Parcours tronqué de « LITURATERRE » Pour qui Lacan s’écrie-t-il

Parcours tronqué de « LITURATERRE »  Pour qui Lacan s’écrie-t-il ?

Travail soumis aux acteurs de l’atelier « lettre en mouvement ».


C’est un trait de Lacan, son savoir encyclopédique. Ici, le contrepet en forme de néologisme qui fait le titre de son article, il se légitimerait d’ailleurs que « lis tes ratures ». Que nous admettions qu’il peut autoriser son mot de l’Ernout et Meillet ne nous dispense pas de lire justement ses ratures. Et commencer par la tournure alambiquée qui suit et qui recèle un lapsus calami « auspice » au singulier pour « hospice » : « ce dictionnaire (qu’on y aille) m’apporte auspice [présage] d’être fondé d’un départ que je prenais (partir, ici est repartir) de l’équivoque dont Joyce (James Joyce, dis-je) glisse d’a letter à a litter, d’une lettre (je traduis) à une ordure.  »
Si la première occurrence de l’équivoque de Joyce se trouve effectivement dans Le séminaire sur La Lettre volée , ce n’est pas d’elle qu’en 1955, Lacan part. Lacan part du Wiederholungszwang, l’automatisme de répétition, c’est-à-dire l’Au delà du principe de plaisir. S’il part déjà vraiment, en écho à Joyce, de son équivoque, il n’en dit alors expressément rien, ce qui ne l’empêche pas, de recycler Joyce.
Voyons le. Lacan s’estime donc fondé de repartir de l’équivoque de Joyce et de son glissement de a letter à a litter pour refonder quoi ? La psychanalyse, pas moins. Qu’est-ce dire ? Sinon qu’il veut la fonder pour son compte une seconde fois, la première renvoyant à la détermination du sujet par le signifiant et son assujettissement au symbolique, la seconde, celle-ci donc, à une requalification aussi discrète que muette du moi. [Si le moi n’est plus le maître chez lui, le moi reste responsable de ses actes, donc de sa position de sujet].
Ce n’est pas du sérieux de Joyce, son rapport propre à la lettre, que Lacan part en 1955, mais d’une équivalence. Dans son esprit, hors la lettre prise comme déchet, lettre et signifiant ne font qu’un, ils sont indissociables. Faisant de la matérialité de l’une (sa trace) le ressort de la puissance de l’autre, Lacan y fond l’une dans l’autre. Son invention de l’objet a proviendra de ce forçage.
Méchant, Lacan sait l’être.  Une anecdote relative justement à Joyce et son rapport à la psychanalyse fait distraction du glissement de a letter à a litter : Lacan étend le jeu auquel Joyce prêterait la lettre, faire de la jouissance bord, l’extruser, à son entreprise littéraire. Péremptoire dans le ton, Lacan plaide curieusement pour la psychanalyse : à tenir à « au jeu que [d’un « nous » de majesté] il évoque » , au concours du Witz, Joyce n’eut rien gagné à une psychanalyse jungienne, « y allant tout droit au mieux de ce qu’on peut attendre de la psychanalyse à sa fin. »  La fin de la psychanalyse coïnciderait-elle pour lui avec la fin de toute psychanalyse ? En outre, est-il en train de nous dire que Joyce ne nécessitait pas une psychanalyse ? Et, donc, qu’il y a plus d’un moyen, plus d’une voie, pour atteindre un même point, le point d’arrivée où se joue la question de la fin et tout autant des fins ? Lacan en tout cas pose la question.
La psychanalyse à sa fin consiste-t-elle selon la référence récurrente de Joyce à Thomas d’Aquin à « faire litière de la lettre », c’est-à-dire, se comporter encore et toujours en maître du savoir ? Ou bien n’atteste-t-elle là que d’une convergence ? Et laquelle ?
« Faire litière de la lettre », s’entend en deux sens, c’est équivoquer, c’est ou bien s’y reposer ou bien la fouler aux pieds, la jeter. En ces cas, c’est la subordonner, en dénier la fonction et élider un enjeu de castration qui, s’il n’y a de faute du père qu’à ce que la castration passe nécessairement par lui, qui ne passe pas par le père. Cette interprétation de Lacan est violente. S’il contrefait dans un faire mimétique d’abord, poïétique ensuite, le saint docteur et tant d’autres, Joyce ne fait pas de la lettre litière.
