7 avril 2009
5e séance (3 février 2009) : Éloge du prolétaire, hommage au prolétariat
Ce qui vaut au prolétaire l’éloge, ce qui fait que le prolétariat mérite l’hommage, c’est qu’ils sont et font la résistance à la solution finale de l’humain (comme « souci » sans soupçon, comme « soin » plus loin et plus fort que la guérison).
Le prolétaire, le prolétariat sont et font, en eux-mêmes et par eux-mêmes, une remise en cause permanente des idéaux et des valeurs, et en tout cas ils sont l’origine de tout ce qui va en ce sens, peut-être la principale, voire la seule : tant avec les armes et les méthodes de la critique que par la critique des armes et sinon des pierres et des cailloux, tant au moyen de la violence que de la douceur, aussi bien dans la douleur que dans la joie.
C’est que le prolétaire, le prolétariat est sans valeur, sans idée, mais justement pas sans objet, autrement dit pas sans raison d’être ni surtout sans cause, et donc certainement pas sans importance. Il est peut-être même aussi sans parti, parce qu’il est d’ailleurs le seul parti, parti à prendre et parti pris. C’est lui le constant, partout et toujours, lui qui reste en dernier resssort pour défendre la cause des sans-part, pour donner raison à tous les « sans »… et dans tous les sens, avec et contre les partis et y compris son propre parti, s’il le faut. Il ne prend jamais son parti du monde tel qu’il est : il est prêt à parier pour la vie, et pour cela à faire face au pire.
Il éprouve de près, il n’est pas sans avoir à reconnaître et connaître les leçons de l’expérience de chacun et de tous, il sait même, lui, tout au moins il peut savoir qu’il y a à affronter et l’indignité du vivant et la honte de vivre et la douleur d’exister… et plus encore le salut par le choix. Il est en effet ce qu’il y a de plus réel, et quoi qu’il en soit il n’a que ce qu’il est de réel. Et c’est parce qu’il parie sur le pire, qu’il ne peut pas faire autrement, qu’il invente un réel.
6e séance (7 avril 2009) : Tous prolétaires ?
Quoi qu’il pense et dise, quoi qu’il sache et veuille, chacun a à faire avec le désaveu du prolétaire et le reniement du prolétariat, qui est la pente naturelle et la tendance dominante (la loi du moindre effort, l’envie d’en foutre le moins possible !). Qu’est-ce qu’il en fait alors, comment et avec qui ?
Une question sans inquiétude ?
On m’a posé une question : et le capitaliste ? Eh oui, et le capitaliste ! Je pourrais dire qu’il ne m’intéresse pas, juste retour des choses puisqu’il ne s’intéresse qu’à lui-même, lui qui confond la conduite de l’existence humaine et le calcul des intérêts, les siens bien sûr, les égoïstes. Mais le problème, c’est qu’il fascine et séduit tout le monde, son truc, astuce et connerie, marche du feu et du tonnerre de Dieu, et ça paralyse même les opposants quand ça ne neutralise pas les résistances.
J’aimerais dire que le capitaliste, le capitalisme est une erreur de la nature. Mais ça, c’est plutôt, c’est déjà le cas de l’être humain, qui est un « animal dé-naturé ». Car c’est l’humanité comme espèce « sui generis » qui rompt avec l’évolution des espèces : celle-ci est basée, comme on le sait, sur la sélection et la concurrence dans la lutte pour la vie, et « l’hominisation » et « l’humanisation » leur substituent la solidarité par l’association et l’entraide. « Felix culpa » certes, mais faute impardonnable aussi, qui fait le tragique de notre condition, entre chance et malaise, et qui fait tout autant de notre existence un pari, entre la soumission au destin et l’affrontement du pire (la « minable petite saloperie » en soi qui nous habite et nous hante, qui nous hâte et nous suspend).
Du coup, je dirai donc que le capitalisme, le capitaliste, c’est le règne du reniement, la victoire du déni, l’emprise du démenti. Le capitalisme, le capitaliste renie ce que l’humain comporte d’inhumain, il porte témoignage contre la Chose qu’il échange non pas avec l’argent mais pour le profit, la « profitation ». Par ailleurs, le capitalisme, le capitaliste dénie que le proche, le familier, l’intime et le propre « avoisinent » l’étranger et l’étrange, l’exclu et l’hostile. Il ne veut pas savoir que l’intime est « extime », que l’autre est dans le même, que le propre est impropre, et finalement que l’innocent est coupable et criminel. C’est pourquoi il remplace le divers de la vie par le multiple, l’accumulation, et l’universel par l’illimité du consumérisme, le gaspillage. Le capitaliste, le capitalisme enfin dément ce que l’humain a d’étranger, comme ce que l’inhumain a de tout proche. Il croit pouvoir avantageusement et humanitairement pallier la part maudite par « les eaux glacées du calcul égoïste ». C’est pourquoi il s’expose et nous expose sans cesse et toujours plus au retour de ce qu’il a rejeté, de ce qu’il refuse de reconnaître et d’assumer dans son monde étriqué de comptable. Le capitaliste et le capitalisme, c’est alors l’art et la manière du crime, et c’est la pure culture de la pulsion de mort. Car le capitalisme et le capitaliste, ce n’est pas seulement la primauté donnée en tout à la marchandise et à la marchandisation, aux actions en bourse et à la spéculation, c’est surtout la prééminence accordée aux assassins des humains (presque un milliard d’affamés sur six milliards de Terriens), aux destructeurs de la vie et du vivant (les responsables du « désespècement » animal et humain), aux tueurs du désir (Mozart assassiné), aux traqueurs et aux truqueurs de l’amour (les fanatiques de la pornographie publicitaire et les propagandistes de la prostitution généralisée). Comme disait Rimbaud : « Voici le temps des assassins. » Le capitalisme naît comme crime, il ne se maintient que par le crime, il ne survit que comme crime, il n’est que crime. Le capitaliste est horde sauvage, meurtriers en masse, foule d’assassins. Il est agent de la déshumanisation, soit du crime de l’humanité contre elle-même, le crime le plus naturel et le plus inexpiable : la justification de l’exploitation, la sanctification de l’oppression. Dira-t-on qu’il y en a quand même des… des capitalistes qui en reviennent ? Ils cessent alors d’être capitalistes, mais le capitalisme, lui, ne cesse pas pour autant. Si et quand il peut prendre fin, si et quand on peut lui mettre un terme, c’est le fait du prolétariat, c’est l’acte du prolétaire qui en est la cause, seul à même de faire céder sinon cesser le capitalisme et le capitaliste, par la grève, l’émeute, la révolution, et enfin et surtout et encore la démocratie. La démocratie, c’est-à-dire la force du peuple, c’est-à-dire la force des faibles (« populus, puer robustus et malitiosus »), une force enfin reconnue, assumée, émancipée et active.
