L’intérêt de la psychanalyse

25novembre 2008

Séminaire Albi : chaque individu est un prolétaire

1ère séance : « Ce qui reste »

« Ce qui reste », formule empruntée à un titre connu : Ce qui reste après Auschwitz. Ce qui reste maintenant que les dieux et Dieu ont, apparemment, à peu près disparu, alors que les grands hommes sont, manifestement, devenus invisibles, et tandis que les êtres humains sont toujours plus égarés. Ce qui reste à une époque et dans un monde où le système capitaliste domine et écrase, où le DC (le discours capitaliste) envahit et pollue tout. Ce qui reste donc tandis que ce qui est d’ores et déjà en péril, c’est l’humanité, comme substance et comme espèce, comme genre à part et salut du vivant.

Dans l’après-coup de la séance

Ce qui reste quand il ne reste plus rien, c’est le prolétaire. Mais comment alors sortir de l’indifférence, c’est-à-dire de ce dont le prolétaire est l’objet privilégié sinon exclusif ? Telle est « la question humaine » qui se pose désormais. Le prolétaire, c’est chacun comme quiconque, c’est le plus quelconque en chacun : autrement dit tout être humain dans ce qu’il présente et transmet de plus générique et de plus ordinaire, avec ce qu’il garde en réserve de plus singulier, donc de plus universel !

2 ème séance :l’intérêt de la psychanalyse

Il ne faut pas dire : la psychanalyse c’est la réponse, mais : c’est la réponse qui fait la psychanalyse. Pas la réponse au prolétaire mais la réponse du prolétaire, si elle existe : ce qui n’est pas si sûr, ce qui n’est pas toujours sûr.

• La psychanalyse : la peste, l’ennemie

• Le pouvoir/la psychanalyse

• Psychanalyse/capitalisme : ou le pouvoir ou le lien social

• La psychanalyse, une pratique sans valeur, le capitalisme, une rhétorique de la valeur

• « Ecce homo »

AVERTISSEMENT

Pourquoi ce que je vous dis est quelques fois difficile ? Du tac au tac je vous répondrais : « Parce que vous le valez bien ! » Mais c’est une boutade, car je déteste cette publicité ! C’est difficile, pour moi aussi, d’essayer de saisir un insaisissable par lequel en fin de compte je me laisse saisir, par lequel c’est moi le premier qui suis saisi !

C’est difficile, mais pourquoi ne le mériteriez-vous pas ? Pourquoi faudrait-il vulgariser, à moins de vous considérer comme « vulgum pecus » ? Pourquoi ne vaudriez-vous pas la peine que je me donne pour faire de mon mieux afin de dire le pire, qui est ce à quoi nous avons affaire sans cesse et partout ? Je crois en vous, je vous suppose capables d’écouter et de répondre. C’est ma politesse à moi.

Il y a, et je ne le renie pas, mon style personnel : il s’agit non pas de faire du style mais du fait que la matière à dire n’est pas dissociable de la manière de dire. Un style, c’est faire son pas, son propre pas, et c’est la seule façon de permettre à d’autres de faire le leur, le seul mode pour faire lien, enfin.

Et puis c’est difficile parce qu’il faut tout faire pour s’accrocher. Et puis, plus fort que ça encore : c’est difficile parce qu’il nous faut conserver vivante et préserver intacte « notre force d’avoir faim » (Artaud) : et pour ce faire, y mettre toute la gomme.