Ce qui fait le sérieux de Joyce, c’est le renversement de a litter à a letter et non le glissement de a letter à a litter, si selon ce qu’il en a dit, qu’il entendait en découdre avec l’Université et ferrailler contre elle, il relève pour son compte ce que l’analyste lui-même relève, la lettre qui emporte le signifiant, et non l’inverse, c’est la seule façon qu’on ait de faire pour remettre les choses à leur place si on ne veut plus continuer à marcher sur la tête. Qui a dissout le fantasme fondamental peut passer au discours de l’analyste, auquel cas il décroche de la ronde des discours pour en initier une autre qui dévalue la jouissance. De la lettre, Joyce se vivifie, il s’en vivifie. Chaque fois que la lettre est immobilisée, frappée de mort ou de « paralysie », c’est pour Joyce du pareil au même, il s’applique autant qu’il peut à la libérer.
Quant à la psychanalyse, elle n’attesterait là que de « sa convergence avec ce que notre époque accuse du débridement du lien antique dont se contient la pollution dans la culture. »  Voilà un premier point d’arrivée et, s’il n’y allait de la raison de son échec, une formulation relative à la question de la sublimation freudienne des plus étranges. Un premier découpage, « ce que notre époque accuse », prend acte de ce que fut notre siècle, un déferlement d’horreurs, des noces barbares et la fin annoncée des hommes. Le deuxième découpage, « du débridement du lien antique », identifie le mal. Qu’est-ce que Lacan entend par là ? L’échec de l’amour et sa conséquence, la déliaison de la pulsion, l’hémorragie de la pulsion de vie ? Ou le déni de l’Altérité de l’autre ? Le troisième découpage, « dont se contient la pollution dans la culture » pose le diagnostic, amer et lucide : seul un lien renouvelé à Eros contiendrait la pollution de la culture, sa dégradation par l’idéologie entrepreneuriale : Quand elle défie le goût (Kant pour qui on part du mal vers le bien), « La civilisation, c’est l’égout ».
L’évocation de Joyce convoque Beckett qui fut son commissionnaire avant d’être son secrétaire et d’en défendre le travail, mais c’est pour son propre rapport à la littérature que Lacan l’honore, s’autorisant de la sorte d’un nouvel autre de partage qui, cette fois-ci, le dispense. Beckett, d’une autre manière que Joyce, un autre rapport fantasmatique à la mort, où l’un trouve à la lettre près, à la lettre, dans une figure, le « drame », appui du corps pour suppléer à une parole en défaut , l’autre est sensible à la déchéance ultime des corps, est aussi représentatif de notre époque, la mienne et de quelques autres ici, pas celle-ci, la vôtre, qui vit sur son déni : le réel de la lutte des classes sociales. Vos lendemains qui chantent sont le mode de pensée entrepreneurial, la concurrence et la transparence, les nôtres furent l’absurde et le nihilisme. Le temps que l’ennui tue et la parole, une parole logorrhéique, pathétique, voilà, quand le rire ne parvenait pas à la défaire, ce à quoi se réduisait la condition humaine et son horizon ordinaire : une angoisse diffuse et vague, non-sens.
De là, une question à la littérature : n’est-elle qu’« accommodation des restes » ? Et lesquels ? Ceux qui flattent les narcissismes qu’ils assurent ? Ou bien ce qu’en dit Lacan et seulement ce qu’il en dit : une « affaire de collocation dans l’écrit de ce qui d’abord serait chant, mythe parlé, procession dramatique  » où l’écrit ne serait qu’un support autant qu’un vecteur de la parole et donc du signifiant ? Ou bien encore autre chose dont Joyce, notamment, et les poètes témoigneraient ? Tension poïétique face à une effraction du réel.