J’ai lu aussi, et je suis d’accord, au moins en partie, une remarque sur la manie moderne des mots, leur manipulation courante, leur trafic éhonté, pour éviter de parler de ce qui fâche : partenaires sociaux au lieu de patrons et salariés, libéralisme plutôt que capitalisme, plans sociaux à la place de vagues de licenciements, précarité (de la vie, de l’amour, de l’emploi) de préférence à pauvreté et misère, et, dernière en date, pouvoir d’achat contre salaire. J’y vois, pour ma part, une dénégation qui me paraît confirmer ce que tout le monde et même eux savent, c’est-à-dire que le capitaliste est un négationniste de l’humain (dont il fait « ressource », « capital »), et que le capitalisme est un négationnisme de l’humanité (qu’il ravale à une croissance, un développement, une évolution, un progrès… mécanique, machinique, machiné, machinal). Que leur fameuse « libération » (des marchés – concurrence libre et non faussée – mondialisation et globalisation) n’est pas seulement la montée en puissance de leur emprise et de leur domination, mais surtout la mise en marche de l’annulation et de l’anéantissement de l’espèce humaine. Ce n’est pas parce que c’est finalement voué à l’échec, heureusement, que ça ne provoque pas au passage des ravages, malheureusement. Et contre ce ravage, il n’y a comme recours que le symptôme prolétaire.
« Que le monde aille à sa perte ! »
Le prolétaire est un profane ; la « prière » du prolétaire ; l’insurrection du prolétaire ; le prolétariat comme éventualité et risque.
Mais Dieu n’a pas fait son exit (Lacan) et il n’est pas prêt de le faire, alors même que s’entretient une méconnaissance systématique de la division (de l’énoncé et de l’énonciation) et que se renforce une ignorance grossière du clivage (du dit et du dire). Dieu a des beaux jours devant lui et nous (« Oh ! les beaux jours ! ») tant que le « fatum » (ce qui est dit) et le « mektoub » (c’est écrit) prennent le pas sur le « c’est à dire » et sur ce qui reste à écrire. Le prolétaire, c’est vrai, dément la divination et contredit le programme : il bat en brèche prévisions et prédictions, promesses et menaces, qu’elles viennent du monde religieux ou du discours de la science. Mais il ne peut pas par lui-même mettre fin, et pas même un frein, à la divinisation de la parole (« dis-moi ! ») et à la sanctification de l’écriture (« écris-le ! »), soit cette crétinisation dont le capitalisme fait ses choux gras : médias, sondages, élections, évaluations. Ni païen ni chrétien, le prolétaire est un laïc, un profane. Mais ça ne suffit pas encore, même si c’est nécessaire, pour devenir athée et le rester, pour renvoyer Dieu dans les cordes, autrement dit pour remettre la haine, c’est-à-dire le rejet de l’objet et l’opposition à l’autre, à leur place véritable et dans leur fonction efffective, celles du refus fondateur de l’affirmation et de la position du sujet. Le dire du sujet, et son aboutissement logique, son point de conséquence, avec l’acte, c’est le dédit du dieu. Le prolétaire en est le point d’appui, même si le levier est ailleurs (mais pas loin). Le prolétariat, c’est donc un avènement formidable et un événement énorme (il n’y en a pas d’autre) : est-ce un fait, un constat, un vœu, une prière que de le localiser et de la formuler ainsi ?
C’est ce qui se réveille avec la grève, c’est ce qui se lève dans la révolution : la morsure de la vérité et, en même temps, un bout de réel plus fort que tout. Ça ne se met pas à l’indicatif, ça ne passe pas par l’impératif, ça se conjugue au subjonctif et à l’optatif, ni utopie irréaliste ni observation objective mais la condescendance de la jouissance au désir : là où peuvent enfin s’accorder le « turn and trick » de la pulsion – l’escamotage de l’objet – et la nouveauté de l’amour – la rencontre et le symptôme. L’humain en un tournemain : un tour de passe-passe, un tour de main avec le prolétaire (peut-être comme joker ?). S’il y avait un souhait du prolétaire (génitif subjectif et objectif), aveu et supplication autant qu’imprécation et désaveu, ce serait sans doute cette expression que j’emprunte à Marguerite Duras : « Que le monde aille à sa perte », sous-entendu – mais à grand-peine sous la couche du malentendu – pour aboutir et s’aboucher au réel du sujet, cet inconnu résistant au-delà du secret de la parole, de l’énigme du langage, du mystère de l’inconscient, au travers du silence de l’Autre, de la solitude du parlêtre, de l’obscurité de la Chose. Que le monde aille à sa perte : est-ce condamnation du crime (de tous), et sans retour, ou invocation du démon (de chacun), et non sans insinuation ? Est-ce malédiction sur la faute, et sans pardon, ou incitation à l’action, et sans dispense ? Sans doute, mais plus encore, c’est un appel à témoin. C’est ça le prolétaire, témoin incontournable et indéfectible, témoin à charge contre la charge de l’immonde du monde, et toutes les répressions du monde, même les plus pressées, n’y peuvent rien et n’y feront rien.
