Je ne commente pas ce titre, qui supporte l’événement d’une absence, celle d’un ami, dont je dis simplement le prénom et le nom : Michel Lapeyre.
Nous reprenons ce séminaire après plus de quatre mois d’interruption. Il faut donc en reprendre les fils et, spontanément, il m’en est revenu deux. Le premier concerne ce nœud de l’amour, que Marie-Jean avait prélevé en premier dans le séminaire de Lacan et que j’avais, par la suite, repris et commenté. Le second, qui est sans doute articulable au premier, concerne la proposition un peu risquée que j’avais avancée et que je vous reformule : Ce qu’on peut appeler authentiquement amour du fils pour sa mère ne peut naître qu’une fois émergé l’amour pour une étrangère, à partir de quoi est articulable, pour le sujet , un « je pourrais ne pas » quant à la mère. Est-ce que « je pourrais ne pas » – je complète « choisir ma mère » – est la proposition qui permet de faire passer la haine de l’expulsion, à situer dans la jouissance, à la symbolisation ? Je répondrai oui.
Ces deux fils, je ne vais pas les perdre de vue, mais je ne vais pas les prolonger, voire les nouer tout de suite. Il se trouve en effet qu’à l’occasion d’une conférence que j’ai été invité à faire à Milan, je me suis replongé dans la question qu’il m’avait été demandé de traiter, à savoir la séparation, et que , chemin faisant, j’ai mis à jour, une fois les classiques révisés et revisités, une question qui explique peut-être pourquoi ce signifiant de séparation disparaît pratiquement du lexique lacanien après 1965. Cette question concerne la dite ,dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, « traversée du fantasme ». Elle est simple : le terme de traversée implique qu’une fois la traversée terminée, on laisse derrière soi ce qui a été traversé. Est-ce , à la fin d’une analyse, le cas du fantasme ? Pour donner quelques repères de ma position,je dirai que non , en énonçant trois « solutions possibles » à la fin d’une cure . Soit la réalisation du fantasme, que Miller , dans un temps, tenait pour équivalente à la fin, alors que je tiens cette réalisation pour équivalente à la mort, très précisément à la mort comme accession à la jouissance zéro. Soit deuxièmement la contention du fantasme à sa réalisation dans un trait pervers qui laisse un champ libre pour un désir désassujetti de l’Autre. Enfin , une dissipation de ce trait pervers et une configuration de fin où le fantasme n’est pas totalement désactivé , mais où il est subordonné au désir désassujetti que j’évoquais à l’instant et sur lequel je ne souhaite que vous ne me questionniez pas trop, parce qu’il faudrait que je vous dise que parler de désir désassujetti ne contredit pas la formule canonique de Lacan « le désir de l’homme est le désir de l’Autre ».
Quand je veux résoudre une question, ou du moins avancer un peu dans son élucidation, je suis le conseil de Lacan : je ne pense pas ; d’abord, je dis, c’est à dire que je dis le signifiant qui va me servir à la fois d’ancrage et de boussole. Dans ce cas, j’ai choisi le signifiant « retournement », du fantasme donc. Vous voyez tout de suite, intuitivement, pas encore topologiquement, que la signification de ce terme conviendrait assez bien pour rendre intelligible, par rapport aux deuxième et troisième cas de fin que j’avançais, le renversement de subordination. Ce retournement du fantasme expliquerait pourquoi le désir soutenu par le fantasme céderait son primat , sans pour autant disparaître , à ce désir désassujetti. Je vais un pouce plus loin : est-ce qu’il ne serait pas possible ainsi de rendre compte de la transformation du symptôme en sinthome ?
