Narcissisme n’est pas égoïsme

17 octobre 2006

Séminaire de Toulouse « ego et moi »

 

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Il m’a paru nécessaire de faire une place dans notre discussion au narcissisme – en prenant appui sur le texte écrit par Freud pour introduire ce concept dans le savoir psychanalytique. Lacan attribue la dérive américaine de l’égo-psychologie à la confusion du moi et du narcissisme. Freud emprunte littéralement le terme à P. Näcke qui l’invente en 1899 et admet avec ce dernier qu’il puisse désigner la façon perverse dont un sujet traite son corps – ainsi que Woody Allen, si vous me passez l’anachronisme, définit la masturbation : « Faire l’amour avec quelqu’un que j’aime – moi ». Seulement Freud élargit aussitôt l’acception du terme à la névrose, au « développement sexuel régulier de l’être humain » et à la paraphrénie – élargissement qu’il s’attache à montrer dans la première section de son article, à laquelle je m’arrêterai. Le narcissisme a en effet été rencontré par la psychanalyse comme difficulté de la cure du névrosé. Dans ce sens, le narcissisme n’est plus une modalité de la perversion « mais le complément libidinal à l’égoïsme de la pulsion d’autoconservation dont une part est, à juste titre, attribuée à tout être vivant » (p. 82). Conclusion : il y aurait donc un narcissisme normal et un narcissisme pervers – le premier étant qualifié déjà de primaire, comme si la pathologie dérivait de la normalité.

Un deuxième argument, à côté des névroses, est apparu comme la première raison de soutenir l’hypothèse de cette division du narcissisme : la clinique des paraphrènes, selon l’appellation choisie par Freud pour regrouper la Démence précoce de Kraepelin et la Schizophrénie de Bleuler, dès lors que l’on tente de les soumettre à l’hypothèse de la théorie de la libido. Ces malades sont en effet caractérisés par deux traits : a) le délire de grandeur, b) le détournement du monde extérieur – lequel détournement les rends « inaccessibles » à la psychanalyse.

Certes, note Freud, hystérie et obsession se détournent également du monde extérieur, mais le lien érotique aux personnes et aux choses est maintenu dans les objets qu’ils leurs substituent ou dont ils les complètent dans le fantasme. En outre, ils renoncent aux actions motrices susceptibles de permettre d’atteindre ces objets. Ici, le terme junguien « d’introversion de la libido » conviendrait. A contrario, dans la paraphrénie, il n’y a pas de substitution d’objet : lorsque cette substitution se produit, c’est qu’il y a tentative de guérison.

D’où la question : où va la libido que le schizophrène (le paraphrène) retire des objets ? Le délire de grandeur l’indique : sur le moi. Et c’est cela le narcissisme secondaire. Pour Freud, résulte de cet investissement un état qui agrandit et manifeste un autre état qui le précède dans l’enfance : lequel serait précisément ce narcissisme que Freud a déjà, pour une autre raison, qualifié de primaire.

Après les perversions et les névroses, il existe un troisième argument en faveur du narcissisme et de cette découverte du narcissisme primaire : « nos » (celles de Freud ?) observations et conceptions « concernant la vie psychique des enfants et des peuples primitifs ». Les peuples primitifs présentent des traits qui, isolés, pourraient être attribués au délire de grandeur : « surestimation de la puissance de leurs désirs et de leurs actes psychiques, « toute puissance de la pensée », croyance à la force magique des mots, et une technique envers le monde extérieur, la « magie » qui apparaît comme l’application conséquente de ces présuppositions mégalomaniaques » (p. 83). Par analogie, nous nous attendons à trouver chez l’enfant contemporain, « dont le développement est beaucoup plus impénétrable, une attitude analogue vis-à-vis du monde extérieur ». Nous admettons ainsi un investissement originaire du moi, dont une partie sera plus tard cédée (par qui ?) aux objets : « (…) l’investissement du moi persiste et se comporte comme le corps d’un animalcule protoplasmique envers les pseudopodes qu’il a émis ». Dans la clinique des névroses, ce premier investissement nous demeurait caché : ne se voyaient que les investissements d’objets, tour à tour émis et retirés, ainsi qu’une opposition entre libido du moi et libido d’objet. Paroxysme de la libido d’objet : la passion amoureuse ; paroxysme de la libido du moi : le fantasme (auto-perception) de fin du monde paranoïaque.

Conclusion : seul l’investissement d’objet permet de distinguer l’énergie sexuelle (la libido) et l’énergie des pulsions du moi (auquel Freud retire à cet instant mais pour le restituer ensuite le terme de libido).