Mais s’il témoigne de l’humain, ce n’est pas entre déchéance et rédemption, comme nous invitent à le croire les religions ou comme nous forcent à l’admettre les pouvoirs. Là où d’aucuns évoquent la chute, nous, nous montrerons le pas. Tel Freud rappelant le malheur banal, le malaise dans la civilisation ; tel Lacan soulignant la situation incommode d’être homme, les impasses de la civilisation. Et quand certains en appellent au salut, nous, nous démontrerons la marche. Ainsi que Freud situant « le salut de l’homme dans le choix » et manifestant son souhait de voir le malade « prendre ses décisions lui-même » ; ainsi que Lacan qui fait grand cas de « l’insondable décision de l’être », qui redéfinit l’aliénation elle-même comme condition du sujet divisé, choix forcé entre l’être et le sens, et qui ne dissocie pas la séparation, aux fondements de la relation à l’autre et du lien social, d’un clivage résiduel, pari du père au pire. Ils ont beau dire, les pisse-froid résignés, les clercs aux ordres, les « tuis » (ainsi Brecht épingle les « intellectuels » soumis) lèche-bottes, ils ont beau faire, les fanas ou les fadas du manche, les maîtres d’œuvre (esclaves qui s’ignorent) ou les valets (complices complaisants) du pouvoir, le prolétariat reste comme survenue et survivance de l’humain, le prolétaire continue en tant que surprise et surrection du vivant. Aucune théorie (universitaire ou pas) ne peut aller là contre (pas même en l’oubliant, ce qu’elle fait la plupart du temps) ; nulle « mesure », déjà prise ou à prendre, n’y pourra jamais rien (nulle ainsi à peine advenue : on appelle ça, curieusement, réforme, qui serait mieux dit d’ailleurs conformation au manche et au pouvoir, et régression vers la soumission et la démission, non seulement des « subordonnés » et des exclus mais tout autant des élites et de leurs émules, la France, notre France, ayant même un génie particulier pour ce faire, qui s’appelle pétainisme).
Le prolétaire, le prolétariat, on ne peut rien y faire : non pas parce que c’est déchéance ou démérite, mais tout simplement l’échéance ordinaire, heure de vérité de l’humain ; encore moins parce que ce serait le signe ou l’indice de la nécessité du salut (soit d’un besoin du pouvoir si ce n’est du besoin de Dieu), mais tout bêtement un signe ou un geste de salutation à ce qui est plus fort même que les aléas, atroces et injustes, du destin, soit à la grâce suffisante de la contingence, mais aussi par-dessus les coups du sort, terribles et imparables, aux accidents inattendus de l’existence, et surtout au parti pris d’en tirer parti. Tous prolétaires alors ? Non, chacun prolétaire, à côté de chacun : non pas destinés, voués, appelés, promis à devenir masse et messie, message de salut et force de frappe, mais susceptibles et capables de sortir ensemble de l’esclavage extrême, du service suprême et de la servilité absolue. C’est-à-dire de la servitude volontaire à l’égard des pouvoirs, et aussi du service fidèle des biens, et encore de la soumission lâche au manche. C’est dire que le prolétariat est éventualité et risque, et non pas garantie ou référence, occasion à saisir mais ni titre ni emblème. Prolétaires de tous les instants, les bonheurs sont malencontreux, et les visiteurs sont de hasard. Que renverserez-vous ? Vous retournerez-vous ? Alors ce n’est pas le régime exclusif de la nécessité que vous aurez à suivre, soit à vous assujettir et à vous rompre aux règnes dominants des pouvoirs et de leur impuissance, mais c’est en revanche à la puissance de l’impouvoir que vous pourrez – autorisation et permission, possibilité et opportunité – vous prêter et vous plier, soit à la gratuité de l’échange, dépense et don.
Le superflu et la Chose : à qui les charges du besoin ?
Le superflu, la chance de la Chose ; affronter ou renier la misère ; le désaveu du prolétariat.
Impouvoir de la parole singulière, puissance du lien commun. Au lieu donc de courber le dos et de lever la tête pour écouter les césars péremptoires et les tribuns braillards, vous feriez mieux de tendre l’oreille à ce qui ne surgit que d’entre vous, pour entendre la raison muette du penseur, compagnon et camarade, l’homme de la vérité et du savoir, et la voix silencieuse du poète, frère et ami, l’homme du dire et de l’acte. Y compris ceux et celles qui paraissent ne pas appartenir à votre camp et ne pas être de votre bord. Par exemple celui qui n’avait rien compris à la Commune, quand pourtant il en était si proche, Flaubert pour ne pas le nommer, quand il dit : « Le superflu est le premier des besoins. » Et si on fait, s’il faut faire, si on va faire la révolution, c’est justement parce que les besoins – « primaires, secondaires, tertiaires » ; « basiques, fondamentaux, supérieurs » ; « matériels, intellectuels, spirituels » – prennent le pas sur le superflu, soit sur l’humain même, le supplantent, voire le suppriment. Condition humaine comme prolétariat, situation de chacun en tant que parlêtre : inhérents à n’importe qui, n’importe qui qui parle et pleure (même muet et impassible), propres à quiconque, quiconque vit et meurt (et quand bien même il l’oublierait). Le prolétariat, c’est l’échéance du choc de la vie et de la mort en tout un chacun, de la solitude et de la solidarité, donc de l’humain et de l’inhumain.
