la chance de partager, bien sûr avec bien d’autres, l’expérience de l’APJL et les aventures éditoriales de Barca ! et Psychanalyse, et avec laquelle je me suis retrouvé souvent en accord sur la façon d’envisager le monde qu’elle vient de quitter…
Pour mémoire, la question qui était la mienne à l’entrée de ce séminaire touchait à l’élucidation d’une des caractéristiques du discours capitaliste selon Lacan : « Tout ordre, tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté ce que nous appellerons simplement les choses de l’amour (…) » [1]. Il me semble que la dernière intervention de Pierre Bruno et la discussion qui l’a suivie jette un jour nouveau. Je commencerai par m’approprier ce que Pierre Bruno nous a amené, en m’excusant par avance du caractère brouillon de ma contribution.
1 –. Et d’abord la formule de la théologie mystique déduite de l’exposé de Balbino Bautista : « Là où c’était, dois Je disparaître. A ce niveau, complète Pierre Bruno, nous réalisons l’équation : la mort, c’est l’amour ». Dans cette optique, le sujet ne se lie à l’Autre divin qu’à se dissoudre en lui : rencontre finalement ratée, déjà. Pierre Bruno souligne ensuite l’extraction de l’objet de la demande (anale, orale) de l’Autre sur fond également de rendez-vous manqué, extraction qui permet au sujet de ne pas s’y rendre à son tour : « Ainsi, le don est d’emblée inscrit dans une perspective de fausseté et ce n’est que dans l’amour, à condition de savoir qu’on donne ce qu’on n’a pas, qu’il devient honnête, sans pour autant abolir le rendez-vous manqué ». S’il y a une fausseté du don, poursuivait Pierre Bruno, c’est qu’il « ne saurait compenser le rendez-vous manqué ». J’espère que la chute est encore lisible hors de son contexte d’élaboration : « L’équation au niveau comptable » (ou valeur d’usage et valeur d’échange pourraient se compenser) « masque l’inadéquation au niveau de la jouissance ».
2 – Je n’arrive pas à trancher si c’est une banalité que de voir dans la rencontre ratée – à la fois structurale et nécessaire au dégagement de l’objet – précisément ce que vise Lacan avec son affirmation de l’inexistence du rapport sexuel. Est-ce que le sacrifice mystique ne témoigne pas des conséquences de cette inexistence pour le sujet qui se voue à rendre l’Autre présent en lui sacrifiant son être formaté (son moi) ? A dire vrai, si « Je » disparaît dans l’Un, n’est-ce pas parce que jusqu’à cette limite « Je » n’est pas l’Un (l’un n’est pas l’autre), et que donc l’amour « mystique » peut animer le processus qui conduit au sacrifice du moi ? La relation sexuelle donne l’illusion d’un échange de la jouissance des corps qui soit rabattable sur le comptable. Mais le simple fait de l’existence de la prostitution montre qu’il n’en est rien : que chacun des protagonistes réserve amour ou jouissance pour un troisième, et qu’une mystérieuse dissymétrie les affecte, dont on connaît les ingrédients (fantasme, désir, plus de jouir). Même au niveau de la relation entre deux amants, le plan du lien amoureux et celui de la jouissance se déchirent. Le symptôme s’interpose ici comme objection à la fin mystique, et donc comme soutenant l’inexistence du rapport sexuel, maintenant l’écart de l’un à l’autre : conditionnant l’amour comme troisième, ici. Il est intéressant de noter que le symptôme s’introduit du côté du sujet qui ne s’inscrit « pas tout » dans la fonction phallique : une femme est un symptôme pour un homme en tant qu’elle est objection au rapport, à la fusion, que le phallus semble promettre. Et sans doute convient-il qu’une femme aime pour soutenir une telle position – qui est consentement à causer le désir de son partenaire, à s’offrir au fait que comme Dieu, il puisse vouloir sa perte : là aussi, l’amour, c’est la mort ! Offerte au désir de l’autre, objet de sa jouissance, de sa demande inconditionnelle, elle défalquera éventuellement son ou ses enfants, elle se livre au ravage par l’homme. Sauf – c’est à vérifier –si celui-ci l’aime : aimer, pour un homme, c’est soutenir le deux de son côté aussi. Lacan affirme, je l’ai déjà relevé ici, que l’homme aime « quand il est femme » [2] : est-ce à dire qu’en tant qu’il est également en charge de symptôme ? Pierre Bruno a situé l’important de son intervention autour de la question du nom. Comment joue-t-il sa partie dans la relation ? Pour fonder l’interdit