Perdre ce que l’on n’a pas

1er février 2010
Séminaire de Toulouse : Deux, l’amour.

C’est la formule sur laquelle je vous ai quittés. C’est une formule qu’il faut mettre en parallèle avec celle sur l’amour et cette comparaison crée une sorte de floutage dû sans doute à la difficulté de savoir d’emblée si les deux formules s’opposent (perdre/donner) ou si elles sont sinon identiques du moins proches. Perdre ce que l’on a, c’est la définition psychologique de la castration, dans la mesure où l’objet perdu est, de toutes façons, un objet imaginaire. Du coup, on peut se demander si la formule psychanalytique de la castration ne serait pas « perdre ce que l’on n’ a pas ». Dans « L’acte analytique », on trouve , avec la distinction castration/division, une nouvelle proposition. La castration « réelle », syntagme utilisé dans ces années par Lacan, est une autre proposition. Pour ma part, je propose cette définition du « perdre ce que l’on n’a pas » : c’est l’acte par lequel le sujet renonce au moins phi, c’est à dire au jeu de la castration et assume sa division entre la loi de castration qui fonde l’émergence du désir et le symptôme qui indique, dans sa dimension de défense, la limite de cette loi.

L’amour. L’analysant dit-on, aime son analyste, c’est le transfert dit positif, qu’on pourrait aussi bien dire possessif. Il aime en son analyste le sujet supposé savoir, à ceci près que ce serait rendre une cure impossible que de superposer exactement les deux. On ne parle pas suffisamment de l’amour de l’analyste pour l’analysant. Pourtant, dans cette relation, la superposition exacte de l’analysant au sujet supposé savoir est ce qui fonde la cure. Cet amour n’est pas possessif (si c’est le cas, on peut se demander s’il y a de l’analyste) mais il est là. S’il n’est pas là, on peut là aussi se demander s’il y a de l’analyste. C’est un amour désintéressé, a-pathologique au sens kantien, et qui n’a rien à voir avoir l’autre amour qu’on appelle aussi désintéressé , l’amour universel. Dans son livre L’amour Lacan , qui vaut la peine d’être lu, Jean Allouch, bien qu’il ne parle pas de l’amour pour l’analysant, met en évidence ceci que l’amour, pour éviter la catastrophe, est un amour qui préserve la solitude du partenaire. Il cite d’ailleurs la séance du 15 janvier 1974, où Lacan dit : « L’amour, c’est deux mi-dire qui ne se recouvrent pas. Et c’est ce qui en fait le caractère fatal /…/ C’est la connexion entre deux savoirs en tant qu’ils sont irrémédiablement distincts. Quand ça se produit, ça fait quelque chose de tout à fait privilégié. Quand ça se recouvre, les deux savoirs inconscients, ça fait un sale méli-mêlo ». Je n’ai pas l’impression, en tout cas aujourd’hui, qu’on puisse dire mieux sur l’amour.

Cela étant, comment interpréter « fatal » et comment interpréter « connexion » ? J’ai déjà relevé l’équivalence mort=amour, qui n’est pas commutative. C’est le cas ici, la rencontre commence par la mort, c’est à dire le non recouvrement des deux mi-dire. C’est ce que je vous ai dit en parlant, chez le jeune enfant, de l’amour pour une étrangère, et sans doute, y a t-il pour la fille une exigence homologue. Je situe là le « fatal », dans l’impossibilité à jamais d’une naturalisation commune qui ferait que les deux partenaires cessent d’être étrangers l’un à l’autre. L’intégration est, d’emblée, un échec, et c’est cela même qui donne sa chance à l’amour, y compris à l’amour durable.

La connexion maintenant. C’est un terme de topologie, qui signifie que, étant donné une coupure, on opère la jonction des deux « parties » séparées par cette coupure. Je serais dans un premier temps tenté de dire que l’amour donne un sens ( c’est à dire donne au signifiant ce qu’il n’a pas ). D’un strict point de vue, la connexion établit un rapport qu’il n’ y avait pas. Pour explorer ce dont il s’agit, je vais intercaler quelques phrases sur la distinction entre sens et signification. Je vais au plus simple et au plus court. Prenons le texte manifeste d’un rêve, il comporte une suite de significations, afférentes aux images qu’il a présentées au rêveur, mais, quant au sens, au sens inconscient, il faut attendre l’interprétation pour en disposer. Faire l’hypothèse que l’amour donne un sens, c’est donc homologuer l’amour et l’interprétation, ce qui ne me semble pas pouvoir être soutenu. L’interprétation n’est que le procès par lequel le désir s’articule, ou mieux, le désir n ‘est rien d’autre que son articulation dans l’interprétation, puisqu’en tant que tel, il n’est pas articulable. Croire que l’amour donne un sens, c’est bien plutôt la formule de la religion.