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Ce développement amène deux nouvelles questions : a) quelle relation existe-t-il entre le narcissisme et l’auto-érotisme (identifié à un état de la libido à son début) ? b) si l’on attribue au moi un investissement primaire de libido, pourquoi distinguer encore une libido sexuelle et une énergie non sexuelle des pulsions du moi ? Ne serait-il pas plus simple de ne conserver que l’hypothèse d’une énergie psychique d’un seul type ?

A la question portant sur l’auto-érotisme, Freud répond que le moi n’existe pas au début dans l’individu, alors que les pulsions existent – auto-érotiques et non narcissiques dès lors par définition. Il faut ajouter quelque chose à l’auto-érotisme, écrit Freud sans préciser quoi, pour donner forme au narcissisme. Je note que cette thèse fait le narcissisme, chez Freud, toujours second, non seulement par rapport à l’auto-érotisme, mais par rapport à ce « rajout » exigé. Il faut attendre Lacan pour que cette condition soit identifiée à un « détour par l’Autre », faisant le narcissisme « secondaire de structure ». Je note encore que Freud lie le moi au développement (du procès de subjectivation), solidaire de la solution adoptée au regard du monde (en quelque sorte pour que le monde soit extérieur au sujet) : il y a déjà quelque chose du symptôme dans cette acception. Pierre Bruno a introduit cet aspect avec l’axiome : pas de monde sans moi, déjà conséquence d’une autre proposition – « le moi est le contenant du savoir ». Pas de moi qui soit d’avant le savoir : façon de relire le jugement d’attribution dans Die Verneinung. Freud se demande si la seconde question (l’hypothèse alternative de l’unicité de la pulsion à ses débuts) n’est pas l’occasion d’un « stérile débat théorique ». Il considère que, « entre une théorie spéculative et une science bâtie sur l’interprétation de l’empirie », nous sommes contraints de faire le même choix que la physique, pour la seconde option : une telle science « ne constitue pas les fondations mais le faîtes de tout l’édifice ». On peut donc l’abandonner sans dommage si les faits l’exigent. Il me semble que c’est une version freudienne de la façon dont Pierre Bruno à situé l’acte (ici la prise en considération d’un fait qui objecte à la théorie) au cœur du rapport que le sujet entretient avec le savoir : « l’acte anticiperait sur le savoir, de telle sorte que le savoir serait la conséquence de l’acte, et non l’inverse ». Il peut donc être révisé sans problème : la crispation des psychanalystes sur leur « orthodoxie » (alors même qu’ils professent ne point en avoir) ne laisse pas d’inquiéter – la psychanalyse marcherait-elle sur la tête ?

Quels sont donc ces faits qui imposent la distinction entre libido du moi et libido d’objet ? L’analyse des névroses de transferts a conduit à distinguer pulsions sexuelles et pulsions du moi, distinction sans laquelle hystéries et obsessions demeurent inexplicables. Il existe d’autres faits qui vont dans le même sens, quoiqu’ils soient inutiles pour nous, puisqu’ils n’ont rien à voir avec la psychanalyse et la théorie des pulsions. En effet, la distinction entre les deux types de pulsions est déjà présente dans la distinction conceptuelle que nous faisons spontanément entre faim et amour (le monde du marché et de la technoscience la fait-il encore ?), ainsi que dans les considérations biologiques qui différencient l’individu mortel, « appendice de son plasma germinatif », et l’espèce, à l’immortalité de laquelle ce plasma contribue. Freud compare ce rapport à celui, temporaire, que l’aîné d’une famille entretient avec le majorat – uniquement de son vivant. La dichotomie des pulsions reflèterait cette (une ?) double fonction de l’individu.