La question de savoir si la littérature n’est qu’une « affaire » de virement » est donc biaisée. Si elle concerne l’accommodation des restes, le recouvrement d’un plus-de-jouir, elle ne concerne Joyce, qui voit dans le « drame » un faire double, d’un côté « faire le portrait de la vérité » (Ibsen), de l’autre l’élever comme la plus haute forme de la poésie (Lessing) , que latéralement, vu qu’elle accrédite la subordination de la lettre au signifiant si Joyce, manière de dévaluer la jouissance, travaille lui à libérer la lettre encore et encore en faisant relance de la vie contre la mort qu’apporte le signifiant.
Lacan, cependant, dit ici sa dette. Sa dette envers Joyce, il l’aura, par avance, admise si, a contrario,  où Joyce se contient symboliquement du drame, il fait lui de « la procession dramatique » qu’il extrait du conte de Poe, un drame, « le drame réel » qui délivre la structure de fiction de la Vérité, la régression topique au stade du miroir.
Le sort de la littérature étant de la sorte scellé, Lacan passe au rapport de la psychanalyse à la littérature. S’ensuit un double mouvement de disqualification de la psychanalyse, Freud compris, la psychanalyse ne peut motiver de sa pratique le moindre jugement littéraire, et de requalification qui le qualifie, lui, Lacan, comme le promoteur en psychanalyse de ce que l’écrit y apporte de singulier : « Pour la psychanalyse, qu’elle soit appendue à l’Œdipe, ne la qualifie en rien pour s’y retrouver dans le texte de Sophocle. L’évocation par Freud d’un texte de Dostoïevski ne suffit pas pour dire que la critique de textes, chasse jusqu’ici gardée du discours universitaire, ait reçu de la psychanalyse plus d’air.  »
Cette mise au point ne concerne pas tant la psychanalyse que Freud ou Lacan lui-même et si elle vise l’Université, c’est pour agréer à Joyce et soutenir le discours qu’il promeut. Lacan s’écarte ici de Lacan, un Lacan structuraliste si par structuralisme on entend l’art de saisir un système symbolique complexe, ce qu’est l’Œdipe, en quoi Lacan n’aura été structuraliste qu’à être freudien. En prenant congé du Freud de « Dostoïevski et le parricide », il prend aussi bien congé de ce Lacan-là, celui de  « La Lettre volée », notamment . En effet, « le drame réel » que Lacan produit y délivre la structure de fiction de la Vérité qu’est le complexe d’Œdipe, Œdipe qu’on peut, d’ailleurs, y lire de trois points de vue différents au moins, le complexe maternel, le complexe paternel ou le complexe des fils.
Qu’il s’affiche comme le promoteur de l’écrit en psychanalyse trouve un équivalent en littérature, d’aucuns, selon lui, la reconfigurent, y apportant le déplacement des intérêts avec lesquels, il nous devient clair, qu’il s’accorde mieux. De la promotion de l’écrit en littérature, Lacan donne un exemple énorme : « que ce soit de nos jours qu’enfin Rabelais soit lu…  » Pourquoi Rabelais ? Il y a une raison contingente, la publication l’année précédente par Mikael Bakhtine  de son Rabelais et une autre nécessaire, Lacan requiert non seulement le grand rire de Rabelais, mais aussi son autorité, Rabelais est le premier à poser que la question du miroir est la question fondamentale de la littérature, pour autant qu’elle y implique les identifications du sujet, non l’auteur mais le lecteur  : « Les beaux bâtisseurs nouveaux de pierres mortes ne sont écrits en mon livre de vie, je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes.  »
C’est d’un tel appui que Lacan peut avancer qu’il est comme « auteur moins impliqué qu’on imagine » et que, s’agissant de rapports, de conférences, de communications diverses, ses Écrits, « un titre plus ironique qu’on ne croit » . La critique de Freud ne saurait tarder. Il y manque un préalable, le propre engagement de Lacan en matière de critique littéraire : « Il est pourtant frappant » qu’il ouvre, écrit-il, » les Écrits par un texte de 1956 « Le séminaire sur La Lettre volée » qui non seulement tranche avec la chronologie des autres textes (1936-1965), mais aussi rend compte de « ce qui distingue la lettre du signifiant même qu’elle emporte. En quoi ce n’est pas faire métaphore de l’épistole. Puisque le conte consiste en ce qu’y passe comme muscade le message dont la lettre y fait péripétie sans lui.   »