Il faut que je vous rapporte maintenant par quel cheminement j’en suis venu à me poser ce buisson de questions. Une psychanalyste qui vient me voir pour ce qu’on appelle un contrôle m’entretenait d’un sujet psychotique et me demandait si je pensais qu’on pouvait envisager dans ce cas , le fin d’une cure sur le modèle de ce qu’on appelle ainsi chez le sujet névrosé. J’ai mes petites balayettes. L’une d’entre elles consiste à homologuer le délire dans la psychose au fantasme dans la névrose. Le délire bien sûr peut cesser, mais est-ce que c’est le cas de sa matrice fantasmatique ? Voilà le problème. Faute de pouvoir résoudre frontalement ce problème, on est tenté d’emblée de recourir à ce que Lacan propose dans ses derniers séminaires, à savoir de définir la fin comme une identification au symptôme et non comme une traversée du fantasme. Du coup, toujours en filant ma toile de façon un peu cavalière, mais pas désinvolte, je me suis demandé si l’identification au symptôme n’impliquait pas, au moins dans l’expérience analytique, ce retournement du fantasme. Pour finir de dresser le couvert, c’est dans le séminaire L’insu-que-sait s’aile à mourre et dans le séminaire Le moment de conclure que Lacan s’acharne, on peut utiliser ce terme, à percer avec Soury les processus de retournement du tore. Pourquoi le tore, et pas le cross-cap, puisque c’est cet objet qui est censé présentifier le fantasme. Le cross-cap, c’est cet objet « impossible » constitué par la complémentation d’une bande de Moebius, objet unilatère, par une rondelle bilatère, c’est à dire qui ne possède pas de connexion entre sa face envers et sa face endroit. Le tore, c’est la chambre à air qu’on obtient en faisant tourner un anneau tenu par une ficelle à un centre fixe et qu’on peut ensuite déformer à merci à condition de ne pas le trouer ni le couper. Une grande partie du dialogue entre Lacan et Soury tourne autour du problème : est-ce que c’est la même chose de retourner un tore au moyen d’un trou ou au moyen d’une coupure, sachant qu’il existe plusieurs types de coupures. On peut trouver le même questionnement dans le chapitre IX du livre de Stephen Barr Expériences de topologie (1). Il s’agit de savoir si un tore peut être entièrement retourné simplement en le trouant, ou s’il faut le couper perpendiculairement.
Nous pouvons lire, dans L’étourdit, comment transformer un tore, par une coupure, puis par une soudure, en bande de Moebius, puis comment le trou, ou le vide, de cette bande, peut se supplémenter par la suture du bord unique de la bande avec une rondelle, opération qui produit le cross-cap du fantasme. Cette rondelle, nous pouvons la supposer prélevée sur le tore de L’Autre, si nous raisonnons avec deux tores enlacés. Mais comment faire le lien avec une configuration borroméenne qui nécessite au moins trois tores ? Il me semble pouvoir dire que c’est sur cette colle que Lacan nous a quittés.
Je reviens à mon point de départ. La séparation est, chez Lacan, un concept qu’il développe dans « Position de l’inconscient », puis dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. C’est un concept qui, au départ, vise à rendre compte du deuxième mouvement de la causation du sujet , l’aliénation étant le premier. Plus précisément, dans les deux références que je viens de mentionner, la séparation sépare le sujet de la dictature exercée par le caprice maternel. C’est pourquoi la métaphore paternelle est à son principe, et pourquoi sa conséquence est le fantasme, en tant qu’entrée dans le réel, puisque le fantasme inclut l’intervention de la castration. J’ai, dans un article qui paraîtra dans le prochain numéro de PSYCHANALYSE, montré, et je pense y avoir réussi, en quoi la séparation pouvait aussi être prise en considération en cas d’échec de la dite métaphore, mais reste que la séparation concerne le montage du fantasme, et non son démontage, traversée ou retournement. Je vais vous laisser en ce point, rajoutant seulement que si je n’ai pas, ce faisant, oublié l’amour, c’est parce que la question se pose de savoir où le situer : comme produit du fantasme, ou comme produit de son retournement, ou les deux ?
(1) S. Barr, Expériences de topologie, Lysimaque, 1987
