Mars 2007
Il semble que, pour Masoch comme pour Sade, le langage prenne toute sa valeur en agissant directement sur la sensualité. G. Deleuze .
Or, la perversion (dont on sait qu’elle n’exempte ni la névrose ni la psychose) est le vecteur nécessaire de cette mise en place du fantasme. Le fantasme est pervers. P.Bruno.
Nous sommes quelque part aux confins de l’Europe et du monde slave, en un temps indéfini un narrateur fait, à son ami Séverin, le récit du rêve dont il émerge à peine : « il se trouvait en compagnie de Vénus elle-même. La déesse de l’amour, toute de marbre qu’elle était, se tenait au coin d’un feu, frileusement enveloppée dans une fourrure, et devisait avec lui de l’amour. Chacun proposant sa conception, philosophique et culturelle de l’amour, la païenne et la chrétienne, celle qui donne la priorité au plaisir physique et à l’instant présent, et celle qui privilégie la fidélité et le sentiment. Quoiqu’il en soit l’amour est un combat, et si la femme veut pouvoir aimer qui elle veut, il lui faut prendre le pouvoir sur l’homme, ce que ce dernier ne conteste pas : « … plus (la femme) est cruelle et se montre infidèle, plus elle le maltraite, plus elle joue follement avec lui, moins elle s’attendrit, et plus elle est aimée et adorée. Il en a été ainsi de tous les temps, depuis Hélène et Dalila, Catherine II et Lola Montez. » dit Vénus, ce à quoi le narrateur lui répond : « je ne peux le nier…. Rien n’est pour l’homme plus attirant que l’image d’une belle despote voluptueuse et cruelle qui, sans considération, change insolemment de favori selon son humeur. » « … Et porte fourrure ! », s’écria la déesse »(1)
En entendant son ami lui faire le récit de son rêve « bien étrange », Séverin dit simplement que lui, il y a quelques années, il a « rêvé les yeux ouverts ». Il lui donne alors un manuscrit qui n’est autre que le récit de sa propre aventure avec une Vénus à la fourrure, Wanda de Dunajew.
Là prend fin le prologue, le narrateur-rêveur s’enfonce dans sa lecture et nous restons seuls avec Séverin et Vénus :
Lors d’un séjour dans les Carpates, alors que jeune homme idéaliste, il était tombé amoureux d’une statue de Vénus il fait la rencontre d’une jeune veuve fort belle. Séverin avait prêté à cette jeune femme, Wanda, plusieurs livres oubliant dans l’un d’entre eux une reproduction de la Vénus au miroir du Titien, au dos de laquelle il avait écrit quelques vers enflammés à l’adresse de cette déesse. La nuit suivante alors qu’il rend visite à l’objet de son amour (la statue), il la découvre revêtue d’une magnifique fourrure. Prenant peur, il s’enfuit. Mais dans sa fuite il aperçoit une femme, portant elle aussi une fourrure, qui se met à rire en le voyant, la prenant alors pour la statue de Vénus, qui soudain se serait animée, ce qui ne manque pas de redoubler sa peur. Par la suite, il comprendra que la statue animée n’était autre que Wanda, qui se présentera à Séverin comme une de ses femmes païennes qui veulent vivre selon leur bon plaisir, loin de la rigueur de la morale chrétienne. « J’aime qui me plait et rend heureux qui j’aime…. Je suis jeune, riche et belle, et telle que je suis j’obéis seulement à la jouissance et au plaisir. »(2), lui dit-elle. Séverin, quant à lui, se dit idéaliste et suprasensuel, rêvant la vie et l’amour plus que ne les vivant, rêvant aussi d’appartenir corps et âme à une femme qu’il pourrait adorer et dont il se ferait l’esclave. C’est ainsi qu’il suscitera tout autant qu’il acceptera la proposition de Wanda de faire de lui son esclave. Il signera un contrat d’esclavage, par lequel il abandonne son nom, sa liberté et sa qualité d’amant. Il aura à « combler tous les désirs de cette dame, …, à être soumis à sa maîtresse et à considérer le moindre signe de sa faveur comme une grâce extraordinaire. ». Elle peut le châtier, mais aussi le « maltraiter comme il lui plaira, selon son humeur ou même simplement pour se distraire ; elle a même le droit de le tuer si cela lui est agréable ; bref il devient son entière propriété ». En échange, elle promet de se montrer aussi souvent que possible « en fourrure, particulièrement quand elle sera cruelle envers lui »(3)
A plusieurs reprises Séverin sera fouetté, soit par Wanda elle-même, soit par des servantes mais toujours en sa présence. Il sera aussi soumis à des épreuves visant à l’humilier, à le rendre jaloux, notamment en le rendant témoin de scène de séduction entre Wanda et d’autres hommes. C’est ainsi qu’apparaît le Grec, nouvel amant de Wanda, à qui elle livre Séverin afin qu’il en use lui aussi à sa guise. Avant de s’enfuir avec Wanda, il fouettera Séverin, le laissant seul avec sa rage.