C’est ainsi la chance de la Chose qui traque le sujet dans ses derniers retranchements, au-delà des objets dont il se sustente et se couvre. La Chose, opacité et compacité en nous : voracité et rapacité dans le « libre échange » – qui change en chaînes la liberté et la charge de crimes –, sagacité et véracité avec le « juste échange » – l’échange juste, juste un échange, qui reste toujours à retrouver. Le prolétaire, c’est celui, c’est ce qui rencontre, et parfois affronte, surmonte l’échec de la chasse. La chasse préhistorique, la chasse du petit prédateur perpétuel devant le grand veneur éternel, le bras long, le manche multiple. Car le prolétaire, d’une part il veut arriver à éviter et fuir, mais d’autre part il réussit à trouver, et il parvient à rejoindre, la nudité et la nullité de l’animal. Même mieux, ou plutôt pire, l’humain animal (contemporain mais distinct du « machinal »), l’animalité de l’humain, l’humanité comme animalité : à part entière, entièrement à part, surprise et suspendue entre la place de la part maudite et l’éthique du bien-dire. Évidemment qu’il cherche ce qu’il veut ! Bien sûr qu’il ne veut pas ce qu’il trouve ! Il finit toujours par avoir ce qu’il cherche. Et c’est à se demander si ce qu’on appelle progrès ne consiste pas, au lieu de le prendre en charge – ce que l’on a eu à la fin pour l’avoir cherché tout le temps, sans le savoir –, à le refiler à d’autres : compacter l’exclusion, occulter la ségrégation, opacifier les marges. Comme aurait dit Leiris, l’homme contemporain se croit et se veut rompu à la « modernité », il ne veut pas savoir qu’il est promu à la « merdonité ».
Il paraît que tout un chacun ne veut que devenir riche. N’est-ce pas plutôt parce que, sauf à ne pas s’oublier, c’est-à-dire à moins de se compter « un entre autres », nul ne peut croire à sa pauvreté et la supporter, personne ne sait envisager son humilité et la soutenir. Alors se multiplient les imbéciles et les criminels qui courent derrière la devise de Guizot : « Enrichissez-vous ! » Ils fuient alors, chacun pour soi, l’appauvrissement dont ils accroissent constamment les risques pour le plus grand nombre… et finalement y compris pour eux-mêmes ! Ils transforment la confrontation à une condition qu’il s’agit de mesurer et d’affronter – misère, malheur, pauvreté, malaise, incommodité, malédiction – en une tentation incongrue et déplacée qu’il convient de combattre et de dépasser. Mais comment ne pas voir à quel point ils sont captivés, voire ravis, par la déréliction, la déprivation qu’ils sont incapables de regarder en face et qu’ils sont trop lâches pour supporter, et dont ils réservent donc la primeur et font porter alors la charge à d’autres qu’eux, le plus grand nombre si possible ou quelques-uns faute de mieux. Fascinés par la richesse et l’abondance et l’opulence, médusés par la charité, et le philanthropie et « l’humanitairerie ». Dès lors aux prises et en proie, sous les dehors de la distinction, derrière les masques de la « classe », non sans les en-dessous de la compassion, avec la vulgarité surfaite des gens soi-disant bien (« les beaux et les bons ») et la bêtise experte des élites autoproclamées (« les excellents et les meilleurs ») : entre l’avilissement de l’exploitation, et de ses acteurs, et la veulerie de la domination, et de ses valets. Aux antipodes du prolétariat les possédants et détenteurs, ainsi que les tenants et partisans de la richesse et du pouvoir : au point que je me demande maintenant si ce n’est pas user d’un oxymore et abuser de la contradiction dans les termes que de parler de la dictature du prolétariat. À moins qu’il s’agisse de ruse (de la déraison !) et d’usure (jusqu’au fil – à suivre – et à la corde – à tirer –). Quoi qu’il en soit, ils ont beau dire et faire, ceux qui dénient le poids sur chacun et la charge pour tous du prolétariat, ceux qui désavouent la protestation imminente du prolétaire, ceux qui récusent sa révolte éternelle, ceux qui démentent sa révolution incessante, ceux qui répudient son objection permanente, ceux qui refusent l’immanence de sa promesse et la transcendance de sa menace, ils ont beau s’échiner… ils ploient sous le faix d’un vœu et ils s’emploient à y échapper grâce au fait d’un aveu. Le vœu de réussir à se débarrasser du prolétaire, l’aveu de l’envie d’éliminer le prolétariat. Malgré les ors et les fastes du pouvoir qu’ils s’approprient, en dépit des attributs et des appareils du savoir qu’ils extorquent, ils ne savent pas en démordre, de leur volonté, vaine et folle, de réduire le prolétariat (à quia et à rien !), mais ils ne peuvent pas davantage se défaire de leur propre abjection et de leur propre indignité, méconnues ou dédaignées, de leur propre misère et de leur propre humilité, reniées et méprisées. Alors ils préfèrent et choisissent d’en découdre avec ceux et celles sur qui s’accumulent (parce qu’on les leur a jetées dessus) les charges du besoin : salauds de pauvres ! classes dangereuses ! criminels terroristes ! délinquants et anarchistes !
Tyrans et bannis : l’immonde
Le rejet du prolétaire et du prolétariat ; le riche et sa charité, le puissant et sa condescendance, le pauvre et le misérable ; « l’êtrernité » (la condition humaine, la situation incommode d’être homme), l’époque et le monde (de la mondialisation et de la globalisation).