La psychanalyse : la peste, l’ennemie

Il fut un temps pas si lointain où la psychanalyse provoquait avant tout et par-dessus tout la répulsion : la condamnation jusqu’au rejet. Tout sauf l’indifférence et même plutôt la haine, haine première à surmonter. Ce n’est évidemment pas ce que la psychanalyse appelle, ce qu’elle appelle encore et encore (c’est-à-dire un bien et un amour au-delà de l’objet, au travers de la cause), mais c’est ce qu’elle ne manque pas au minimum de susciter au mieux. La haine et son surmontement. Tout simplement parce que, au lieu de prêcher l’amour sans raison sans savoir et sans acte, autrement dit de prôner la soumission sans révolte, elle, la psychanalyse, et elle seule, sollicite « l’aimer », celui que je dirais presque sans sujet ni objet ni action, c’est-à-dire qu’elle encourage l’émancipation sans ressentiment, et même qu’elle, la psychanalyse, même si elle n’est pas la seule, ose et risque « l’être-haïr », la trahison de l’inféodation et de l’allégeance, et cependant sans infidélité à l’association et à la résistance (donc au lien, fait de séparation). La psychanalyse est la seule à solliciter « l’aimer », tandis que la religion l’empêche (elle sermonne sur l’absence d’amour), alors que la philosophie le freine (il débat de l’authenticité de la passion), et puisque le capitalisme le combat (il préconise la publicité de la communication et de la consommation, entre prostitution généralisée et pornographie obligatoire). La psychanalyse n’est pas la seule à oser et risquer « l’être-haïr » : l’art en cela la précède (lui qui trahit la culture), la science l’y prépare (elle qui coupe avec l’orthodoxie), et enfin elle accompagne l’amour (lui qui rompt avec la coutume et l’habitude, le contrat et la complicité, voire le droit et la loi).

L’amour, je parle ici du seul, ou de la seule, ce que l’on désigne et reconnaît comme « la vraie amour ». Rare et chère, parce que gratuite et inédite. Et c’est ainsi que la psychanalyse touche au parlêtre, comme temps d’origine et origine du temps. Elle vise le sujet comme point d’émergence, « ponctuel et évanouissant » : avènement radical à partir mais au-dehors de l’Autre absolu ; événement singulier au moyen et au-delà de la transcendance du langage. La psychanalyse – en quoi d’ailleurs elle se dépasse, sort d’elle-même, est hors d’elle-même – est d’abord une préférence accordée en tout au sujet mais en tant que quiconque (si remarquable, extraordinaire ou exceptionnel qu’il soit), une préférence qui donc ne le subordonne pas ni ne l’égale à une quelconque inférence (si idéale, pure et parfaite soit-elle). La psychanalyse – et en cela elle est révolutionnaire, sans gesticulation, ni agitation, ni mobilisation – attribue la préséance au parlêtre, soit au plus commun des mortels, à ceci près que c’est sans lui conférer pour autant quelque présidence que ce soit, au contraire, ni sur les choses, ni sur les gens, ni sur le vivant, ni sur l’être ou le néant. La psychanalyse est une antidote pour l’individu. Elle décrie, détrône et défait la suffisance des stars et people en tout genre (puisqu’il n’y a déjà plus que ça !) ; elle défie et dément non pas tant les grands hommes (car est-ce qu’il en existe encore ?) que leur vanité et leur folie.

La psychanalyse apporte la peste, c’est un poison à l’égard du social : et ce n’est pas seulement parce qu’elle nourrit, entretient, protège la révolte, la protestation et l’objection – ni dieu ni maître, ni roi ni président ! –, c’est surtout quand elle cultive, fait croître et renouvelle le lien social. La psychanalyse ne connaît et ne produit que de drôles de « self-made men », qui veulent exister, plutôt que de paraître ou de se vendre ou bien au lieu de se soumettre et de se dérober, et qui, pour cela, savent n’être qu’un-entre-autres, qui apprennent à « s’entrer » entre leurs semblables, soit tous ceux qui sont comme eux, s’il est bien vrai qu’aucun n’est pareil à nul autre et que tous, autant qu’ils sont, sont « pas pareils », pas même à eux-mêmes. Si c’est le cas que tout homme en vaut un autre (Jean Genet), c’est bien qu’aucun ne vaut rien, que chacun est un vaurien, à lui tout seul. Bien sûr, tout un chacun n’est que de lui-même, que par lui-même, seul, mais il ne l’est qu’accompagné, avec et contre, pas sans et pour, près de tous. Nous savons bien, ou tout au moins nous n’ignorons pas quelque peu que savoir faire avec la question humaine, ce n’est certainement pas connaître le général, qui s’arrange du particulier, qui range le particulier, quitte à l’absorber ou à l’éliminer – fausse science –, et c’est en revanche savoir quelque chose du singulier, où se fonde et s’accroît l’universel – science pure et dure ? science, subtile et impure.

