14 janvier 2008
Le symptôme « être en retard » est assez courant. Il est l’index d’une volonté, pas forcément consciente, de ne pas se soumettre à l’heure de l’Autre. En même temps, il témoigne d’une croyance, inconsciente cette fois, à la possibilité d’une simultanéité entre l’heure du sujet et l’heure de l’Autre, ce qui est une illusion si le sujet a un corps, c’est-à-dire un ensemble d’appareils qui ne peuvent appréhender l’Autre, quel qu’il soit, instantanément.
L’intuition philosophique originaire de Nietzsche est le renversement des valeurs. Je vais m’essayer à ce renversement non quant aux valeurs mais quant à trois propositions qui font l’objet d’un consensus quasi (je suis prudent) universel. Je retourne ces trois proposition,s (que vous pouvez reconstituer en annulant ce retournement), ce qui donne :
1. Nul n’est remplaçable ;
2. Il est impossible de croire en Dieu ;
3. Tout homme trahit nécessairement.
Je ne suis pas sûr que ces trois propositions, retournées de propositions admises, ne soient pas sulfureuses dans la psychanalyse. La première pourrait tout à fait être assertie par Gödel, dans la mesure où, selon le livre de Cassou-Noguès, Gödel croit à une vie après la mort. Croire à une vie après la mort est une des implications possibles de « Nul n’est remplaçable ». Une alternative serait que, si quelqu’un disparaît pour de bon, le réel ne soit qu’une suite exponentielle de pertes. On aurait donc le choix entre croire à une vie après la mort et la mélancolie, sous réserve que celle-ci résulte d’une suite de pertes. Pourquoi pas ?
Ce qui peut maintenant apparaître comme paradoxal, c’est l’appariement de la formule 2 à la formule 1, ou du moins à la première implication de cette formule. Si la proposition « Il est impossible de croire en Dieu » est vraie, comment la corréler avec la proposition qui consiste à affirmer qu’il existe une vie après la mort, qui habituellement implique l’existence de Dieu ? Encore que je fasse remarquer que cette formulation 2 n’équivaut à affirmer que Dieu, nécessairement, n’existe pas, mais qu’il est seulement impossible de croire en lui.
Dans un petit livre écrit par un universitaire nord-américain, Michael Guillen, un chapitre est consacré au théorème de Gödel et il est intitulé « Un article de foi ». Je cite le début de ce chapitre pour m’épargner de la peine : « Il n’y a pas si longtemps encore, soixante ans à peine [ce livre a été publié en 1983],vérité était pour les mathématiciens synonyme de preuve logique. Une hypothèse était vraie si elle pouvait être prouvée par la logique et fausse dans le cas contraire. C’est pourquoi le monde dans lequel œuvraient les mathématiciens était un monde imaginaire où la fois n’avait aucune part, car on pouvait y prouver la vérité ou la fausseté de toute chose. Par contraste, dans celui qui est familier à la plupart d’entre nous, la foi joue un rôle majeur pour décider de la vérité. On y accepte ainsi souvent des hypothèses controversées […] dont la preuve n’a pas été faite, et ne le sera peut-être jamais. »
Or, avec Gödel, nous avons ainsi à nous intéresser à des propositions mathématiques dont nous pouvons penser qu’elles sont vraies, mais qui sont indémontrables (indécidables). Guillen cite en exemple la conjecture de Goldbach, mathématicien du XVIIIe siècle, qui énonce que tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers. Ainsi, 2 = 1 + 1, 4 = 3 + 1, 6 = 3 + 3, 8 = 1 + 7, etc. On a pu vérifier empiriquement cette conjecture jusqu’à 2 000 000, mais après…
D’une certaine façon, la découverte de Gödel réhabilite l’intuition, de façon inattendue, et donnerait raison à Brouwer contre Hilbert. Mais plutôt que de m’enfoncer dans ces considérations un peu trop désinvoltes, et d’ailleurs peu compatibles avec la référence philosophique de Gödel, qui est Leibniz et son idée assez difficile à saisir de monade, je préfère une remarque simple, qu’on trouve je crois dans le livre de Monk sur Wittgenstein. Wittgenstein, quand on lui demande ce qu’il pense de la contradiction énoncée par Russell (l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes…), répond : ce n’est pas un problème, il suffit de ne pas y penser.