Ainsi sont et ainsi font nos tyrans modernes (nos despotes « merdones »), partout invisibles et tout le temps intouchables : sans figure et sans visage, ils sont pourtant toujours dans la mise en scène et n’arrêtent jamais le spectacle, mais quand ils s’avancent – puisqu’ils ne cessent de se mettre en avant –, c’est en masques de fer. Esclaves qui s’ignorent et se croient libres, maîtres qui s’oublient et qui pensent être (qui pense être s’empêtre, dit Lacan). Riches et princes (ce n’est pas pareil certes, mais ça va et vient du pareil au même) n’échappent pas à la pauvreté, soit à l’impuissance, ni ne sauraient se dérober à l’humilité de l’humain, même à en faire l’humanité qu’on hume de haut et de loin. C’est parce qu’ils ne sont pas sans le savoir qu’ils font la charité. Richesse, charité : pas de l’un sans l’autre (et cet autre, l’un le ramène à lui). Ces très chers riches qui font tant ch… tout le monde, malgré ou avec leur charité qui nous coûte si cher. Charité bien mal placée puisqu’elle subordonne l’un à l’autre, tout en déliant l’autre de l’un, et qu’elle soumet le bénéficiaire au bienfaiteur, au lieu de faire du bienfait une acquisition, pour toujours et pour tous, un bien commun durable à transmettre : notamment tel un savoir ou une œuvre, un poème vivant ou une formule active, soit tout ce qu’on donne sans sacrifier rien ni personne. Riches chéris des dieux, mais les dieux, ce sont eux les pires des princes, rapaces et charognards acharnés à arracher la chair des vivants, grands seigneurs mais vampires ou sangsues saignant à vif et suçant le sang chaud. Non seulement ils se concurrencent désormais à l’envi, mais de plus c’est au détriment, carrément avoué si ce n’est revendiqué, de ceux et celles qu’ils accusent et punissent d’être dans l’envie (et pourquoi pas le besoin) de ce dont on les a privés : pour leur bien supposé sans doute, ou alors pour le prix de leur évidente méchanceté, et en dédommagement, bien sûr, de leur grande bêtise.
Car c’est bien ainsi que l’on parle maintenant de tous les bannis, rejetés dans les banlieues, placés dans les zones de non-droit, migrants pourchassés : des « bandits », quoi qu’ils fassent ou pas, et même s’ils ne font et ne sont rien. Et pourtant à eux aussi, heureusement, il reste au moins comme lagune la langue des suivants et comme port-salut une parole de survivants. Riches et pauvres : démenti et déni de l’espèce humaine (et ce n’est peut-être pas là, pourtant encore, le pire !). Le riche, c’est celui qui prend l’autre pour une proie, rien qu’une proie. Le pauvre, c’est celui qui sait qu’il est la proie et s’y dérobe tant qu’il peut (du malin Sganarelle au brave soldat Chveik). Le misérable (Thénardier), c’est celui qui ne le sait pas, qui ne veut pas le savoir – qu’il fait la proie –, et aussi qui veut devenir un chasseur (rabatteur s’il le faut !). À quoi le riche a réussi, lui authentique misérable, misérable accompli, quitte à rester parvenu, même à faire le pitre pour plus fort que lui. Car plus riche que toi toujours tu trouveras, même si tu es le plus riche (puisque être riche, c’est pouvoir, vouloir, devoir, savoir… devenir toujours encore plus riche). De l’autre côté, les pauvres, mais c’est pourtant le même : il n’existe qu’un seul monde, il y a deux versants d’un servage identique, deux versions d’un même esclavage. Les pauvres si minables (tout près cependant des riches si formidables), dont on prétend ne même plus pouvoir savoir s’ils sont pauvres parce que minables ou minables puisque pauvres. Il y a malgré tout un point où ils ne se laissent pas acheter et plus corrompre, étant donné que là, alors, ils ne savent plus du tout se vendre (et personne n’est à même de le savoir). La limite ultime où on ne peut pas les racheter ou les sauver, car ils ne veulent même plus être épargnés. « Au bout de la nuit », comme disait Céline, mais c’est aussi là que naît ce qui s’appelle l’aurore ; à l’extrême du désespoir, et c’est encore là que se lève l’aube, celle qui vient avec la certitude du lien enfin établi avec l’étranger, la fête humaine. Risque et péril du pari, décision et choix de la gaieté : salut dans le courage (face au monde), santé dans le refus (du pouvoir). C’est l’os à ronger, « l’amande amère », c’est ça le prolétaire, c’est là le prolétariat, ce moment (celui de la dignité au travers et au-delà de l’indignité) où le pauvre, le misérable devient invendable, ce temps (déraisonnable, fou, et cependant logique et résolutif) qui fait l’homme et l’humain « irrachetables, irrédimables » tout autant qu’irrémissibles et irrémédiables. C’est donc « l’êtrernité » qui est quand même la sienne, passée à se foutre non du jugement et de la sanction mais de la promesse de pardon et de la menace de punition, à se méfier moins du soin dispensé et du souci à partager que de l’ordonnance de guérison, à se défier non pas tant du « faber » et du « sapiens » que du messie, soit de l’annonce d’un monde sans maladie et sans crime, autant dire d’« un monde sans objet ». C’est avec le prolétaire, en tout cas pas sans lui, que se font le rêve, et la grève et la révolution, et puis aussi l’analyse, et bien entendu la science.