La science fait (avec) la différence, elle fait de l’un ce qui appelle l’autre au lieu de le repousser, ce qui le maintient et le respecte loin de le mépriser et de le maîtriser : la science est ce qui croit à l’inconnu, ce qui compte sur le mystère. C’est pourquoi elle mène à la psychanalyse qui la conduit finalement sans qu’elle le sache. Et c’est bien pourquoi toutes deux, si elles suivent leur voie, si elles obéissent à leur logique (et c’est bien mieux qu’elles le fassent, sous peine de déchoir et de conduire à la déshumanisation), ont la civilisation pour adversaire. Elles se font les ennemis de la civilisation, et pour la psychanalyse, du moins quand elle ne se renie pas en virant à la religion ou en se convertissant au capitalisme – ce qui arrive, hélas ! –, de manière explicite, de façon ouverte et déclarée. Car la civilisation, c’est l’égout (Lacan), tandis que la psychanalyse sait les goûts. Elle n’existe que d’avoir à en connaître la variété, la vérité, la « varité », à en prendre acte et à les faire savoir et à en faire lien. Peut-être parce que, à la pathologie du pouvoir, qui se croit guérison, elle oppose le soin et le remède par le symptôme et dans le sinthome, qui affrontent et traitent la division. La psychanalyse, c’est faire ce qu’il convient de la question humaine. La psychanalyse, c’est le savoir-faire avec l’humain, non pas comme problème qui disparaît en même temps que la solution qu’on lui trouve, mais comme question qui demeure dans les réponses mêmes qu’on y donne.

Le pouvoir/la psychanalyse

Ici les solutions finales – le stalinisme, le nazisme et le capitalisme qui les a engendrés – sont synonymes d’extermination totale et de destruction définitive. Même s’ils n’ont pas été les seuls ni les derniers, le sort et l’expérience des juifs ont monstrueusement illustré et tragiquement démontré cet axiome : quand on fait d’un groupe d’humains – au nom de la civilisation, de la culture, de l’ethnie ou du peuple, du pays ou de la nation, de la race ou de la classe, de la religion ou des mœurs, de la langue ou de la manière de vivre, du sexe ou de la conduite, etc. –, quand on en fait un problème, alors c’est l’existence même non seulement de cet ensemble comme tel mais de tous ses éléments proprement dits, vivants et morts, choses et êtres, idées et gens, qui est menacée et en danger. Mais au fond telle est l’issue logique de l’exercice du pouvoir par lui-même, de tout pouvoir quel qu’il soit, tant qu’il n’est pas conduit et mené à sa perte et à sa dissolution, jusqu’à qu’il soit mis fin à sa domination : séparation des pouvoirs, dépérissement de l’État (régalien et répressif), prévalence et partage, reconnaissance et transmission de l’autorité, assomption de la logique collective, autrement dit consentement à la liberté et à la responsabilité du sujet dans le lien social. Y ajouter l’abolition : non pas tant des privilèges ou de la propriété que de ce qui en réserve la primeur et l’exclusivité, le monopole et la jouissance à quelques-uns qui l’accaparent, justification unique et légitimation impérative de l’exploitation et de l’oppression. En dehors de cette perte programmée et de cette abolition bouillonnante, dissémination et dissipation, le pouvoir n’est que ce qu’il est : chantage à la protection et à l’amour, péril en la demeure du maître. Comble de l’indifférence, culte de la domination ; apogée de l’indifférenciation, négation de la souveraineté.

