Moment scientifique lacanien (2)

Lundi 11 février 2008

Séminaire Toulouse : « Science et ascience »

J’ai commencé à lire le dernier livre de Geneviève Morel, La Loi de la mère, essai sur le sinthome sexuel. Ce qui d’emblée s’accorde avec ma conception, c’est le fait que ce livre contient une thèse, ce qui n’est pas toujours le cas des livres ou des articles de psychanalyse. La thèse est énoncée dans l’introduction : le sinthome peut séparer l’enfant de sa mère, éventuellement sans le père, et mieux que lui. Sous son apparente simplicité, cette thèse, ou plutôt hypothèse que le livre a pour objet de vérifier est assez complexe. En premier lieu : qu’est-ce que le sinthome ? C’est une corde qui permet, quand un nœud borroméen est raté, quand, par exemple, comme c’est censé être le cas pour Joyce, S et R sont liés olympiquement et I libre (Le Sinthome, p. 151), de reconstituer un nœud borroméen, c’est-à-dire la liaison borroméenne S/R, I, ∑. En principe, comme vous le savez, la liaison boroméenne est le fait du Nom-du-Père, qui interdit toute liaison entre deux ronds, et consiste dans une liaison des deux au moyen d’un troisième, liaison telle que si vous coupez un quelconque des ronds les trois sont libres.

Pour tout dire, j’adhère à cette hypothèse de Geneviève Morel, mais, pour préciser ma position, sans savoir d’ailleurs ce que cette dernière pense sur ce point, je ne considère pas le Nom-du-Père comme un cas particulier du sinthome, thèse courante actuellement aussi bien chez les millériens que chez quelqu’un comme Alain Vanier, si j’en crois ses propos lors d’une soutenance de thèse. Pourquoi ? Prenons le nœud borroméen à 3. Le « il n’y a pas d’Autre de l’Autre » se trouve à l’intersection R-I (et non à l’intersection R-I-S). (1) Si nous faisions passer une corde dans cet espace, nous n’obtiendrions pas un nœud borroméen. (2) Il faut, pour obtenir à partir de là un nœud borroméen à 3, le rabouter sans le nouer aux autres et n’opérer le nouage des trois qu’avec le quatrième. L’opération (1) correspond au rapport du névrosé avec son symptôme, il en est encombré. L’opération (2) nous montre le névrosé en tant qu’analysé. Le symptôme est devenu sinthome. Entretemps, le nouage borroméen à 3, que j’ai dit être le Nom-du-Père, a dû être défait – par coupure – et le montage borroméen reconstitué. Vous pouvez lire l’article de Marie-Jean Sauret dans PSYCHANALYSE n° 11 où il est question de cela. Du coup, le problème se pose de distinguer une séparation par le père d’une séparation par le sinthome, au point qu’on peut se demander si le même terme de séparation convient pour les deux opérations. La première d’ailleurs donne lieu au fantasme, cela devrait suffire à nous alerter. C’est du moins la thèse du Séminaire XI, puisque par la suite, ce terme de séparation semble disparaître dans cet usage. Quand le père n’est pas châtré par son père, qu’il n’y a pas de père symbolique, le Nom-du-Père est forclos. Il s’agit là cependant du père en tant que nommé. En tant que nommant (le nom donné par le père), le père est réel. On en déduit que le Nom-du-Père, tel qu’il agit dans la métaphhore paternelle, est biface : réel en tant qu’agent de la castration, symbolique pour que l’action de la castration, qui porte sur la mère, soit transmissible (et non forclose) pour un sujet donné. D’où cette thèse de Lacan, dans l’écrit de 1958 sur Schreber, que la rencontre d’un sujet psychotique avec un père réel produit un déclenchement (soit un dé-chaînement signifiant).

Il y a des questions connexes : le sinthome, en tant qu’il pallie le Nom-du-Père, implique-t-il qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre ? Peut-être est-ce ce que veut dire Geneviève Morel quand elle dit que, par le sinthome, il est possible d’obtenir une séparation qui soit « mieux » que celle obtenue grâce au père. Lacan dit bien d’ailleurs, à propos de Joyce, que par le sinthome il parvient à ce qu’on peut obtenir de mieux par la psychanalyse. Viviana Morales, qui fait une thèse sur Virginia Woolf, et dont un article va paraître dans le numéro 12 de PSYCHANALYSE, avance plutôt que l’œuvre de Virginia Woolf ne fait pas sinthome pour elle, puisque la psychose finit par avoir le dessus en la conduisant à cette mort que vous savez. La question est bien posée. Cela étant, est-ce à dire que son œuvre ne fait jamais sinthome ou que ce sinthome est intermittent ? Sans doute ne peut-on pas dire d’elle qu’elle atteint au mieux de ce qu’on peut attendre d’une psychanalyse.

Tout ce débat est partie du mouvement scientifique de la psychanalyse, mais est-ce du même ordre que ce que je vous ai avancé la fois dernière sur un moment scientifique spécifique à la psychanalyse ? Non. On peut discuter de la vérité ou de la fausseté de ce qui précède, mais si on veut prendre les choses radicalement, comme le fait, par exemple, Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques, on peut résumer le débat en question comme une enfilade de mensonges, comme tout ce qui est dit, parce que, foncièrement, le parlement n’est pas la chose : le mot « chaise » n’a aucun rapport avec l’objet qu’il désigne, sauf à penser que vous pouvez vous asseoir sur deux syllabes dont la première est chuintante ou fricative et la seconde sifflante. Cependant, n’oublions pas que cette virtualisation est aussi matérialisation. Par ailleurs, il y a dans le parlement quelque chose qui s’appelle la structure grammaticale, c’est-à-dire un ensemble de règles de positionnement qui n’ont pas cette dimension arbitraire et interchangeable du signifiant.