Le prolétaire, le prolétariat, la prolétarisation, c’est la preuve, c’est l’épreuve, c’est l’expérience que… Dieu n’est ni le malheur du monde, ni son salut. Mais qui dira donc l’ignominie de cette époque où nous étouffons et l’immonde de ce monde qui nous asphyxie ? Ignominie et immonde aussi impalpables et invisibles, dans la société du spectacle, qu’aveuglants et gluants avec la société dite de consommation et des loisirs. Une époque et un monde où « le temps sort de ses gonds » tandis que tout tourne à la farce même pas drôle. Époque et monde qui substituent, subtilisent, volatilisent : où le substitut n’est même plus subtil, où le remplaçant est de pacotille, où l’on voudrait tant que le sujet soit volatil(e) et la substance virtuelle. Monde et époque qui mêlent et brouillent modes, idoles, concepts (il faudra bien y revenir, sur cette compromission de l’idée avec ce qui l’annule, l’annihile et l’anéantit !), qui habilitent et réhabilitent « people » contre « folk », qui instaurent et restaurent race et caste contre peuple et gens. Comment se fait-il qu’on nomme ça mondialisation, qu’on l’appelle globalisation et qu’on le désigne comme démocratie, alors que ça ne rassemble qu’une oligarchie, que ça ne réunit qu’une ploutocratie, que ça n’unifie qu’une élite ? Ce sont les convaincus, les convaincus de ne pas faire partie de la lie, de l’ivraie, de la chienlit : de la terre, de la société, du peuple ! Ils accumulent, depuis toujours, le pouvoir et la richesse (les uns font les forts contre les faibles – les maîtres –, les autres sont quand même les plus forts parmi les forts – les riches –), le privilège et la séduction (on les aime et on les admire autant qu’on les craint, c’est dire !), le mérite et la préférence (on les estime et on les respecte tout comme on les redoute, tout ou rien).
Démocratie ou comédie : le spectacle
Sommes-nous en démocratie ou au spectacle ? « Eux et elles », valets serviles du pouvoir et chiens de garde du manche ; nous avons laissé « l’homme de marbre » (ou de fer, ou d’acier) pour l’échanger contre des figures de papier ou des silhouettes sur l’écran.
Monde et époque de comédie ? Sauf que celle-ci désormais n’est plus ni divine ni humaine, ni même animale ! Sans qualité, inqualifiable maintenant, encore, jusqu’à quand ? On persiste à appeler ça démocratie, aspiration générale et intérêt de chacun et de tous, on continue à dire que c’est ça la démocratie et qu’il faut l’imposer partout, destin et fin du monde, solution globale et définitive. Or sommes-nous en démocratie ? Nous sommes dans le règne de l’opinion, dite commune, en réalité dictature de la majorité (sur les minorités d’abord, sur chacun ensuite, y compris et surtout s’il appartient à la majorité). Nous sommes sous l’emprise des préjugés, qu’on n’a pas tort d’étiqueter de courants puisqu’ils se communiquent comme une contagion et se répandent telle une épidémie. Opinion et préjugé, croisés et concomitants, de la domination et de la soumission, de la volonté de pouvoir et de la servitude volontaire. Et ainsi non pas la force et la puissance du peuple, ni la pesanteur de sa présence ni l’autorité de sa préséance, mais le poids de sa démission, la pression de son adhésion, la charge d’un lâche renoncement, la dépression d’une résignation servile : le plus souvent sous la forme de l’oppression et du mépris du plus faible, de l’Étranger, de la Différente… Et donc, avec tout ça, est-ce que par hasard nous sommes en démocratie ? Non, mais sous la PAO : ploutocratie, aristocratie, oligarchie.
Soit : la garantie assurée d’un appauvrissement constant et d’un épuisement croissant, d’une destruction à terme et sans la contrepartie de la moindre création (« enrichissez-vous, car tout doit disparaître ! ») ; le constat répété de la médiocrité ambiante, de la prétention rampante et de la suffisance galopante (« il faut réussir à tout prix, même si c’est la fin de tout et de tous, l’anéantissement à terme [“Vernichtung”] ») ; la certitude sans cesse confirmée de la nullité de tout un chacun et de la vanité de toute chose, entre infatuation et vacuité (« rien ne compte que de devenir quelqu’un, quitte à faire le vide autour de soi »). Ils ou elles, ils et elles courent et défilent en rangs pressés… de se faire voir et remarquer, et sans oublier la précipitation parfois à se mettre en avant et à se croire autres – au-dessus bien entendu –, sûrs d’eux-mêmes et certains sur tout et le reste : dans une époque sans raison, et sans esprit, et un monde sans suite et sans objet où l’apparente liberté de ton, d’allure et de style elle-même devient la marque et la preuve, les meilleures, de l’allégeance au pouvoir, le signe et le témoignage, les plus flagrants, de la participation au pouvoir, ou, pire encore, de l’asservissement à ce qu’il maintient et cultive de plus infondé, de plus arbitraire, de plus injuste. Eux et elles, ceux et celles qui font le monde – c’est ce qu’ils disent sans comprendre, voire entendre le souhait d’autres : que le monde aille à sa perte ! – mais qui ne font que le contrefaire – ils semblent ne pas savoir ou feignent d’ignorer que ce n’est que pour couvrir l’immonde. Ils ne seront pas pardonnés pour avoir confondu la rencontre du réel, « l’éveil du rêve dans la vie », et la représentation du monde, le monde comme représentation.