Il convient de revenir sur nos pas. Qu’en est-il justement ? Que Lacan soutient-il en 1955 ? Que, selon que qu’il dit en 1971, « loin en tout cas de [se] commettre en ce frotti-frotta littéraire dont se dénote le psychanalyste en mal d’invention, [il] y dénonce la tentative immanquable à démontrer l’inégalité de sa pratique à motiver le moindre jugement littéraire  » ? Non, j’ai laissé entendre qu’il emboîtait le pas aux autres psychanalystes, notamment justement, à celle qu’il traite de « ménagère », Marie Bonaparte. Son écart tient seulement à son refus de faire, comme le font Freud et Marie Bonaparte, l’un de Dostoïevski, l’autre de Poe, de l’écrivain un « cas » pathologique . Son apport, le plus qu’il introduit par rapport aux autres, y est à la fois précipitation puisqu’il précipite ce que la détermination du sujet par le signifiant doit à la fonction phallique, tirant les conséquences de ce qui n’échappe pas à Marie Bonaparte, que le phallus, pour être un signifiant d’exception, hors pair, y mène la danse, et anticipation puisqu’il ménage la place de ce qu’il ne distingue que maintenant, qu’il convient de séparer la lettre du signifiant. Perdu, le phallus passe dans le trou de la lettre, quand il en ressort, il en ressort sous la forme d’un nom-du-père ou d’un nom propre.
Et c’est « faire métaphore de l’épistole » que de se faire la dupe du mouvement qu’on impulse si, à la suite de Poe, on y dénie avec la lettre à la lettre près plutôt qu’on ne le refoule le signifiant qu’on promeut et qu’on ne nomme pas sauf à qualifier la lettre de « pur signifiant » , qui « est unité d’être unique, n’étant de par sa nature symbole que d’une absence »  en sorte que, ayant réduit la lettre au signifiant, l’y contenant, « on ne peut dire de la lettre volée qu’il faille qu’à l’instar des autres objets, elle soit ou ne soit pas quelque part, mais bien qu’à leur différence, elle sera et ne sera pas là où elle est, où qu’elle aille. »  C’est sa destination de signifiant, entendue comme signifiant, la lettre est et n’est pas là, où qu’elle soit.
« Faire métaphore de l’épistole », c’est donc faire exactement ce que Lacan fait du « conte » en 1955, il y rend compte de ce que le discours et la structure du sujet en psychanalyse doivent au mécanisme pervers : l’élision du phallus et partant l’élision de la castration. Il est clair qu’à ne pas dire tel quel le message « sur » la lettre, pas « de » la lettre dont Lacan soutient qu’il est indifférent, ce n’est pas insuffisamment, c’est d’autant plus rigoureusement que Poe l’avoue. Collant à Poe, Lacan s’identifie alors à lui : « sur ce que Poe fait d’être écrivain à former un tel message [sur le phallus plutôt que] sur la lettre. »
Ce message-là ne délivre pas « le compte bien rendu de ce qui distingue la lettre du signifiant », Lacan y soutenant contre ses collègues le primat du phallus sur l’Oedipe. Le « conte » dont Lacan rend en quelques lignes « compte » ici, qui passe par le chiffrage de l’inconscient, ses détours et son comptage, concerne en propre le trajet de la lettre, ses péripéties, soit qu’elle parvient toujours à destination, c’est-à-dire, revient toujours à la même place : « la lettre porte pour arriver toujours à sa destination. »
Néanmoins, de même que l’élision du phallus par Poe ne saurait être élucidée par quelques traits de sa psychobiographie, de même son texte à lui, qui procède de la même élision, ne saurait se « résoudre par la sienne »  puisque, ce faisant, jouant du sens double de la lettre entre voix et voie, il déplace, ici et maintenant, décisivement le savoir de Poe, son déni : où le signifiant commande et mène la danse, la lettre troue le savoir. Son « mienne » est équivoque. Défait-elle l’élision de Poe ou le recours à sa psychobiographie ? Le vœu de Lacan qui suit, qu’on le lise, comme il se relit lui-même, « enfin convenablement », et ce qu’il dit aussitôt après de l’inconscient, lèvent l’équivoque dans le sens de « l’élision » plutôt que dans celui de « la psychobiographie. »
« Il est certain que, comme d’ordinaire, la psychanalyse ici reçoit, de la littérature, si elle en prend du refoulement dans son ressort une idée moins psychobiographique. »  À vrai dire, si la psychanalyse fait de la littérature son ordinaire, elle ne l’améliore que, si, selon mon cas, elle tient son ressort de l’inconscient, non de quelques éléments psychobiographiques qui la tirent ailleurs.