Or il n’y a pas de sécurité qui vaille (au-delà de la course à l’assurance et de la recherche de garantie), pas de salut qui dure (sans se réduire à un « capital santé » où à une promesse de rédemption), pas d’identité qui tienne (comme aller-retour entre aliénation et séparation), en dehors de la subjectivation et de l’acte dans le lien social et la logique collective. La psychanalyse, à cet égard, est un savoir y faire avec l’humain, à moins que ce soit le savoir y faire de l’humain lui-même, comme expérience et épreuve, expérimentation et probation, de l’inhérence de l’universel au singulier, de l’implication par le singulier de l’universel. Là où s’avère et se montre, quand se vérifie et se démontre qu’il n’y a d’universel que le singulier, « avec lui, par lui et en lui », et que le singulier à la fois procède de l’universel et le force, le précède et le promeut, en même temps le suit et le dément, le devance et l’oblige. Alors que le général, lui, soit actuellement le Capital, ne sait que prétendre et faire croire que c’est lui qui engendre et ordonne le particulier. Universel, singulier : de l’un à l’autre, de l’autre à l’un, inhérence et implication. Moins union libre que liberté du lien entre le « divin détail » et le « règne de l’objet a », entre la motière, l’élémentaire de la signifiance d’une part, et d’autre part l’agencement de « l’abjet ». D’un côté ce qui se puise, sans s’épuiser, depuis la prolifération des proférations jusqu’à la collectivisation par la bêtise, et retour : va-et-vient de la création et de l’invention aux lieux communs et aux proverbes, des révolutions et des œuvres aux idées et significations reçues. Mise en question du sujet. De l’autre côté ce qui se plie, pour ne pas rompre, au renversement, au retournement de l’objet (à vrai dire, plus encore que celui qui le vise, qui le cible, celui qu’il effectue, qu’il réalise), insensé, sans idée, en agent, actif plutôt qu’acteur ou auteur, de la conduite, du destin, de la vie, et donc, pourquoi pas le dire ainsi, de la joie de l’émancipation. Mise en cause du désir, soit remise en cause – sur le métier, en chantier – de son rapport à la jouissance, passant par la remise à l’heure d’un réveil, par la remise à « l’heur » de la rencontre, par la remise à jour de l’ordre du monde et des choses, par la remise au jour, et au goût du jour, du réel.

Or il n’y a rien à faire en ce sens, dans cette perspective, sans la psychanalyse, à moins de la passe à quoi elle aboutit et où elle se dépasse elle-même. Cependant, la psychanalyse, qui divise, et la passe, qui supplémente, ni ne prêchent l’amour, ni ne préconisent le respect. C’est au contraire ce que reconnaissent et prônent le respect et l’amour – le dire et l’acte de l’un et de l’autre – qui cherche la psychanalyse et qui fait la passe, qui trouve et fonde. Quoi donc ? Ce que l’humanisme ne veut pas savoir, car il est juste capable de laisser la voie au capitalisme déshumanisant, si ce n’est de la lui frayer, « humain trop humain ». Ce que l’antihumanisme, son envers, sa vérité, ignore résolument, puisqu’il est plus préoccupé de connaissance que de science, et de domination que de savoir, de ce qui fait « maître et possesseur de la nature et de soi-même », « moi maître dans sa maison », plutôt que de ce qui fait le sujet, à la fois liberté de s’en foutre et responsabilité de sa position. Le premier règle l’homme sur son intérêt supposé, pour l’y subordonner, ouvrant la porte à la comptabilité du profit, au règne des « eaux glacées du calcul égoïste » du capitaliste. Le deuxième ne veut avoir affaire qu’avec la force, le droit de la force et l’idée force, le pouvoir et la rentabilité, et finalement au bénéfice de l’inhumain, au service de l’humain mais rendu et réduit à son pire, c’est-à-dire en renfort de l’absoluité, de la radicalité, de la banalité, voire de l’indolore du mal. À l’inverse, à l’opposé, la puissance et l’efficacité, c’est le fait de l’humain proprement dit, c’est le fait humain lui-même.