L’épilogue du récit nous montre un Séverin échaudé par son expérience, devenu « sage », que la maladie, puis la mort de son père amèneront à reprendre la propriété familiale, « apprenant une chose jusque-là inconnue de moi […] : travailler et remplir mes devoirs. ». Vivant « comme si mon vieux père était encore derrière moi et regardait par-dessus mon épaule de ses grands yeux intelligents. »(4)
Enfin, quelques années plus tard il reçoit une lettre de Wanda lui disant « … je puis encore une fois vous avouer que je vous ai beaucoup aimé. Mais c’est vous-même qui avez étouffé mes sentiments par votre dévotion romanesque et votre folle passion. A partir du moment où vous avez été mon esclave, j’ai senti que vous ne pourriez jamais être mon mari, mais je trouvai piquant de réaliser votre idéal et – tout en m’amusant délicieusement – peut-être de vous guérir. »(5)
Le roman de Léopold Sacher-Masoch et le masochisme
L.Sacher-Masoch se met à la rédaction de La Vénus …. après avoir rompu avec sa maîtresse du moment, Fanny von Pistor, mais il en avait le projet avant même de la rencontrer. Ainsi, si généralement on voit en ce récit la relation de cette liaison, j’en inverserais volontiers les termes en proposant de voir cette liaison comme une tentative consciente pour Sacher-Masoch de vivre son fantasme, de l’agir. Et l’écriture du roman comme son impossibilité, la mise en scène inventée par Sacher-Masoch est insatisfaisante, à moins que ce ne soit la femme qui ne remplisse qu’imparfaitement le rôle qui lui est assigné, …………… ou le fantasme impossible à vivre ? Structurellement insatisfaisant ?
Chez Sacher-Masoch, littérature et vie réelle sont intimement liées, il écrit ce qu’il vit et tente de vivre ce qu’il écrit, essayant de trouver des partenaires prêts à entrer tout autant dans sa vie que dans sa littérature. (comme Camille Laurens actuellement ?). Dans son écriture même il y a le dévoilement de son noyau fantasmatique, que ce soit dans La femme séparée, ou dans La Vénus à la fourrure, ou d’une manière sans doute mois directe dans L’amour de Platon. Comme chez Sade mais dans un style différent, il est par ailleurs intéressant de noter que c’est à partir de l’œuvre de deux écrivains, Sade et Sacher-Masoch(6), que les entités cliniques du sadisme et du masochisme ont été définies et nommées. Quelle serait donc la fonction de l’écriture pour ces deux hommes ?
En 1890, le psychiatre Richard Krafft-Ebing construit à partir du nom de Masoch le terme de masochisme pour désigner ce que le dictionnaire de Bloch et Wartburg définit comme « un érotisme d’un caractère pathologique ». Il semblerait que Sacher-Masoch n’ait guère apprécié de voir R.Krafft-Ebing utiliser son nom pour décrire une entité clinique jugée pathologique …. R. Krafft-Ebing notait que le masochiste recherche plus le plaisir dans des comportements d’esclavage et d’humiliations que la douleur dans le plaisir sexuel. Le masochisme se différenciant de l’algolagnie (recherche de la douleur). Quant à S.Freud, il reprendra le terme de masochisme dès les « Trois essais sur la théorie sexuelle »(7) …. , et classera le masochisme parmi les « Aberrations sexuelles », au paragraphe des « Déviations par rapport au but sexuel ».