de certaines relations, identifier chacun, autoriser la parole d’amour, dire ce que chacun est pour l’autre – « tu es ma femme » – dont on sait le mensonge. Pierre Bruno était conduit à poser une version inédite de la fin de l’analyse pour chaque sujet : « consentir à ce que le nom ne donne pas la clef du réel, qu’il soit sans un nom qui soit la conséquence de la chose », celle qui résiste au meurtre par le mot. Ce qui ne veut pas dire que le père du nom ne soit pas réel, qu’à partir de là ce réel n’appelle pas le nom, ni ne nomme pas. Mais à nommer, le réel ment. Confronté à cette nomination, le sujet a le loisir de retenir le réel contre le nom – le réel plus fort que le vrai, donc. Le réel entre aperçu par le passant l’est comme trace, marque, lettre en deçà de toute lecture : en tant que telle, elle ne mentirait pas, puisqu’elle se situe en dehors de l’opposition mensonge et vérité. Je ne suis pas sûr de la façon dont j’entends le développement de Pierre Bruno : mais notre époque donne l’impression de vouloir prévenir le mensonge en privilégiant un amour anonyme, en voulant éviter la tromperie, ou encore en prétendant n’être pas dupe de la nécessité du mensonge. Du coup, l’altérité de l’autre devient proprement impensable – dans un « tous menteurs ». Dès lors, la thèse de Pierre Bruno, se trouverait confirmée, selon laquelle la chose (l’altérité) est la conséquence du nom, tandis que l’amour suppose un consentement à l’impossibilité qu’il n’y ait pas mensonge – ajoutons : qui ne soit pas consentement au mensonge. En matière de commentaire je renvois à la façon (évoquée dans ce séminaire) dont Lacan indique comment chacun qui va à la rencontre d’un autre bute sur le point d’angoisse : là où surgit l’énigme du désir de l’Autre. L’amour permet à une femme de franchir cette butée. Mais il précise à la fin de son séminaire : « Il n’y a de surmontement de l’angoisse que quand l’Autre s’est nommé. Il n’y a d’amour que d’un nom, comme chacun le sait d’expérience. Le moment où le nom est prononcé de celui ou de celle à qui s’adresse notre amour, nous savons très bien que c’est un seuil qui a la plus grande importance » [3].
3 – C’est avec ces quelques remarques que j’ai entrepris de relire Malaise dans la civilisation – à la faveur de la chute de l’œuvre de Freud dans le domaine public (de nombreux éditeurs se précipitent pour traduire, chacun à sa façon). Freud postule au principe de la civilisation une métaphore : la substitution du droit (et de la justice) à la force brute. A partir de là, la civilisation est le processus par lequel l’humain s’éloigne de sa condition animale primitive et règle les relations avec ses semblables : religion, science et art en sont les piliers. La civilisation exige donc la répression de l’agressivité et de la sexualité, laquelle est sublimée dans les réalisations culturelles (mais d’abord les liens de tendresse, d’amitié, d’affection, désexualisés). Or le bonheur exige la satisfaction des pulsions : dans le sens du plus grand plaisir et de l’évitement du déplaisir. Force est de constater un conflit entre le singulier et le commun. Par ailleurs, le plus grand mal que l’homme ait à craindre est la perte de la protection aussi bien des parents que du groupe : de sorte qu’est exigé la répression de l’agressivité, laquelle nourrit le sentiment de culpabilité (le Surmoi est finalement plus sévère pour un désir de mort que pour une violence perpétrée qui satisfait la pulsion de mort). D’où d’un côté l’invention de la famille au sein de laquelle la sexualité des enfants est réprimée pour leur éducation, mais où la sexualité des adultes trouve à se satisfaire, et, de l’autre, l’invention de la communauté, qui permet de diriger l’agressivité contre l’étranger. L’invention du travail comme pratique sociale de transformation du réel (le travail occupe donc la même place que l’art) permet de lier les hommes d’une même communauté entre eux – par intérêt. Pourquoi la société ne s’accommode-t-elle pas d’un tel partage : la sexualité dans la famille, l’intérêt au sein du groupe, l’agressivité envers l’ennemi ? Freud pose à la fois le fait que la société exige le formatage de la sexualité dans le sens exclusif de la monogamie et de l’hétérosexualité, soumission du désir aux exigences de l’Autre que seuls les débiles (les déments) accepteraient. Par ailleurs, l’agressivité