Changeant d’interlocuteurs, Lacan s’adresse aux psychanalystes, mais s’il se tourne vers eux, c’est à la psychanalyse, qu’il réifie, que, jouant de l’instance, il lui propose la lettre « comme en souffrance » : « Pour moi si je propose à la psychanalyse la lettre comme en souffrance, c’est qu’elle y montre son échec. »
Ici encore, le propos de Lacan est à double détente. D’un côté, s’il se déprend de Poe et de la littérature, il revendique le Lacan-Dupin de l’instance. Pour l’un, la lettre reste « en souffrance », méconnue comme telle ; pour l’autre, « comme en souffrance ». Cet écart de l’instance de la lettre à sa souffrance permet une première lecture de sa proposition : « Pour moi si je propose à la psychanalyse la lettre comme en souffrance, c’est qu’elle y montre [l’échec de la littérature]. »
De l’autre côté, il affirme que la psychanalyse est mise en échec par ses dépositaires mêmes, qui lui préfèrent la psychologie du Moi : négligeant les ressources du refoulement en ses formations, ceux-là se fient aux formes imaginaires de l’identification. De là une seconde lecture de sa proposition : « Pour moi si je propose [maintenant] à la psychanalyse la lettre comme en souffrance, c’est qu’elle y montre son [propre] échec. »
C’est du propre échec de la psychanalyse qu’il s’agit, la psychanalyse étant mise en échec d’être détournée de sa raison, laquelle justement est de mettre la Raison en question. Or, si c’est par ricochet qu’il éclaire l’échec de la littérature, c’est de démontrer où la lettre fait de la psychanalyse trou qu’il éclaire des « Lumières » l’une par l’autre. Le « je pense, donc je suis » cartésien, ce sujet transparent à lui-même, que Freud met sur la sellette et déloge de ses prérogatives, à le reprendre et partir de lui, n’affirme pas seulement mon existence, il affirme sa transcendance, il suppose un garant de la vérité.
Cette garantie en défaut, qui fait trou, et dont la psychanalyse part dans l’attention qu’elle porte aux éclats d’un inconscient sophiste (traits d’esprit, lapsus, actes manqués, oublis, rêves, symptômes, représentations), Lacan la légitime du savoir de l’optique et des dernières avancées de la physique : « On le sait depuis longtemps : rien de plus important en optique, et la plus récente physique du photon s’en arme. »
Opportuniste, fort de Freud, Lacan poursuit sa double détente.
« Méthode par où la psychanalyse justifie mieux son intrusion : car si la critique littéraire pouvait effectivement se renouveler, ce serait de ce que la psychanalyse soit là pour que les textes se mesurent à elle, l’énigme étant de son côté. »
D’un côté, c’est armée d’une « méthode », qui n’est pas le Discours de la Méthode, l’ « association libre », (« je pense à ce que je suis où je ne pense pas que je pense ») que la psychanalyse justifie son intrusion en matière de critique littéraire, [la réponse à] l’énigme [de l’être] étant de son côté  : « je vous invite à vous indigner qu’après tant de siècles d’hypocrisie religieuse et d’esbroufe philosophique, rien n’ait été encore valablement articulé de ce qui lie la métaphore à la question de l’être et la métonymie à son manque, – faudrait-il que, de l’objet de cette indignation en tant que fauteur et victime, quelque chose soit encore là pour y répondre : à savoir l’homme de l’humanisme et la créance, irrémédiablement protestée, qu’il a tiré sur ses intentions. »
Nonobstant l’interdit de l’être, « le non-être n’est pas », qui le présuppose, la question « qu’est-ce que l’être ? »,  n’a pas de sens, il n’y a que du paraître ou du « semblant » d’être, aussi est-ce à un mi-dire sur le Un que, passées les barrières du beau, du vrai, du bien, de ces moments, qu’on peut prendre fait et cause pour les « parlêtres » que nous sommes depuis le réel qui dément que le langage le dise, il y a de l’irréductible (1≠1).