Eux et elles, ceux et celles qui croient être (les seuls à faire partie) de leur époque puisqu’ils y font la mode, prompts à condamner comme antiques ceux et celles qui ne partagent pas leur enthousiasme pour la modernité ni n’adhèrent à son identification à la « merdonité » (la recherche de solution, voire la croyance au salut, dans le progrès, la croissance, le développement, l’évolution : la réforme, maître mot de l’actualité, mais surtout pas la révolution bien entendu (au passage, et malgré ce qu’on en dit, la révolution est retour de autant que retour à… l’essentiel, pourrait-on dire – intrication de la vie et de la mort, lien de la vérité et du savoir, nœud du vrai et du réel – tandis que la réforme, c’est la mise au rebut, quand ce n’est pas l’envoi à l’abattoir !)). Passons, il y aurait tant à dire et pour rappeler d’abord que le symptôme, c’est autant l’injection, voire l’intrusion, du nouveau dans l’ancien que la restitution et la restauration de l’ancien dans le nouveau. Mais ceux-là et celles-là que je vise ici, que connaissent-ils (d’autres), sous leurs airs, distingués ou pas, de ne pas en avoir l’air, que le passage à l’acte ? Faux maîtres, fausses femmes, clercs de pacotille. Ils sont beaux et ont fière allure devant les têtes qui se baissent, les dos qui se courbent et les corps qui se plient. Elles sont belles et ont du style, parce qu’elles se mettent et sont tenues à distance, et qu’elles font le spectacle et les scènes, là où le désir indestructible s’écrase sur la demande incessante, tente de se ravaler dans la consommation, de se réduire à la consumation, voire de s’abraser et de s’éteindre jusqu’à la consomption.
Ils connaissent le beau parler et sont toujours dans le ton (pardi ! ce sont eux qui le donnent !), car ils n’ont rien d’autre à dire, et rien de plus pressé à faire, que justifier, au besoin en les masquant eux-mêmes ou en les aidant à se dissimuler, l’oppression et l’exploitation, le pouvoir et la domination, à quoi d’ailleurs ils n’ont et ne trouvent rien à redire, d’autant plus qu’ils s’en croient épargnés puisqu’ils s’estiment dispensés d’(avoir à) y penser ! On appelait ça, il n’y a pas si longtemps, quand on savait placer l’insulte et mesurer l’injure : trahison des clercs, chiens de garde, valets du Capital. Mais comment les dénommer maintenant, alors que celui-ci, le Capital, paraît avoir réussi à « dominestiquer » tout l’humain, à la fois comme marchandise et comme « collaborateur » (« vendeur de soi-même ») ? Tous ceux-là et celles-là dans la posture et la présentation sinon du petit chef en tout cas du « sentimaître » : port altier et présomptueux, air hautain et dégagé (« cet air éventé qui est le vôtre »), maintien orgueilleux et prétentieux. Tout cela n’est évidemment que miettes du maître, et maître en pièces, et « maître à mort » : alors que le vrai maître, le réel du maître – le maître authentique, et il y en a ! – n’est pas autre chose que ce qui passe et s’efface, qui sait périr sans se faire prier, et surtout qui sert à s’y mettre et à y rester… à la vie, dans le vivant. On nous a bassinés tellement longtemps à propos de l’homme de marbre, de l’homme de fer, de l’homme nouveau des régimes dits totalitaires : aussi inattaquable qu’imposant, aussi inabordable qu’intransigeant, et finalement d’autant plus dérisoire et ridicule qu’il s’est découvert et révélé au fur et à mesure impuissant. « On » : aussi bien ceux qui entretenaient son culte obscène et indécent, indigne et abject, que ceux qui en cultivaient la critique, même bien méritée. Il est bien vrai que ça ne valait guère plus que « la plaisanterie » dont Milan Kundera fit un roman.
Mais qui parlera de façon juste de ces figures de papier, fixes et figées, des médias complices du pouvoir, complaisants pour la domination, compliants à la soumission, complotants en faveur de la servitude ? Qui dira donc ce que sont ces personnages qui ne crèvent plus l’écran, images tellement virtuelles au contraire que l’écran plat les plie et les aplanit, tandis que le regard s’y dissipe et en devient aveugle ? Elles, elles sont aussi inentamables que toutes proches, aussi inapprochables qu’envahissantes, et au bout du compte d’autant plus grostesques qu’elles sont toujours plus importunes et inopportunes, harcelantes et omniprésentes (« omniprésidentes »). Il ne reste plus, à leur opposer, que l’inhumain de l’humain, l’intimité de l’étrange en chacun, aussi exposé qu’invulnérable, aussi fragile qu’impénétrable, aussi désarmé qu’inviolable. L’homme de marbre s’y est quand même cassé les dents, et malgré tout la virtualisation de l’humain devra y laisser de son mordant. Le secret de l’homme de marbre ! Secret sans cesse rebattu, ressassé, rabâché, secret pourtant vain, vaniteux et éventé, car ce ne sont jamais que les illusions du pouvoir, et toujours le mirage de la vérité, et encore et encore les abus de la force qui en découlent. Quant à l’énigme de l’homme en images, papier glacé ou écran plasma ou formes numérisées ou surfaces de pixels, elle se déchiffre, au-delà comme en deçà de la sophistication technologique, comme reflet flouté, voire filet invisible, sur les eaux glacés du calcul égoïste du Capital, capture et rapt de Narcisses glauques sous le glamour et trash dans tous leurs atours. L’humain filouté, laminé entre le flot des images vagues et le flux et le reflux des bavardages creux, des paroles vaines, de la vie vide.
L’homme de marbre, l’homme image : l’homo œconomicus
Le filou moderne et l’ubiquité de la servitude volontaire ; il nous reste quand même le choix : la consommation ou le désir, le désirant versus l’homme-image (« l’hommmage).