Psychanalyse/capitalisme : ou le pouvoir ou le lien social

Il n’y a que deux ou trois choses que nous savons de l’humain, que l’humain sait de lui-même, ou plutôt qu’il peut savoir dans le meilleur des cas. Et c’est cela que la psychanalyse – presque à elle seule mais pas tout à fait, car il y a l’art aussi, ne serait-ce qu’un peu, l’amour toujours, encore beaucoup, de même que la science parfois, à certains moments – nous enseigne ; à moins que ces deux ou trois choses et ce savoir, ce soit ça, ce ne soit que ça, la psychanalyse, savoir qui se perd, choses qui s’oublient. Et c’est que l’humain – l’humain, l’être humain (les « trumains »), ce qui se hume, ce qui troue – ne s’appréhende et ne se connaît, du n’importe qui au quelconque, qu’à partir de, et que jusqu’à l’unique et l’irremplaçable, soit ce qui fait l’homme superflu, si ce n’est absurde ; mais c’est aussi qu’il ne commence à se reconnaître vraiment et à se compter réellement, de quiconque en quelqu’un, que par la grâce du féminin, autrement dit ce qui fait qu’il reste sans valeur… et gratuit. Ce qui veut dire quand même que le sens et la chance, la conduite et le destin de l’existence de chacun, de chacun comme existence, c’est-à-dire comme spécimen sans pareil, ils ne proviennent et ne se tirent de rien d’autre que de l’humilité de l’humain, de la banalité de son « contien » (responsabilité vis-à-vis de l’inhumain et du pire), de l’ordinaire de son quotidien (de sa liberté, entre création et féminin). Autant dire qu’il n’y a vraiment pas lieu de se hausser du col, de penser tout savoir, de croire tout pouvoir : puisque l’humanisation, si ça existe, ça ne consiste qu’à tomber, à verser, de la violence de ce qui naît – découverte et invention – à la « “dé-création” de sa fureur », douceur et grâce. Création-érection (manque le a ?), pesanteur ; élection sans sélection (ôtez, sautez le s !), merci. Ne pas se hausser du col : rien sans la puissance du signifiant, c’est par là qu’on passe, mais si on y parvient, quand on y arrive, à l’efficacité de l’acte, ce n’est pas sans le recours à l’objet, reste prélevé, ce n’est pas sans le retour de l’objet, résidu recueilli. Tout sur cette grand-route, cette autoroute, et pas tout sans cette oblique, cette déviation : le moyen du signifiant, le travers de l’objet, soit la bêtise de la souveraineté et l’insensé de la cause.

Chacun unique et irremplaçable, mais pas plus ni moins que n’importe qui d’humain, que le plus quelconque : pourtant il ne l’est que comme impropriété (impropre à quoi que ce soit), que comme inappropriation (inappropriable par qui que ce soit), que comme dépossession (de tout ce qui est), que comme honte de vivre ; et c’est de là et ainsi qu’il est susceptible de devenir capable, actif, agent, et enfin joie de vivre. C’est avec ce renoncement que se prononce le oui à la vie, le oui de la vie ; c’est à cause de cette renonciation que se nouent le consentement et le vivant. Davantage peut-être encore, c’est grâce à cette perte, à cette perdition, à cette déperdition, redoublées, répétées, renouvelées, que l’on peut connaître sans préjugés, que l’on peut éprouver, sans ressentiment, l’appartenance en tant qu’émoi plutôt que comme maîtrise et mépris, et « l’aimer » qui sait « déchariter » au lieu de faire la charité qui, elle, ne peut guère qu’osciller entre la ruse de l’intérêt et l’exhibition de l’abjection. Car faire la charité, c’est faire l’autre cher, ou plutôt puisque, dans cette voie, il n’est pas dit qu’on puisse faire mieux, faire comme si l’autre nous était cher, le rendre ou le prendre tel. Cher et chair : à canon, à travail, à étude, à recherche… voire à salut ou à rédemption. Ce qui se mêle de l’humain tout en refusant le plus souvent d’être de la mêlée et de partager les démêlés, de la religion à l’économie, n’est jamais tout à fait exempt d’anthropophagie : « Vous aimez l’homme ? Reprenez-en ! » Faire la charité, c’est à terme « traiter » l’autre et se « traiter », comme disent les enfants (« Il m’a traité »), c’est-à-dire s’aborder, s’affronter, voire s’accorder, par l’insulte et dans l’injure (« Nique ta mère ! »), ou comme disent les militaires (« traiter une zone »), c’est-à-dire nettoyer, éliminer, exterminer, sans autre forme de procès (« Tuez-les tous ! pas de prisonniers ! »). C’est bien là le comble de la charité, qui laisse la suite à Dieu (« Et Dieu reconnaîtra les siens »).