De l’autre côté, son recours à la « méthode » de Freud n’est pas médisance, Lacan ne médit pas, plutôt ils les attend, de ceux qui, à l’IPA, « plutôt qu’ils exercent [la psychanalyse], ils en sont exercés, à tout le moins d’être pris en corps. »   « D’être pris en corps » ? Oui, « en corps », ils prennent, conformément aux recommandations d’Édimbourg établies à l’usage de la Société française de Psychanalyse à l’occasion du rejet de sa demande d’affiliation à l’IPA suite à sa scission avec la Société psychanalytique de Paris, les règles et autres « rites » de fonctionnement des analyses didactiques comme « standards » de la formation des psychanalystes et de la transmission de la psychanalyse.
De là encore, son : « j’oppose à leur adresse vérité et savoir : c’est la première où aussitôt ils reconnaissent leur office, alors que sur la sellette, c’est leur vérité que j’attends. J’insiste à corriger mon tir d’un savoir en échec : comme on dit figure en abyme, ce n’est pas échec du savoir. J’apprends alors qu’on s’en croît dispensé de faire preuve d’aucun savoir. »
« J’insiste à corriger mon tir d’un savoir en échec » : quel tir Lacan corrige-t-il ? Ce qu’il a jusque là soutenu quant à la vérité. Métonymique, accrochée aux déterminations du sujet, le fantasme en était la clef ; « en abyme », locale, c’est le symptôme qui en répond et c’est là que, dorénavant, Lacan nous attendra : il y a du « un » qui ne fait pas société.  Ce pas, le pas que Lacan fait là, et aussi sûr qu’il l’aura fait pour nous, sera le dernier.
« Serait-ce lettre morte que j’aie mis au titre d’un de ces morceaux que j’ai dit Écrits,…, de la lettre l’instance, comme raison de l’inconscient ? »
Une pensée voisine, venue des confins, que j’interpole « pour mieux nous ramener au fait [qu’avec les formations de l’inconscient], nous sommes dans l’écriture où même le prétendu « idéogramme » est une lettre »  pose que «  ce qui est » se constate ou se déduit, et qu’aussi bien on le nomme. C’est de là que « ce qui est » peut être identique à lui-même. Outre qu’il participe de l’être, du mouvement ou du repos, « ce qui est » procède du même par lequel il s’identifie et de l’autre par lequel il se distingue. En trois coups de ciseau, celui à qui on attribue ces propos, Maître Tchouang taille en orfèvre : les choses sont telles en étant nommées. « Comment donc sont-elles telles ? Elles sont telles en étant telles qu’elles-mêmes. Et comment ne sont-elles pas telles ? Elles ne sont pas telles en étant différentes d’elles-mêmes. Et en quoi dit-on que quelque chose est admissible ou non ? Selon qu’il se conforme au critère du possible ou de l’impossible, il sera décrété admissible ou non. Ainsi donc d’une manière ou d’une autre, toute chose est telle, toute chose est possible. »
Et, s’il n’y a aucune différence entre les choses et leurs formes, c’est que les choses et les formes sont autrement, elles existent autrement et leur différence n’a de valeur que pour nous si elles tiennent leur forme de la lettre, non du signifiant. Toutes participent selon leur mode d’être au Un : « il n’y a en vérité aucune différence entre la plus belle des femmes et le pire des laiderons, […] toutes les choses obéissent à un principe commun qui les rassemble dans une seule et même unité.  »
Mais en va t-il de même avec le Un, lequel n’est pas contingent, mais réel ? « Une fois que j’ai dit « le Un est », puis-je dire que je n’en ai pas parlé ? Le Un non nommé et le Un qui est nommé, dédoublés, forment deux éléments ; ces deux éléments en s’additionnant forment une troisième unité. À partir de là, même le plus habile calculateur ne pourra arriver au bout du compte. »  Comme il faut du trois pour faire du Un, il faut du trois pour qu’il y ait du semblant d’être. De là la chute de Maître Tchouang, et son ironique charge : « Quand on pense que pour aller du non-être à l’être on est déjà arrivé à compter jusqu’à trois, que dire lorsqu’on va de l’être à l’être ! Le mieux est de s’en abstenir et de laisser faire la nature des nombres en suspendant son action. »