J’ai relu, pour la vingtième fois, comme Boileau le recommande, la leçon du 15 mars 1977, celle que j’emporterais, si je n’avais droit qu’à une, sur la fameuse île déserte. Dans cette leçon, Lacan nous dit : « L’amour n’est rien qu’une signification, c’est à dire qu’il est vide ». Un peu auparavant, il a parlé de la poésie qui rate, comme n’ayant « qu’une signification, d’être pur nœud d’un mot avec un autre mot ». Comment entendre Lacan, à savoir interpréter ce qu’il dit ? Une signification est vide parce que, tant qu’elle n’est pas interprétée, l’exemple du rêve est à cet égard lumineux, elle n’a aucun sens, si bien que vous pouvez la remplacer par une autre signification sans que cela prête à conséquence. Est-ce que nous pouvons aller jusqu’à dire que l’amour est un texte manifeste dans lequel entrent en connexion deux savoirs inconscients ? Cela me satisfait assez : l’amour est un mot qui connecte deux savoirs, et ce mot est vide .

La leçon en question s’appuie sur une monstration topologique qui met en scène deux tores enlacés troués. Je précise non pas coupés mais troués. Le problème du retournement du tore n’est pas évoqué, mais il est en arrière-plan, sachant que ce retournement, selon qu’il résulte d’un trou dans le tore ou d’une coupure méridienne de celui-ci, pose, aux mathématiciens comme Stephen Barr un problème.On peut aussi aborder la question en se tenant au fait que la signification , comme dans le rêve, est vide tant qu’elle n’a pas de sens. Marie-Jean me rappelait, au téléphone, le passage où Lacan soulignait l’importance du moment où le nom de l’aimé ou de l’aimée est dit. Devons-nous en déduire que cette nomination donne un sens à l’amour ? Ou encore, il y a le passage au lit, qui n’a pas toujours lieu, mais qui, quand il a lieu, pourrait être considéré comme donnant un sens sexuel à l’amour. Ainsi, l’amour ne serait-il pas ce qui, en tant que mot vide, créerait une aspiration au sens. L’amour comme appel à l’interprétation ou encore, de façon plus radicale, l’interprétation comme réponse à l’amour.

Il est contestable bien sûr de définir l’interprétation comme ce qui réalise sa fonction en conférant un sens, puisqu’elle est ce qui, en conférant un sens, est censée confronter le sujet à la limite du sens, c’est à dire non point tant à un trou qu’aucun sens ne pourra combler qu’à un plein -j’utilise ce mot faute de mieux car il a ce défaut d’être le contraire de vide – qu’ un plein donc qui est l’existant en tant que tel, à savoir ce qui ne nécessite aucun sens. Pour être clair, donner un sens à l’existence n’est une exigence, ou une tentation, qu’à partir du manque à être dans lequel nous plonge le fait que nous parlions. Mais, une fois cette remarque décisive faite, reste que la proposition selon laquelle l’interprétation n’aurait lieu d’être que comme réponse à l’appel de l’amour vaut la peine d’être prise au sérieux. Avec Freud, nous avons rencontré l’amour , das Lieben, dans « Pulsions et destins des pulsions » et je m’étais demandé : d’où vient cet amour , qui produit ce moi réel initial ? Ce moi-sujet (Ich-Subjekt ), dit Freud. Je ne suis pas vraiment convaincu par la réponse de Freud qui dérive cet amour de ce qui est source de plaisir pour le moi. Je retiens plutôt, de Freud, ceci que c’est parce qu’il est aimé que le moi émerge originairement et se distingue d’un monde par ailleurs indifférent. Par contre, sur la provenance de cet amour, voire sur la naissance même de l’amour, j’emprunterai ma réponse à Lacan. C’est parce que « ça parle de lui » que ce lui se divise entre l’annulation dont le frappe le signifiant et le signifiant auquel il pourrait s’identifier. Le signifiant auquel il pourrait s’identifier le plonge dans la problématique d’un rapport au sexe, qui, comme rapport, du fait que nous sommes dans la structure du signifiant, ne peut s’écrire. Comme anéanti par le signifiant, ce n’est qu’à l’amour qu’il doit de ne pas disparaître définitivement. Vous voyez sans doute vers quoi je m’avance. Si l’amour est une signification qui, comme telle, est vide de sens, n’est-ce pas d’être, d’une part , signifié, que l’amour lui vient , puisque l’amour n’est rien d’autre que signification ? J’avance sur des œufs pour vous dire ceci : l’amour serait l’effet de la signification, avant que le sens puisse jouer sa partie. Sans doute, si nous voulons répondre à la question de savoir pourquoi l’humain produit, à partir de cet amour, ce que Freud appelle moi réel initial, et pas l’écrevisse, devons-nous ajouter que cette capacité n’existe que chez un être susceptible d’ interpréter cette signification, donc d’accéder au sens. Par ailleurs, j’insiste sur le fait que la signification vient de l’Autre et quelle est pour lui, pour reprendre cette entité commode, une énigme pure, un vide . L’autre signifie lui , qui ne sait ce qui lui est ainsi signifié. C’est dans ce vide, qui marque une intention, que naît l’amour. J’ajoute seulement que si ce que je viens d’avancer est juste, cela confirme la relation primaire de l’amour au narcissisme, ce qui ne veut pas dire au Un, puisque déjà , à ce premier niveau, le moi et l’Autre sont concernés. C’est une conception qui donnerait raison à l’érotomanie, si l’érotomanie ne calquait le sexe , c’est à dire le désir, sur l’amour.