Nous n’avons pas ou plus de Dieu maintenant, si ce n’est la machine, soit en réalité l’usage meurtrier et suicidaire, individuellement et collectivement, que nous en faisons au nom – nom propre et nom sale, nom commun et nom défiguré – du capitalisme actuel et de la virtualisation illimitée de l’humain qu’il s’applique à accomplir, qu’il s’acharne à réaliser. Mais il n’est peut-être, lui le capitalisme, que le sens ultime de la charité, partagé qu’il est d’ailleurs, dans ses formes habituelles, courantes, et si extrêmes, extrémistes, et si développées, surdéveloppées qu’elles soient, avec ses manières de brute malgré tout toujours plus sophistiquées, raffinées, civilisées, se scindant toujours plus entre le militaire et l’humanitaire. Mais c’est pour mieux régner : humanimilitaire. Capitalisme comme sens ultime de la charité ? Savoir de fraude, vérité de pacotille, jouissance ignoble qui ne s’avoue pas : le capital humain, les ressources humaines, chose la plus précieuse ; l’éthique du progrès, le mécénat, la sponsorisation, voire le Téléthon ; l’amour humain, la philantropie, voire le bénévolat. La charité, y compris la bien ordonnée qui commence par soi-même, c’est traiter l’autre et se traiter – sans restes : traitement et retraitement – comme valeur. Enchérir constamment et surenchérir sans cesse : le remonter et se remonter dans sa propre estime, le mettre et se mettre en valeur, connaître et reconnaître sa valeur (mentir et tromper aussi), faire et changer son prix (trafiquer toujours), et évidemment savoir s’acheter et se vendre, apprendre à se racheter. Ça se termine toujours, notre sombre époque l’illustre, par et dans l’évaluation, inévitablement entre inflation et dévaluation : fabrique alternative et simultanée de VIP et de « desechables ». Telle est la charité capitaliste, ou mieux : telle est la charité, au bout du compte capitaliste par essence, de ses débuts prometteurs et menteurs (chrétiens) jusqu’à son achèvement sans phrase, entre toutes les variétés de solutions finales (la plus grande charité envers l’humanité : la débarrasser d’une partie ou de la totalité d’elle-même !) et la mondialisation-globalisation rampante et gluante (la charité la moins coûteuse, si ce n’est la plus rentable, à l’égard de l’humain : noyer dans la diversité, la multiplicité ou même le pluralisme, autrement dit avec la masse, l’anonymat et la mode, noyer donc par la charité ce qu’a d’inconditionné et d’irréconcilié, d’inaliénable, ce que garde d’irréductible, d’inconciliable et d’incompatible la singularité radicale qui fait et que fait l’humain : nom, existence, acte, symptôme, œuvre, lien).

Et voilà donc comment il est dénié et renié, l’humain, et d’abord, il faut bien le dire, par tout un chacun, individu jeté hors lien social tout vif dans la fournaise – chaudière et marmite – du capitalisme. Voilà comment il est tenu et laissé : pour précieux et déprécié, c’est selon, pour prisé et méprisé, tour à tour, en tout état de cause décompté seulement en plus-value et profit, et en fonction des cours de la Bourse, de peu de prix ou bien hors de prix. Capter, rapter, utiliser, rentabiliser, voici la charité, voilà le capitalisme, quitte à tout rendre insipide, inodore, indolore, incolore. Humain, trop humain : ne pas souffrir, ne pas mourir, ne pas dépérir, ne pas pourrir, quitte à courir partout, fût-ce en se mobilisant tout le temps. Mais l’humain, humus qui n’est humé que remué, vérité qui ne touche que portée, qui n’opère que maniée, l’humain, ce n’est pas ça et, dans tous les cas, c’est autre chose qui est aussi coûteux (tranchant) que fort goûteux (piment). C’est ce qui n’est qu’au comptant : comme gai savoir, comme infini de la joie, mais avec, et uniquement avec, l’éphémère, qu’on accepte, de la vie, et l’existence, qu’on sait passagère (« Verganglichkeit »). L’humain, mouvement et passage ? Agitation ou passe ! Cela s’atteint ou se rejoint, cela se vise et s’obtient sans bruit et sans rumeur, léger remuement, à peine murmure, cri et clameur, humeur et humour, ironie et douceur.