Le mot de sadisme était né un peu avant, vers 1830, et toujours selon le dictionnaire de Bloch et Wartburg, il désignerait un « érotisme particulier ». Il serait donc moins pathologique que le masochisme, ce que confirmera Freud dans un texte de 1924, Le problème économique du masochisme.
Pour Freud, en 1905, dans les Trois essais… le sadisme serait premier, il « correspondrait alors à une composante agressive de la pulsion sexuelle devenue autonome, hypertrophiée et propulsée par déplacement en position principale. », et le masochisme « rien d’autre que la continuation du sadisme, qui se retourne contre la personne propre, laquelle prend ainsi d’emblée la place de l’objet sexuel. »(8). Ainsi « Un sadique est toujours en même temps un masochiste, même si le côté actif ou passif de la perversion peut être plus fortement développé chez lui et constituer son activité sexuelle principale »(9)
Quasiment vingt ans plus tard, en 1924, c’est-à-dire après avoir écrit Au-delà du principe de plaisir, et mis au jour la pulsion de mort, Freud reprendra à nouveaux frais la question du masochisme dans Le problème économique du masochisme. La pulsion de mort étant particulièrement à l’œuvre dans le masochisme (quelle que soit sa forme : érogène, féminin ou moral), et venant paralyser le principe de plaisir-déplaisir. Ce qui rend le masochisme plus dangereux pour l’individu que le sadisme (le dictionnaire de Bloch et Wartburg aurait donc eu raison de mettre l’accent sur le côté pathologique du masochisme …).
La Vénus …, Deleuze et Lacan
Le point de départ de la présentation de G.Deleuze est une remise en cause de l’unité du sado-masochisme, en argumentant pour une clinique différentielle. Le sadisme et le masochisme seront des univers cliniques différents, dont l’un ne saurait être le complément de l’autre. Dans son séminaire La logique du fantasme(10), Lacan rendra hommage à G. Deleuze pour ce travail.
Puisque le masochiste ne recherche ni un partenaire sadique ni essentiellement la douleur dans ou comme plaisir sexuel, que recherche-t’il et/ou qu’attent-il ?
Prenant appui sur une phrase de Lacan dans le séminaire L’angoisse, précisant que le masochiste « cherche l’angoisse de l’autre » : « Dès maintenant, je tiens à accentuer que ce qui échappe au masochiste, et qui le met dans le même cas que tous les pervers, c’est qu’il croit, bien sûr, que ce qu’il cherche, c’est la jouissance de l’autre, mais justement, parce qu’il le croit, ce n’est pas cela qu’il cherche. Ce qui lui échappe à lui, encore que ce soit vérité sensible, vraiment traînant partout et à la portée de tout le monde, mais pour autant jamais vue à son véritable niveau de fonction, c’est qu’il cherche l’angoisse de l’autre. Ce qui ne veut pas dire qu’il cherche à l’embêter. » (11)
je me suis, effectivement, demandée ce que désirait le narrateur, Séverin, tant il donne l’impression d’être à la fois continuellement déçu, en attente d’autre chose d’indéfini, rien ne semblant ni le combler ni le satisfaire, ni la douleur et l’humiliation ni le plaisir d’être aimé par la femme qu’il aime, et dans le refus de ce qu’il demande au moment où cela lui est donné (les coups, l’arrivée du Grec, ou la nuit d’amour attendue).
De la présentation de G.Deleuze, je ne reprendrai que quelques points en partant de ce que G.Deleuze appelle la pédagogie du masochiste.
Chez Sacher-Masoch, dans sa vie ou dans ses romans, les amours sont déclenchées par des lettres, anonymes de préférence, ou des petites annonces (dont il usera pour chercher un amant à sa femme, le Grec), ici dans La Vénus … il s’agit de quelques vers oubliés dans un livre qu’on prête. Les choses doivent être dites, et de préférence écrites et signées par les deux partenaires, avant d’être réalisées Il y a par la contractualisation dans l’écrit une suspension de l’acte. Plus que par les fers et les liens le masochiste est tenu par sa parole (cf. Séverin qui ne peut se dédire de sa parole en demandant vengeance à la fin de son aventure). L’écriture du fantasme masochiste, serait-elle plus satisfaisante que sa réalisation dans la réalité ? Quel lien aussi existe-t’il entre l’écriture et l’agir ?