Freud rajoute un troisième argument en faveur de la division libidinale (après la considération épistémologique et les indices de la double fonction appelant la duplicité des pulsions) : toutes les considérations provisoires de la psychanalyse devront à terme « être placées sur la base de supports organiques » (86). Sûrement existe-t-il « des substances déterminées et des processus chimiques qui produisent les effets de la sexualité et permettent la continuation de la vie de l’individu dans l’espèce ». Suit la phrase suivante qui nous défend de comprendre de la façon simpliste dont les détracteurs de la psychanalyse tentent d’opposer un Freud psychanalyste à un Freud potentiellement neuroscientifique : « Nous tenons compte de cette vraisemblance en remplaçant ces substances chimiques déterminées par des forces psychiques déterminées ». Il me semble, en effet, que cette proposition présente la même structure que la pulsion dont il est question : « représentant psychique du somatique ». Le déterminisme biologique se reflète dans le déterminisme psychique, mais le déterminisme psychique ne se résoudra pas dans le déterminisme biologique : précisément, l’élément qui s’est rajouté à l’auto-érotisme pour donner forme au narcissisme, le fait même que le moi n’est pas donné de départ, mettent aussi bien le moi et le narcissisme hors des processus strictement biologiques chez l’humain. Je conclurait sur le commentaire de Freud : « Comme précédemment je me suis en général efforcé de maintenir à distance de la psychologie [entendez sa métapsychologie] tout ce qui lui est hétérogène, et même la pensée biologique, je veux avouer expressément que l’hypothèse de pulsions du moi et de pulsions sexuelles séparées, et donc la théorie de la libido, repose pour une très petite part sur un fonctionnement psychologique et s’appuie essentiellement sur la biologie. Je serai donc assez conséquent aussi pour laisser tomber cette hypothèse, si émanant du travail psychanalytique lui-même, une autre préoccupation se donnait comme mieux utilisable ». En d’autres termes, Freud pose le biologique jusqu’en un certain point irréductible au psychologique : soit comme le « lieu » d’un réel. Mais il n’exclut pas que ce réel puisse, la psychanalyse, progressant, ne plus la concerner (nous savons aujourd’hui qu’il avait raison puisque le réel du sujet et de la psychanalyse n’est pas identique au biologique). Il le dit clairement à propos d’une autre hypothèse : le dualisme pulsionnel ne serait qu’un « produit de différenciation de l’énergie qui est à l’œuvre par ailleurs dans la psyché ». Et alors ? « Il est possible que cette identité originaire ait aussi peu à faire avec nos intérêts psychanalytiques que la parenté originaire de toutes les races humaines avec la preuve, qu’on doit fournir aux autorités successorales, de sa parenté avec un testataire » (p. 86).

Tout cela ne mène à rien. « Familiarisons-nous avec la possibilité de l’erreur », mais confrontons l’hypothèse à ces conséquences, notamment avec la schizophrénie.

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Cette section se termine sur la discussion d’une objection de Jung qui prétend que la théorie de la libido a échoué a expliquer la schizophrénie au motif « que l’on ne saurait admettre que le seul retrait de la libido puisse être la cause de la perte de la fonction de la réalité normale ». (p. 87). Freud s’amuse à extraire la bonne solution du travail même de Jung : « (…) l’introversion de la libido sexualis [en latin s’il vous plait] conduit à un investissement du « moi » et il se pourrait que notre perte de la réalité en soit l’effet ». mais Jung se détourne de cette solution en affirmant que ce qui en résulterait expliquerait la psychologie d’un anachorète ascétique mais pas une démence précoce. Freud en profite pour faire faire un pas de plus à sa réflexion : rien ne dit que cet anachorète qui « s’est efforcé de faire disparaître toute trace d’intérêt sexuel » (au sens populaire du mot) n’ait pas sublimé sa libido « sous forme d’un intérêt accru pour le domaine divin, animal, sans qu’elle ait subi « une introversion dirigé sur ses fantasme ou un retour à son moi » : ce n’est même pas une façon pathogène de placer sa libido. C’est la distinction entre sublimation et idéalisation qui pointe son nez à cet endroit. Sur quoi nous reviendrons.

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La place et le temps manquent pour donner un contenu clinique à ses considérations. Une vignette pourtant, dont j’esquisse à peine un commentaire que je ne défendrai pas mordicus. Quelqu’un m’a relaté son expérience de 8 jours de coma, ce dont je lui suis extrêmement reconnaissant Il me pardonnera d’y faire allusion tant il m’a enseigné. Il « se » vivait alors debout, à côté de son organisme abandonné aux soins, incapable de mouvement coordonné même en imagination, et sans douleur. Il divisait les gens qui le visitaient entre anges et démons : les anges lui parlaient, les démons le soignaient. Il a retrouvé son corps avec la souffrance : la souffrance témoignait du branchement, de nouveau, du sujet, de l’organisme et du corps. Ce fragment relate un dé-nouage du corps avec l’organisme suivi d’un re-nouage ; il rend compte d’un investissement sous coma maintenu (malgré le coma) du monde extérieur (un tantinet reconstruit), et, semble-t-il, du maintien d’un investissement du moi (identique au corps ici, à la différence de Joyce qui sent le sien filer lors de la fameuse raclée). Paradoxe de quelqu’un dont le moi abandonne l’organisme mais qui continue à investir le premier (comme on le dit d’un lieu), et à investir les autres du monde extérieur qu’il reconstruit. N’est-ce pas une preuve quasi expérimentale de la distinction entre libido et pulsion ? Celle-ci, en effet, est réduite aux dimensions d’un « organe indisponible » du fait que le somatique ne soit représenté dans le psychique que par un mutisme (coma oblige), modalité quand même particulière du « silence » des pulsions. Le maintien de l’investissement du moi et la substitution des anges et des démons aux autres ne constituaient-ils pas déjà une tentative de sortir du coma ? A quelle condition, dans la règle générale, le narcissisme accompagne-t-il un tel nouage du sujet au monde ?