La psychanalyse, une pratique sans valeur, le capitalisme, une rhétorique de la valeur

C’est ça et c’est avec ça, et c’est comme ça, déchariter : se savoir être l’objet de l’Autre (irrésorbable), savoir être un objet sans Autre (introuvable), se reconnaître et s’assumer comme déchet sans ordure ni ornure (inénarrable), se soutenir et se supporter tel un rebut – mais pas le seul, comme les autres, y compris ceux qui s’attachent à l’ignorer, ceux qui ne veulent rien avoir à en connaître – de la jouissance et de l’humanité. Consentir à cela pour ne pas tout envahir et dominer, et de manière à n’encombrer ni accabler personne, et ainsi laisser et faire la place à l’autre, à l’autreté, à l’altérité, à l’hétérogène, à l’hétérité. À la « varité » du réel. À la sainteté du « sinthome ». Être alors susceptible et capable et de rencontrer l’autre, le congénère, et de le considérer non seulement comme un parlêtre mais surtout comme divisé, « humanimal » et « nouveau sujet » (ainsi que « ce qui naît », entre vie et mort). Et ce quelle que soit sa valeur, et même et absolument hors de toute valeur. La psychanalyse, ou alors ce qui fait la psychanalyse, ce qui fait que depuis toujours elle vient et qu’elle ne cesse de revenir, ou mieux encore peut-être ce qui en tient lieu, voire en prend la place, c’est « une pratique sans valeur » (sic : Lacan). Si c’est l’amour – ça n’est pas sûr, car plus précisément ça lui fraye la voie, ça l’accueille, ça le recueille, ça veille sur lui là où il trompe et se trompe, ça le surveille là où il menace ou risque de virer à l’abjection –, ce n’est pas la charité, qui veut et cherche le bien et le salut, de l’autre et de soi, et qui, immanquablement comme je l’ai dit, mène et finit, avec et dans le capitalisme, par le calcul de l’intérêt, la comptabilité de l’utile, la mesure de l’agréable et la recherche du rentable. Si la charité, c’est l’amour, ce n’est pas celui qui conduit à la psychanalyse et qu’elle accompagne, ce n’est pas celui d’où procède la psychanalyse et auquel elle aboutit quand elle débouche à terme.

Celui qui va avec la psychanalyse, le plus souvent fort discret et peu remuant, ne se manifeste pourtant que comme une certaine démesure (« hybris », disent les Grecs), et il relèverait plutôt, si ça existe, d’une statistique de l’imprévisible, d’une stochastique de l’improbable : non pas d’une initiation à la numérologie comme toutes les fausses sciences dont se remparde le capitalisme, mais de la pratique des mathématiques et de la logique pour une science du réel. Dans l’amour, on ne compte pas, dit-on. Je n’en suis pas si sûr. Au contraire, on compte avec et sur ce qui excède le comptage, ce qui pousse au-delà de la mise en forme, au travers des impasses de la formalisation, ce qui porte plus loin que le règlement de comptes, là où le calcul rencontre, trouve, connaît et reconnaît sa limite. Ce n’est pas pour rien que souvent se fréquentent, que fréquemment se rapprochent le poète, le logicien, le mathématicien, le musicien. Ce n’est pas par hasard que la parole et la note, le dire et le chant – soit ce qui constitue la passe de l’amour, du sentiment à l’acte – ne tiennent que dans le discours et l’exécution (le lien et le jeu) et ne se supportent que de la lettre et du chiffre. Encore faut-il préciser quel emploi, quel usage, quel exercice assurent et garantissent à l’amour ses chances, à défaut, ce qui est impossible, de fixer et définir ses échéances. Certaines utilisations visent uniquement l’assujettissement et virent très vite à la domination : elles ignorent et rejettent l’amour au bout du compte. Elles l’identifient à ses séductions, elles le réduisent à ses illusions, elles le ravalent à ses leurres.