ne demande qu’à se manifester et la société exige, pour sa survie, que chacun l’intériorise : ce qui accroit le poids du surmoi, pour lequel un désir de mort inconscient est équivalent à un acte violent réalisé. Ce sentiment de culpabilité est bien sûr enrôlé au service de la cohésion sociale, mais il ne suffit pas à l’assurer. Il faut également mobiliser l’amour – mais l’amour sublimé du prochain. C’est dans ce contexte qu’intervient la critique freudienne du commandement relatif à l’amour du prochain (proportionnel au refoulement de l’agressivité homo homini lupus). Le sujet se trouve divisé entre l’amour sexuel refoulé et l’agressivité refoulée : amour et haine font à la fois l’ambivalence foncière de l’homme et le malaise dans la civilisation. Si la civilisation réussissait à vaincre l’ambivalence en interdisant toute manifestation de l’un et de l’autre, le sujet irait à sa perte : le sujet serait réduit à l’être formaté auquel tend la civilisation (la pulsion de mort serait ainsi de toute façon satisfaite !). L’exigence sexuelle interdit qu’il en soit ainsi. Les adolescents s’appuieront sur l’exigence sexuelle pour sortir de la famille et s’émanciper des parents, le plus grand pas que les enfants doivent réaliser pour la civilisation [4] ! Pour qu’ils puissent devenir parents à leur tour et s’emparer des éléments nécessaires au sujet pour rendre sa part dans le processus civilisation el. Et les femmes maintiennent, à suivre Freud, cette exigence de la satisfaction sexuelle : sans doute parce qu’elles rappellent à l’humanité la dette inaliénable à l’endroit de la nature et de la jouissance (règles, grossesse, accouchement, allaitement, soins). Freud les pose en opposition aux hommes et à la civilisation (cf. Isabelle Morin [5]). Il attribue la conquête du Feu à la répression de la pulsion (la miction irrépressible) à l’éteindre, que les hommes remettent entre les mains des femmes que leur anatomie préserve d’une telle tentation – mais qui n’ont pas du coup à réprimer leur propre pulsion. Ainsi pose-t-il les femmes comme facteur d’opposition à l’inertie de la civilisation, à son entropie, comme le dira Lacan de l’homosexualité féminine [6]. Le deux de l’amour, écrit-il alors, s’oppose au trois de la société [7]. La critique du communisme porte moins sur la suppression de la propriété privée, que Freud juge inéluctable, que sur sa théorie du bonheur : la propriété privée n’est qu’une occasion de l’agressivité, elle n’en est pas la cause. Quand au fait de retirer à la famille l’exclusivité de la jouissance sexuelle, cela revient à s’attaquer à la cellule germinale de la civilisation (lieu de transmission et de satisfaction). Freud ne prend pas la défense de la famille bourgeoise monogame et hétérosexuelle : il se demande seulement quelle voit nouvelle la société empruntera dès lors. La critique des Etats-Unis est plus robuste encore. Ceux-ci, par souci d’égalitarisme, critiquent toutes les valeurs – c’est-à-dire la civilisation elle-même. Ils contribuent ainsi à priver l’humanité des idées et des idéaux dont elle a besoin pour vivre en masse (celle qu’il théorise dans « Psychologie collective et analyse du moi » et qui nécessite l’identification à un trait unaire prélevé sur un des « grands hommes » évoqués au début de son Malaise). Et Freud se refuse alors à poursuivre ce type de critique qui revient à poursuivre sur la façon américaine de faire ! Freud nous amène jusqu’à sa conviction de ce qui fait la crise de son temps : le combat des deux pulsions, Eros et thanatos, et l’issue incertaine du combat. Jusqu’à présent, ce combat a sans arrêt relancé la civilisation pour son renouvellement, contre sa fermeture sur la culture (c’est pourquoi je trouve que le terme de civilisation est plus proche de l’allemand Kultur choisi par Freud que la traduction littérale par culture). Soit la civilisation triomphe – et éradique les pulsions : ce ne pourrait se réaliser qu’à transformer l’humain en termite (ou « démence de masse »), et aucun n’en voudrait ! Soit Eros gagne, et il n’est pas sûr que l’humain supporte le sentiment de culpabilité qui résulterait de la répression de l’agressivité, soit Thanatos gagne et cette fois l’humanité est menacée quasiment d’autodestruction… Nous savons qu’un peu plus tard, Freud proposera une issue différente : l’intrication des pulsions.