Peut-être pensez-vous (parce que je m’interroge moi-même sur ce point) que je m’éloigne de Gödel. Oui et non. Si nous considérons une des grandes révolutions philosophiques du siècle précédent (XXe siècle), à savoir la phénoménologie de Husserl, nous y trouvons l’amorce d’une méthode dont la fraîcheur n’a pas été gâtée par la systématisation phénoménologique ultérieure – c’est la fameuse époqué (qu’on peut traduire par « réduction »). C’est plus qu’une méthode, une position qui consiste à ne pas prendre position par rapport au monde comme existant. Est-ce à dire que la question de la vérité est dissoute ? Qu’on en reviendrait aux sophistes ? Pas du tout. Il est clair en effet qu’il y a un je pour s’abstenir ainsi – un je que Husserl appelle moi pur et qui étrangement rappelle Bartleby : « Il prefer not. » Sans doute cette nouvelle version du cogito est-elle criticable. Je m’abstiens est une position subjective certes légitime. Je m’abstiens de me prononcer sur la vérité de ce que Husserl appelle le « mondain ». Mais, comme l’écrit Antonin Artaud à Jacques Rivière, il y a des moments où je ne pense pas. Il écrit exactement : « Je prétends, moi […], que je n’ai pas de pensée . » Ainsi, l’existence du je n’est pas à confondre avec l’existence de la pensée, encore qu’on puisse se demander quel est le statut du je quand la pensée est absente.
Pourquoi ces remarques ? Pour nous familiariser avec ceci que le statut de la vérité est extrêmement précaire.
Si nous nous situons au niveau du mondain, il y a des vérités, supposées telles en tout cas, qui ne sont pas démontrables – qu’on peut démontrer indémontrables. J’ai dit « au niveau du mondain », en reprenant le terme de Husserl. Mais rien ne prouve que les vérités mathématiques relèvent du mondain. Peut-être sont-elles le plus intime du subjectif.
Si nous nous situons au niveau du je, nous ne pouvons pas affirmer qu’il n’existe qu’en tant qu’il pense. Quand je ne pense pas, est-ce que je suis ? Cette seule question porte une ombre sur la vérité du je pense, je suis, ou du moins sur l’équivalence pensée = être, dans la mesure où une autre équivalence est possible, être = non-pensée. C’est un premier point : il n’y a pas coïncidence entre l’existence de je et l’existence de la pensée.
Vous savez sans doute que, pour bien rendre compte de ce qu’est l’inconscient inventé par Freud et sa différence d’avec celui de la psychologie, Lacan, dans « La méprise du sujet supposé savoir », remarque qu’« il puisse y avoir un dire qui se dise sans qu’on sache qui le dit, voilà à quoi la pensée se dérobe ». Autrement dit, strictement, il y a bien un moment – là où il s’agirait d’accepter qu’il y a de l’inconscient – où la pensée se perd. Cela confirme et explique ce que je vous ai rapporté du dire d’Artaud.
Ce serait donc le temps même où la pensée se perdrait qu’émergerait le je de l’inconscient, fait en quelque sorte de cette impossibilité de savoir, même au niveau de ce on, que Lacan transforme aussitôt en oט, l’être en grec. C’est bien en rajouter sur ceci que l’être se trouve dans la non-pensée – l’être défini radicalement comme un ne pas penser. On devine d’ailleurs, au passage, pourquoi j’ai pu dire que seul le symptôme sait, ce qui veut dire que, si je ne m’identifie pas à lui (c’est alors le sinthome), aucun savoir ne m’est accessible, sinon l’océan du faux savoir. Ce qu’il faut retenir, c’est que, quand on reste dans l’empirisme, tout rapport entre le symbolique et le réel est fortuit.
J’en viens à ma troisième proposition : 3. Tout homme trahit nécessairement.
Il ou elle trahit quoi ? Sa foi, bien sûr. L’apostasie, c’est le devenir. Il y a une paronomase célèbre : traduttore-traditore. Or, qui peut vivre sans traduire ? La trahison, c’est bien simple, c’est la vérité du non-rapport entre réel et sens. Ce n’est que si le sens pouvait recouvrir le réel que nous pourrions avoir la proposition : aucun homme ne trahit. Je pense à une personne que j’appréciais bien, dont le père se distinguait de penser pouvoir ne pas trahir. Elle n’a pas supporté le transfert, dont l’essence est la trahison. De même, il me semble peu contestable que tout un chacun qui vient à l’analyse y vient pour avoir trahi son désir une fois au moins. Je n’entends pas cependant glisser plus loin, et faire un éloge cynique de la trahison, vous verrez pourquoi.