Dans Confession de ma vie, Wanda relate une discussion qu’elle a eue avec Sacher-Masoch au sujet d’une critique parue dans les Débats. L’auteur faisait remarquer que les femmes que décrivaient Sacher-Masoch se ressemblaient toutes, et que cela pourrait devenir lassant quel que soit par ailleurs l’intérêt des romans, ajoutant qu’il « fallait qu’il se libéra de ce type de femme, en effaçant cette femme de sa vie, …, afin qu’elle n’apparut plus dans ses livres. ». Ce à quoi Sacher-Masoch répondit que cet homme ne se trompait que sur un point : « Si cette femme était dans ma vie, comme il le croit, elle ne serait pas dans mes livres. Elle s’y faufile parce que j’ai la tête pleine d’elle. Dès que je veux peindre une femme, c’est elle qui vient sous ma plume ; malgré moi il me faut la décrire sans cesse, et une fois que j’y suis, c’est comme une ivresse : je ne peux pas m’arrêter, avant de l’avoir peinte dans sa démoniaque beauté… » Ajoutant à l’adresse de sa femme « …Tu pourrais m’aider beaucoup. … en maniant le fouet… C’est une volupté pour moi que d’être maltraité par le fouet. »(12)
Mais pour arriver à rédiger un contrat il faut avant en discuter les termes, et de fait le langage a chez Sacher-Masoch une fonction éducative et persuasive. Il s’agit de persuader le partenaire, de l’amener à soi, de le convaincre. Tandis que chez Sade il faut démontrer logiquement le bien-fondé des mots d’ordre libertins mais non de convaincre le partenaire, on est dans la violence d’une démonstration sans appel. G.Deleuze parle même de l’instituteur sadique et de l’éducateur masochiste.
C’est-à-dire que si le bourreau sadien s’empare d’une victime pour en jouir d’autant plus qu’elle n’est pas consentante, on se trouve chez Masoch face à une victime qui recherche un bourreau en vue de le former et de faire alliance avec lui. Là se trouve la raison d’être des petites annonces et des contrats de Sacher-Masoch.
Persuader le partenaire d’entrer dans le « jeu », de jouer sa part sans laquelle le masochiste ne pourra lui non plus jouer la sienne. Séverin va donc longuement parler à Wanda de ses lectures et des faits de sa vie d’enfant qui ont enflammés son imagination (scène de violence érotique avec sa tante, séduction de la part de la petite bonne) pour qu’elle accepte ce qu’il lui demande. Non sans hésitation et retour en arrière de sa part, arguant de son amour pour lui, elle y consentira, mais elle pourrait aussi prendre goût à ce qui lui est demandé Ce que cherche le masochiste ce n’est pas de rencontrer une femme-bourreau sadique, mais de faire rentrer sa partenaire dans son univers et son fantasme comme un des éléments indispensable de la mise en scène. Il y a là peut-être un élément de réponse à la question des liens entre le masochiste et l’écriture ?
Le monde du masochisme se présente comme un chemin vers l’Idéal, fait de suspens et d’attente, de dénégation et de fétichisme.
La femme, pour Sacher-Masoch, est une idée (on peut être amoureux d’une statue), avant d’être un être humain sexuée ayant un corps. Et à travers les humiliations et les souffrances il s’agit de l’atteindre, d’en jouir. Du corps à l’œuvre d’art, et de l’œuvre d’art aux Idées, il y tout un chemin d’initiation s’insérant dans une tradition philosophico-mystique, de type platonicienne, dans lequel entre la figuration picturale de la soumission à la femme, ce qui permet sa contemplation. Pour comprendre ce qui habituellement s’éprouve ? La jouissance, l’amour, La femme ? Il s’agit pour la femme d’incarner un idéal, ou plus exactement pour le masochiste de faire incarner par une femme l’idéal dont il est porteur. De la faire entrer dans le cadre du fantasme, du tableau. Dans le roman, un peintre peindra Wanda foulant aux pieds Séverin, et y perdra la raison.