Autre chose encore est que l’on puisse écrire ce parlement avec des lettres dont on va pouvoir composer, pas tout de suite, une logique. Écrivez simplement A = A puis A ≠ A. Le choix que vous faites d’un des deux opérateurs peut sans doute être rattaché à une lubie du décideur, mais A et A ne mentent pas si vous les considérez, ce qu’a fait Turing, comme des déclencheurs d’opérations mécaniques. Le mensonge ne commence qu’avec la prononciation de la lettre. Mais si la lettre ne fait pas partie d’un mot et en reste à son usage logique, pas de problème. En tout cas, pas de problème pour une machine qui va reconnaître ce A chaque fois qu’elle le rencontre et, éventuellement, faire agir tel mécanisme, alors que tout humain peut, délibérément ou non, ne pas reconnaître A quand il voit A. Je vous demande simplement, pour vous éviter de tomber dans un scepticisme absolu, de penser au rêve comme écriture, comme rébus dit Freud. Bien entendu, vous pouvez interpréter un rêve n’importe comment, mais ce n’importe comment est sans effet. Seule convient l’interprétation qui aura un effet, corporel, je précise : soulagement, changement d’humeur, comme on disait. Dans le parlement, de tels effets aussi se produisent, ce qui indiquerait qu’il n’est pas entièrement mensonger, ou fortuit. Est-ce dû à la structure grammaticale ? On peut dire que la structure grammaticale fait intrusion dans le langage en situant celui qui parle par rapport aux autres. Ce positionnement peut sans doute mentir, mais par opposition à une vérité cette fois, c’est-à-dire non par rapport à l’objet signifié comme dans l’exemple de la chaise, mais par rapport à un autre énoncé qui pourrait être dit vrai. N’importe quel exemple fait l’affaire : ce n’est pas ma mère, ou je suis le père de mon père… En s’introduisant comme sujet dans l’énoncé, en se mettant ainsi en position de signifié, le locuteur change la donne. Nous ne sommes plus dans l’ordre machinique.

Je traite ces questions, qui continueront à faire les beaux jours et les nuits blanches des logiciens, de façon trop cavalière, en essayant simplement de ne pas déraper avant d’arriver à ce que je vise : le statut de ce moment scientifique spécifiquement psychanalytique. Avec ce moment, nous ne sommes plus ni au niveau du fortuit – le rapport du signifiant à l’objet signifié –, ni au niveau du vrai/faux – je suis le père de mon père. Nous sommes à un niveau où, comme je l’ai dit dans une formule qui ne me satisfait que médiocrement, le réel objective la position du savant. Je vais essayer de déployer cette formule d’une façon plus rigoureuse et mieux ajustée à ce dont il s’agit. Le sujet de la science y est présent, ce sujet de la science qui se constitue, qui s’autoproduit avec le cogito sum cartésien comme ce qui résiste au doute hyperbolique. L’hyperbole est une figure de rhétorique qui marque l’excès. En géométrie, l’hyperbole est une section de cône particulière qui a été définie par Apollonius de Perga (262-180 av. J.-C.). Dans la mesure où cette section est parallèle à l’axe du cône, elle coupe les deux nappes du cône (les deux parties séparées par le sommet).

voir PDF

Descartes s’est beaucoup intéressé aux côniques et il serait étonnant qu’il n’ait pas pensé à cette symétrie entre les deux parties de la courbe, celle du pense et celle du suis, dont la répartition est commandée par le point sommital du cône – le je. Quoi qu’il en soit, nous avons affaire à une double révolution à partir d’un seul point, le sommet du cône. Je fais cette remarque, non pas par souci d’érudition, souci qui m’est absolument étranger, mais parce qu’elle suggère une question : ce choix du mot « hyperbolique » n’est-il pas le signe que le réel en personne cogne à la porte mentale de Descartes ?

Poursuivons. Un sujet, qu’est-ce que c’est ? Un truc qui parle ou qui refuse de parler, « sujet qui se tait » (J. Okada). Cela le différencie de la machine qui, elle, parle si on la fait parler et ne peut refuser de parler, sauf si elle est une autre machine (si elle se détraque). Il m’est arrivé de dire que le trauma, c’est le fait de parler. J’ajoute : ou de ne pas parler. C’est à ce niveau que le réel n’est rien d’autre que mon sinthome. J’ai situé, dans ma dernière intervention, le je comme acteur. Il faut bien que j’acte, comme on dit maintenant, puisque le jepensejesuis renvoie à un ensemble vide. Autrement dit, le réel touché par Descartes est lié non pas à la conjonction du cogito et du sum, mais à l’acte de le dire. Ça ne vaut que pour lui. C’est la même chose qui arrive à Lacan quand le plan projectif se présente à lui. Lacan ne découvre pas le plan projectif, c’est le plan projectif qui découvre Lacan : « Enfin, se dit peut-être le plan projectif, un type qui me pige. » Alors, quelle est la différence entre le moment scientifique cartésien et le moment scientifique lacanien ? Si je ne me trompe, elle est dans le fait que le cogitum sum, en tant qu’irruption d’un je réel, vaut pour Descartes mais pas pour un autre, alors que le plan projectif vaut pour Lacan mais s’inscrit en même temps dans un savoir qui vaut pour tout autre, sous réserve cependant que ce plan projectif, pour chacun, se présente matériellement, soit dans un dire, et non dans sa seule épure formelle. Le disciple de Descartes est un cartésien, le disciple de Lacan est un analysant, ou un passant.