Le succès, absolument relatif et toujours transitoire même s’il se répète constamment, de l’homme de marbre, c’est celui de la stature et de la posture héroïques de l’antique pasteur, l’artisan préhistorique : meneur d’hommes, formateur de bandes, conducteur de troupeaux, sobre et brutal (quand il n’est pas, mais alors c’est dans sa version moderne, une sombre brute, voire un abruti intégral, dictateur ou parrain). La promotion de l’image, c’est celle du filou à l’allure fuyante, au cynisme sans failles, à l’arrogance jamais démentie, aux mœurs et convictions flottantes et changeantes, et qui finalement ne s’affirme guère que comme nihiliste, même et surtout quand il se pare et se drape de « valeurs » (je l’ai déjà dit et on y reviendra encore). Le filou fascine certes toujours autant, mais il a cessé d’être (en tout cas celui-là) ce qu’il est à l’état natif, c’est-à-dire parfois sympathique, si ce n’est amusant, et quand même pas sans audace à défaut d’être tout à fait respectable. Notre filou refait ne file pas, lui, dans les marges, il joue au centre son tour de passe-passe, son truc de prestidigitateur. Il se reconnaît dès lors à son arrogance sans retenue, par sa prétention affichée à se faire le parangon de la légitimité et de la nécessité, l’exemple princeps de l’utilité même et bien sûr du bon sens, voire le modèle de l’obligation remplie, du devoir accompli, et donc de la réussite complète. En réalité, il ne fait que substituer, dans « les profondeurs du goût », l’enviable au désirable, le détectable au délectable, le privilège et la préférence, l’élite et l’excellence au choix assumé, voire les vertiges du risque, les surenchères de la compétition, la passion de la concurrence… aux « caprices de l’amour et du hasard ».
C’est qu’il n’est que l’aboutissement logique (sous les oripeaux clinquants de la perfection technologique) de la loi d’airain de « l’homo œconomicus » : il faut et surtout on ne peut que suivre, sans tergiverser et ouvertement, impérativement et imperturbablement, son intérêt propre, puisque c’est là la seule voie pour (ré)concilier le privé et le public, le particulier et le général. Qu’il n’y ait pas un seul fait de la vie quotidienne pour confirmer cette assertion, pas le moindre événement de l’histoire qui ne contredise cette pétition de principe, cela n’a pas empêché et n’empêche pas, on le sait, le succès de cette croyance, succès religieux, accès au sens (non pas tant retour du religieux que retour au religieux du sens). Car il y va d’un postulat, masqué derrière la majesté et la splendeur des grands principes, et d’un axiome, qui se déguise avec les défroques et les grimaces des grandes valeurs, religieuses, morales et autres : il y a même plus fort que les anciennes devises toujours encore usités mais désormais déjà usées – il nous faut un maître, seul le maître ne « faut » pas –, et c’est l’adage, mais il est vrai presque inavoué, selon lequel il n’y a que l’obéissance sincère qui paie. Manière de dire, sans le laisser entendre (et surtout de faire en sorte sans avoir l’air d’y toucher) qu’il n’y a que la servitude volontaire qui vaut, puisqu’elle seule se présente comme l’accord parfait de la liberté et du devoir, comme l’alliance et la conformité de la volonté et de la responsabilité, et finalement comme l’agrément idéal de chacun à son destin.
Accord fictif, alliance et conformité controuvés, agrément factice, car il ne s’agit guère avec, dans et par la servitude volontaire – cette figure presque éternelle, en tout cas préhistorique, du renoncement à la vie, de la résignation à la mort, du reniement et de la haine de soi et de l’autre –, il ne s’agit guère là donc que de l’alibi hédoniste, de la soumission, effrénée et ravageante, au principe de plaisir (au besoin en oubliant le déplaisir !), soit en fait de la subordination, illimitée et dévastatrice, à la loi du moindre effort (fût-ce en préconisant – aux autres bien sûr de préférence – les sacrifices). C’est la tentation récurrente d’emprunter la pente de la lâcheté, c’est le plaisir, insouciant et insoucieux, d’obéir au penchant de l’abandon, et c’est désormais une préférence qui prolifère : tout ce qui consiste à mortifier le désir et son œuvre, tout ce qui revient à reculer sa reconnaissance, tout ce qui aboutit à atermoyer sa réalisation, fût-ce, paradoxalement, dans les débauches de la publicité, par les excès du marketing, avec les orgies de la consommation. Bien sûr, qui donc peut croire que c’est la même chose que de combler une avidité perpétuellement entretenue et de satisfaire au manque ? Qui est-ce qui confond l’activation du sujet jusqu’au point où il peut « savoir s’il veut ce qu’il désire » avec la satiété, la saturation, la suture ? Personne certainement, et c’est pourtant ce que tout le monde fait, tandis que c’est chacun – dans son trou – qui en doute.
Là est la clef, probablement : dans ce décrochage du « tous » et de « chacun », qui n’a de chance réelle que par le lien social, soit ce qui dissocie le collectif de la masse, soit ce qui détache le sujet de l’individu, mais pour recueillir la singularité, c’est-à-dire loger et actualiser l’universel. Mais pour cela, il faut bien ne pas se contenter de repousser le pire. Il convient au contraire – inconvenance extrême – d’y aller et d’y arriver : cap et face au pire, que tout un chacun connaît et méconnaît, comme l’intimité du dehors, telle une étrangeté au-dedans. Et c’est bien ce que « l’homme-image » (je l’appellerais volontiers « l’hommmage ») recouvre et réfute : pour lui, il vaut mieux reculer le désir et mortifier le vivant – autrement dit consommer la jouissance de toute façon et de toutes les manières, voire de toutes les matières, se conformer à la volonté de l’Autre plutôt que de se déformer selon la force du réel – pour faire fuir la souffrance, afin de tenter d’éviter la douleur –, en réalité nier ce qu’est chacun comme existence (« ex-sistence » et pas seulement dépendance et identité), renier ce qui fait sa « relation à la substance humaine » (l’inhumain au cœur même de l’humain et sûrement pas la civilisation de la barbarie). Reculer et mortifier en vue de fuir et d’éviter : ce dont on refuse d’être averti, ce dont on s’acharne à ne pas s’aviser (contradiction, clivage, paradoxe, équivoque).