Dans La Vénus … comme dans La femme séparée, un autre roman de Sacher-Masoch, nous trouvons une scène de contemplation du corps nu de la femme aimée par l’amant. Dans les deux cas, cette contemplation se veut « pure », désérotisée, à la fois observatrice et mystique, religieuse, inspirant à l’amant un sentiment de piété et non de désir, « sans rien de sensuel ». Le corps nu apparaissant au sortir de la fourrure, la femme faisant glisser de ses épaules une fourrure qui l’enveloppait entièrement, dévoilant ainsi en pleine lumière sa nudité.
Dans ses deux moments que sont la vision-contemplation de la femme et l’immobilisation de l’homme face à ce qu’il voit, il y a les deux temps du fétichisme. Le sujet (peut-on parler de sujet ici ? n’est-il pas plutôt néantisé ?) est comme en suspens. Le corps de la femme en son entier est pris comme fétiche, dont Lacan dit qu’il est la condition pour que se soutienne le désir. Mais ici le corps n’est pas l’objet du désir, le désir va ailleurs …. où ?
Le désir et le trouble se tiennent avant le dévoilement, quand dans les plis de la fourrure il entrevoit le corps et la vie qui l’anime, une fois nue Wanda lui semble « dans le dévoilement de sa beauté, si sainte et si chaste, que comme jadis devant la déesse, je tombai à genoux devant elle et pressai dévotement mes lèvres contre son pied. […] Je pouvais la contempler avec une joie paisible, sans un atome de souffrance ou de désir. »(13), son corps devenant « de marbre froid » car nu, dévoilant la vérité du corps féminin, castré, il ne peut plus susciter le désir.
En situant la fourrure du côté de l’animalité, la femme sans fourrure serait alors du côté de la divinité, de la déesse grecque dont rêve Séverin, ou de l’Idée dépouillée de toute sensualité, adorée plus qu’aimée et désirée. La fourrure peut aussi être envisagée comme une représentation des poils pubiens, et la femme nue sans sa fourrure comme la représentation dévoilée du sexe féminin dans sa nudité et sa crudité.
Le fouet pourrait prendre sa place ici, fétiche d’une castration maternelle désavouée, il ne peut être utilisé que par une femme en fourrure, c’est-à-dire non castrée, toute puissante, proche de la mère originelle, capable de dévoration,
« … pendant qu’elle était blottie contre ma poitrine dans sa grande et lourde fourrure, un sentiment étrange et angoissant m’envahit ; c’est comme si un animal sauvage, une ourse, me serrait dans ses bras. Il me semble devoir déjà sentir petit à petit ses griffes pénétrer dans ma chair. Mais, pour cette fois, l’ourse est clémente et me laisse échapper » dit Séverin(14).
Le suspens et l’attente
G.Deleuze fait remarquer que le héros masochiste est comme tout un chacun et trouve son plaisir là où les autres le trouvent, simplement une condition est nécessaire à sa satisfaction, qu’une douleur physique ou morale, une humiliation préexiste à l’obtention du plaisir. Si l’attendu est bien le plaisir, celui-ci est toujours remis, différé, et précéder de ce à quoi on s’attend qui est la douleur, et seule cette douleur pourrait précipiter la venue du plaisir, ce qui la rend nécessaire à l’obtention du plaisir. Ce qui permet à G.Deleuze de dire que « La forme du masochiste est l’attente »(15). Une attente qui comporterait un double tempo : ce qu’on attend et ce à quoi on s’attend.
« Le masochiste attend le plaisir comme quelque chose qui est essentiellement en retard, et s’attend à la douleur comme à une condition qui rend possible (physiquement et moralement) la venue du plaisir. Il recule donc le plaisir pour qu’une douleur elle-même attendue le rende permis. »(16). L’angoisse prend ici sa place, à la fois angoisse d’attendre infiniment et indéfiniment, le plaisir étant ce qui pourrait ne jamais venir, mais en s’attendant à ce que survienne en premier, et non à sa place, la douleur.
Mais « être maltraité sous les yeux d’une femme adorée par un rival comblé procure un sentiment indescriptible : je meurs de honte et de désespoir. Et le plus ignominieux est que je ressens une sorte de plaisir fantastique dans cette situation pitoyable, livré au fouet d’Apollon et bafoué par le rire cruel de ma Vénus. Mais Apollon me délivre de toute poésie, un coup suivant l’autre jusqu’à ce qu’enfin, serrant les dents de colère impuissante, je me maudisse, moi et mon imagination voluptueuse, ainsi que la femme et l’amour. … C’est comme si je me réveillais d’un long rêve. »(17) écrit Séverin à la fin de son récit.