« N’est-ce pas désigner assez dans la lettre ce qui, à devoir insister, n’est pas là de plein droit si fort de raison que ça s’avance. La dire moyenne ou bien extrême, c’est montrer la bifidité où s’engage toute mesure, mais n’y a-t-il rien dans le réel qui se passe de cette médiation ? La frontière certes, à séparer deux territoires, en symbolise qu’ils sont mêmes pour qui la franchit, qu’ils ont commune mesure. C’est le principe de l’Umwelt, qui fait reflet de l’Innenwelt. Fâcheuse, cette biologie qui se donne déjà tout de principe : le fait de l’adaptation notamment ; ne parlons pas de la sélection, elle franche idéologie à se bénir d’être naturelle. »
L’embarras de Lacan est ici à son comble aussi s’adresse-t-il à lui-même. Non, Lacan ne désigne pas assez ce qui, de la lettre, à devoir autant insister dans l’inconscient, non seulement s’écrit plus que ça ne parle, mais ne serait pas là de plein droit ( ?) si fort de raison que ça s’avance ( ?). Ce qu’il rencontre concernant la lettre, quelle y est vive, serait-ce « lettre morte », commence-t-il par dire à propos de L’instance…, jamais nulle part ailleurs, jamais il ne l’aura dit comme il le dira là. Il commence par se défendre et relever qu’il outrepasse, sans rien en dire, le tabou que véhicule « a letter, a litter », qu’hors les textes sacrés, une lettre ne peut être qu’une ordure, un déchet ou un rebut. La lettre n’y est pas de plein droit aussi fort soit le sans raison pour lequel elle s’y avance comme elle s’y avance.
Pourquoi ? Parce que la lettre met en cause le signifiant, la primauté que Lacan a de bon droit jusque là accordé au symbolique, que la parole de commandement doit, par exemple, pouvoir se faire entendre aux confins de l’empire : la lettre ne serait là que pour porter et asseoir une telle parole. Les raisons d’une telle insistance, qui manquent, Lacan se charge de nous les énumérer. La raison mathématique des nombres, qui unifie, ne le satisfait pas : « N’y a-t-il rien dans le réel qui se passe de cette médiation ? » La frontière qui symbolise la séparation imaginaire entre deux territoires ne le convainc pas davantage. L’imaginaire, qui a charge d’un « fâcheux », les théories nauséeuses d’une adaptation et sélection naturelles, dit aussi sa carence quant à la séparation en jeu.
« La lettre n’est-elle pas … Plus proprement littorale, soit figurant qu’un domaine tout entier fait pour l’autre frontière, de ce qu’ils sont étrangers, jusqu’à n’être pas réciproques. Le bord du trou dans le savoir, voilà-t-il pas ce qu’elle dessine. Et comment la psychanalyse, si, justement ce que la lettre dit « à la lettre » par sa bouche, il ne lui fallait pas le méconnaître, comment pourrait-elle nier qu’il soit, ce trou, — de ce qu’à le combler, elle recoure à y invoquer la jouissance ? Reste à savoir comment l’inconscient que je dis être effet de langage, de ce qu’il en suppose la structure comme nécessaire et suffisante commande cette fonction de la lettre. »
« Proprement » littorale, la lettre autant que le chiffre est réelle, aussi primaire que lui. Littérale, elle n’est seconde par rapport au signifiant que pour autant qu’elle relève d’un système d’écriture. Littorale, elle ne borde pas seulement le trou du savoir, elle fait bord du corps ; enformant les choses, elle leur donne forme.
Où le signifiant commande d’enchaîner la lettre entendue comme littérale à du Un, la lettre entendue comme littorale répond de la pulsion. Libérée, question de temps, dans la cure, de son enchaînement au signifiant par la double coupure de l’interprétation, la lettre est séparatrice.
Tout le reste est littérature ou, comme Lacan s’y essaie dans ses impressions de voyage, au demeurant instructives, pour parer quelques effets délétères de l’imaginaire, poésie.

Toulouse, le 2 nov. 2015.
Balbino Bautista