4 – En matière de conclusion je me contente de rapporter une question que Lacan pose dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant » : « Les hommes s’engagent dans un temps qu’on appelle planétaire, où ils s’informeront de ce que quelque chose qui surgit de la destruction d’un ancien ordre social que je symboliserais par l’Empire tel que son ombre s’est longtemps encore profilée dans une grande civilisation, pour que s’y substitue quelque chose de bien autre et qui n’a pas du tout le même sens, les impérialismes, dont la question est la suivante : comment faire pour que les masses humaines, vouées au même espace, non pas seulement géographique, mais à l’occasion familial, demeurent séparées ? » [8]. Si nous lisons cette question à la lumière de ce qui précède, nous devons identifier les masses aussi bien à la famille – soit au lieu de la satisfaction sexuelle – ce qui semble correspondre à la description de la montée des communautarismes contemporains. Leur inscription dans l’universel supposerait un point d’appui susceptible de mobiliser non seulement l’intérêt à le rejoindre, mais … l’amour. Et, à dire vrai, si l’on double cette remarque d’une autre d’allure plus sociologique – l’augmentation statistique des violences sexuelles – nous devrions conclure que même au sein de l’espace familial la guerre entre Eros et thanatos est désormais ouverte : quelque chose ne fonctionne pas aussi bien du côté du symptôme que de l’amour…
Toulouse, le 25 Janvier 2010 Marie-Jean Sauret
[1] Jacques Lacan, leçon du 6 janvier 1972, Le savoir du psychanalyste, inédit. [2] Jacques Lacan, leçon du 15 novembre 1977, Le moment de conclure, inédit. [3] Jacques Lacan, Le séminaire, Livre 10 : L’angoisse(1962-1963), Paris, Seuil, 2004, p. 390. [4] « Que l’individu au cours de sa croissance se détache de l’autorité de ses parents, c’est un des effets les plus nécessaires mais aussi les plus douloureux du développement. (…) En vérité, les progrès de la société repose d’une façon générale sur cette opposition de deux générations », Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1974, p. 157. [5] « D’une part, l’amour, source de civilisation, est initié par les femmes qui civilisent les hommes – c’est bien connu –, mais, d’autre part, ces mêmes femmes ne tardent pas à contrarier ce courant civilisateur. Freud remarque que finalement, elles endiguent ou ralentissent ce qu’elles mêmes avaient initié à cause de leurs exigences concernant l’amour. (…) Cette exigence civilisatrice étant devenue de plus en plus l’affaire des hommes » (Isabelle Morin, Premier séminaire de Colombie, 2008). [6] Jacques Lacan, « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 736. [7] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Seuil, pp. 113-114. Il y a donc un écart au moins apparent avec Alain Badiou pour lequel l’amour est « le communisme minimum » (Eloge de l’amour, Paris, 2009, Flammarion, p. 77). [8] Jacques Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, pp. 2001, p. 363.