Le suspens de l’acte est sa mise en attente dans un temps immobile, la femme-boureau se fige dans une pose, elle suspend le geste d’abattre le fouet ou d’entrouvrir la fourrure. L’acte sexuel est aussi suspendu par la femme-boureau qui repousse l’homme et le renvoie comme esclave(18), au moment où celui-ci croyait pouvoir la posséder. G.Deleuze envisage « cet amour interrompu » comme la possibilité pour le masochiste d’identifier l’activité sexuelle à un inceste et à une nouvelle naissance. En transférant la loi dans un contrat passé avec une femme, le masochiste transfèrerait la loi du père à la mère, ce qui rendrait de fait l’inceste possible. La castration du fils étant la condition qui rend possible l’inceste mère-fils, et le présente comme une seconde naissance dans lequel le père n’aurait pas de place.
Angoisse oedipienne de voir ressurgir le père (l’inattendu !), objet du désir maternel, et de lui être livré pour avoir désiré la mère ? Celle qui survient aussi chez Séverin au moment de l’acte sexuel, consommation de l’inceste mère-fils ?
L’angoisse apparaît aussi au moment où la femme suspend son geste lorsque ce qu’elle fait n’est plus codifié, n’avait pas été parlé et/ou inscrit dans le contrat initial. Provoquant chez son partenaire un effet de surprise, de non-attendu. Surgissement du umheimlich. Ainsi quand après avoir entendu Séverin lui parler de ses souhaits d’être battu et trahi par la femme aimée, Wanda ajoute « qui, après vous avoir rendu fou de jalousie, …, pousse la présomption jusqu’à lui offrir (au rival), votre personne vous livrant à ses brutalités. », celui-ci la regarde, en proie à l’effroi.(19)
Pour en revenir à la petite phrase de Lacan : « …il (le masochiste) cherche l’angoisse de l’autre » ….
La déclaration de départ du masochiste, ici inscrite dans le contrat liant Séverin à Wanda, c’est son désir de se faire reconnaître pour un objet, dans le roman de Sacher-Masoch un chien aux pieds de sa maîtresse ou un tabouret pour ses mêmes pieds. Tenter de devenir un objet commun, échangeable, c’est d’une certaine manière, tenter de se saisir pour ce qu’il est, en tant que (a) comme tous, un objet à mettre au rebut, le « déjet » de Lacan, sans que pour autant il atteigne à cette identification à l’objet rebus. Degré 0 de l’identification dit Lacan.
C’est ainsi que je comprends ce que dit Lacan, lorsqu’il dit « …se reconnaître comme objet de son désir, …, c’est toujours masochiste »(20).
Lacan fait une distinction que je trouve éclairante entre le sadisme et le masochisme : du côté du sadisme derrière la visée de l’angoisse de l’Autre se cache la recherche de l’objet de (a), tandis que le masochiste vise derrière la jouissance de l’Autre, l’angoisse de l’Autre. Ainsi dans le sadisme l’objet a est occulté, et dans le masochisme c’est l’angoisse de l’Autre qui est occultée mais visée in fine. Lacan introduit d’abord l’angoisse comme une manifestation survenant au niveau du désir de l’Autre, c’est-à-dire que si elle se produit bien dans le moi, ce n’est pas pour lui que le signal est donné, elle concerne quelqu’un d’Autre. Le sujet est ainsi averti d’un désir, donc une demande qui ne concerne pas un besoin, mais qui le met en question et concerne son être même. L’angoisse sollicite le sujet là où il est attendu, là où est sollicitée sa perte pour que l’Autre s’y retrouve (car l’Autre ne me reconnaît pas). En tant que le sujet est (a), cause du désir et non son objet. Le masochiste se situe en un lieu où le désir de l’Autre fait la loi.(21)
Le fantasme du masochiste, être l’objet de la jouissance de l’Autre (à l’inverse du névrosé), masque en fait sa propre volonté, à lui, de jouissance. Volonté de jouissance de se faire reconnaître comme déchet, et c’est bien de cela qu’on s’aperçoit en lisant La Vénus à la fourrure. Sous couvert de se faire l’esclave d’une autre, Séverin en fait lui impose sa loi, et notamment les conditions de sa jouissance à lui. La jouissance de l’Autre lui importe peu, ce n’est à pas là qu’il porte son intérêt.