Je ne peux pas ne pas trahir, certes, dans la mesure où, comme le montre la première topologie de Lacan, je ne peux désirer qu’en étant hors circuit par rapport à la demande. Or, ce circuit de la demande, ne faut-il pas pourtant que je consente à m’y plier pour qu’un désir se forme ? Demander, c’est trahir le désir en tant qu’inconditionné ; ne pas demander, c’est se refermer sur un désir dont on croit ainsi préserver la pureté, et cela aboutit à une gélification, une sédimentation, une fossilisation de ce désir. C’est bien ce à quoi, foncièrement, la psychanalyse doit se confronter : à la demande de l’analysant, qui, à juste titre, est tenté de s’arrêter de demander pour ne pas rabattre son désir dans les cercles de la demande. On voit bien, de ce point de vue, pourquoi le modèle topologique de la première partie du Séminaire IX, L’Identification, celui des tores enlacés, se révèle court. Il faut introduire la subversion du cross-cap et du plan projectif pour qu’il soit possible de montrer, par exemple, ce que serait un désir sans demande – celui censé être celui de l’analyste. Cette subversion consiste exactement à rompre avec la problématique de l’opposition extérieur/intérieur en donnant à voir, grâce au plan projectif, un nouvel espace qui est glorieux en ce sens qu’on peut passer, comme sur une bande de Möbius, du côté « interne » au côté « externe » sans discontinuité, ce qui est impossible avec une bande simplement cylindrique.
On peut dire de ce passage que, à la place de la fides quaerens intellectum (la foi cherchant l’intelligence, titre du livre de saint Anselme de Canterbury), de cette fides, foi qui s’oppose au trahir et prétend l’empêcher, avec cette conséquence que, à la génération suivante, ou dans le même individu, se produit un passage à l’acte de la trahison, à cette place donc nous avons cette menue et considérable action topologique qui consiste, comme le fait Lacan dans la dernière leçon de L’Identification (27 juin 1962), à découper une rondelle dans une sphère et à rabouter le trou de telle sorte que chacun des points qui bordent le trou s’unisse au point opposé. À partir de là, ce qui devient caduc, c’est l’opposition, la pseudo-opposition entre foi et trahison. Du coup, la critique cynique de la foi perd tout intérêt, de même que la trahison.
Je ne sais pas si mon argumentation a été suffisamment lisible. Je l’espère. En tout cas, j’ai voulu faire valoir que l’irruption de la topologie du plan projectif dans le champ lacanien, irruption qui marque incontestablement un moment qu’on peut dire scientifique, n’est pas le résultat d’un développement principalement formel. Il y a certes un processus formel : on peut suivre les tâtonnements formels de Lacan pour passer des deux tores au plan projectif. Mais, pour l’essentiel, cette irruption est causée pour rendre intelligible par un moyen scientifique, c’est-à-dire formel, une question qui au départ relève de la sphère d’une expérience strictement incompréhensible en dehors de cette invention. Il y a un chamboulement du symbolique : exit l’opposition externe/interne ; exit, dans sa compacité cornélienne, l’opposition foi/trahison. Cela situe l’acte non dans le refus ou, au contraire, la culture de la trahison, mais dans le passage à une topologie möbienne (« Subversion du sujet, dialectique du désir ». Cela situe le je auquel a affaire la psychanalyse non dans la pensée mais comme acteur. Acteur ? L’équivoque résonne. En général, dire de quelqu’un « c’est un acteur », c’est sous-entendre qu’il joue un rôle de composition, et que le réel est ailleurs. Mais, si nous retournons la chose, le réel devient théâtre ou cinéma, l’Autre scène authentique. Il suffit d’admettre qu’il n’y a pas de région particulière et localisée qu’on appellerait théâtre ou cinéma et qu’il n’y a pas de réveil, c’est-à-dire de moment où, comme dans le Truman Show, le héros crève la paroi qui l’enfermait dans un monde artificiel. C’est une perspective assez angoissante parce que, pour être vivable, au sens strict, elle impliquerait que le réel, le seul, ce soit le je acteur, en tant qu’il ne pense pas – tout le reste étant la réalité. C’est angoissant parce que nous serions amenés à nous interroger sur le soulagement que nous éprouvons quand nous nous réveillons d’un cauchemar. Cela étant, quand nous nous réveillons, il est clair que nous coupons avec les pensées du cauchemar ; ce réveil est donc un acte : nous changeons de pensées – nous cessons de penser les pensées du cauchemar. Cela n’empêche que, la nuit suivante, nous y reviendrons peut-être, jusqu’à ce que, par une interprétation, nous passions à une topologie möbienne grâce à laquelle le plus intime des pensées du rêve se révèle être le réel de notre je.
Ces réflexions, je ne le nierai pas, paraîtront peut-être dézinguées. Ce qui ne l’est pas, c’est l’effort que je fais pour saisir, chez Lacan, l’irruption du moment scientifique spécifiquement analytique, moment qu’on ne trouve ni chez Freud, qui reprend le modèle scientifique classique, ni chez Lacan d’avant le Séminaire IX. En somme, ce moment présentifie non l’objectivation du réel par le savant, mais l’objectivation de la position du savant par le réel, ce qui est le propre de la psychanalyse.