« Il cherche, chez l’Autre, la réponse à cette chute essentielle du sujet dans sa misère dernière et qui est l’angoisse. »(22) Dans La logique du fantasme, Lacan dit que le masochiste « sait bien que peu lui chaut ce qui se passe au champ de l’Autre. Bien sûr il faut que l’autre se prête au jeu, mais lui sait la jouissance qu’il a à soutirer. »(23)
Le masochiste cherche à provoquer l’angoisse de sa partenaire là où lui l’attend, c’est-à-dire au moment où elle va user de lui comme d’un objet a, sur la scène de son fantasme. Mais quelle est –elle l’angoisse de la partenaire du masochiste ? Angoisse d’être mise à la place de l’objet (a), là où elle est attendue par son partenaire ? De jouer cette « comédie » comme elle le dit à plusieurs reprises ? Si Wanda se résigne à jouer le personnage que Séverin lui demande de jouer c’est par amour, dit-elle. De la même façon que Séverin insiste sur le fait qu’à défaut d’être le mari (Wanda refuse de l’épouser), il choisit d’être l’esclave pour demeurer auprès d’elle.(24) Malgré ses doutes, car à certains moments il doute de sa raison.(25)
Pour terminer, momentanément, une question (parmi d’autres) suscitée par l’article de P.Bruno L’arrangement (dans la perversion)(26). A propos du masochisme, P.Bruno interpelle Wanda (Sacher-Masoch je suppose) et écrit : « le masochiste fait jouir l’Autre en lui adjoignant la voix, en le complétant de la voix. Rentrée de a dans la maison de A. « Vol », ai-je dit, « réussi » de la jouissance, en le complétant, à condition, ajouterais-je, que le partenaire (n’est-ce pas Wanda ?) auquel la voix est restituée soit assez complaisant pour accepter cette addiction ». Le corps de l’autre, supposé par le pervers comme déserté par la jouissance, serait rendu à la jouissance par la voix du masochiste ? D’où chez Séverin, héros masochien, l’amour d’une statue, muette par essence mais susceptible de s’animer comme au début du roman ?
1 Deleuze G., Présentation de Sacher-Masoch, Paris, 1967, Les Editions de Minuit, 275 p., p.122
2 Ibidem, p.137
3 Ibidem, p.195
4 Ibidem, p.246
5 Ibidem, p.247
6 Sade Donatien Alphonse François, 1740-1814. L.Sacher-Masoch, 1836-1895
7 Freud S., 1905, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, folio essais 1987, p.68-72
8 Freud S., 1905, Trois essais …., p.69 -70
9 Freud S., 1905, Trois essais …., p.71-72
10Lacan J., La logique du fantasme, Leçon du 14 juin 1967, ALI
11Lacan J., Séminaire L’angoisse, Leçon du 27 février 1963, ALI p.20
12 Sacher-Masoch Wanda de, Confession de ma vie, Paris, Gallimard, 1989, p.104-105
13Deleuze G., Présentation de Sacher-Masoch …, p.217
14Ibidem, p.189
15Ibidem, p.63
16Ibidem, p.63
17Ibidem, p.244
18Trait de sadisme selon P.Bruno, L’arrangement (sur la perversion), Psychanalyse 5, p.18
19Deleuze G., Présentation de Sacher-Masoch …, p.156
20Lacan J., L’angoisse, Leçon du 16 janvier 1963, ALI p.121
21Lacan J., L’angoisse, Leçon du 16 janvier 1963, ALI p.119-124
22 Lacan J., L’angoisse, Leçon du 6 mars 1963, ALI p.214
23Lacan J., La logique du fantasme, Leçon du 14 juin 1967, ALI p.357
24Deleuze G., Présentation de Sacher-Masoch …, p.162-163
25Ibidem, p.175-176
26Bruno P., L’arrangement (dans la perversion), Psychanalyse 5, p.9