L’amour, la vraie amour, est autrement actif : il respecte la « déviation » de chacun, il tient compte de la « dérive » du sujet, il enregistre la « lettre » du parlêtre (soit l’oubli de l’être où tout homme se met à exister, la conduite qu’il se fait pour s’orienter, la trace qu’il aura laissée entre acte et œuvre). Du sens au signe (depuis l’équivoque jusqu’à la mise au parfum). Est-ce que l’utilisation capitaliste – pour ne pas la nommer, et je maintiens que c’est un héritage, direct et indirect, de la charité : qu’on compare donc, s’il est encore besoin de le faire après les déferlantes obscènes du « télévangélisme », les prêcheries religieuses de l’amour et les rengaines publicitaires de la société du spectacle et de la marchandise, des mass media et de la consommation –, est-ce que donc l’utilisation capitaliste n’a rien à voir ni à faire avec l’amour ? Je ne le crois pas, même si elle semble ne savoir rien en faire et ne vouloir rien y faire d’autre que moyen d’exploitation et source de profit. Car elle s’applique et s’acharne à annuler l’amour : écarter l’insensible de l’approche, exclure l’impalpable de la reconnaissance, méconnaître l’incroyable de la fréquentation, négliger l’inconnue de l’acte, et puis et enfin mépriser la contingence de l’amour, là où s’éprouve et s’avère l’impossible… à détruire. Substitution aux « affinités électives » des préférences sélectives. Tel est l’amour suivant la religion, charité, et selon le capitalisme qui lui prend sa place, consommation et consumation : estimation, appréciation, évaluation ; et donc, pour le dire crûment et cruellement, formation des prix, sélection de l’excellence, cotation en Bourse, spéculation financière ; et aussi, puisqu’il ne faut pas oublier que ces deux liens, de fraude et d’imposture, « tricky trusted », ne laissent rien passer de ce qu’ils peuvent récupérer à leur avantage, tricherie et manipulation avec l’aléatoire, les événements, les accidents, le trauma, le destin, qu’ils transforment en jeu de hasard et pari mutuel (indulgences et grâces ici, actions et obligations là). Le salut et la rédemption d’un côté, l’expertise et la cotation de l’autre.

Voilà le grand cas que font de l’amour l’antique religion et son moderne successeur, son actuel succédané, le capitalisme. C’est par ce qu’ils font qu’ils seront jugés et condamnés, réprouvés et répudiés, parce que ce qu’ils font – ne leur pardonnez pas, car ils ne veulent que l’ignorer –, c’est le pire du pire. Du vivant humain et du parlêtre et du sujet, ils font une chose mortifiée, dévitalisée, neutralisée, ils font un objet mécanique, automatique, « clonique », ils font une substance homogénéisée, momifiée, virtualisée. Versatile et volatil. Disparition, abolition, extinction. L’amour à mort. Telle est la charité, religieuse ou capitaliste, affaire de valeur, où le parlêtre se dissout (qui prétend saturer le désir) et où le sujet se résorbe (qui est censée suturer la division). Si la psychanalyse est une pratique sans valeur, le problème du désir et la question de la jouissance, c’est parce qu’elle n’est ni recherche d’intérêt, ni volonté de charité (qui sont en fin de compte négligence coupable et mépris foncier de l’humain, haine inexpiable et ignorance crasse de l’autre), mais « l’aimer »-« le vivre » (« das Lieben, das Leben »), en tant qu’il induit le fait de déchariter et y conduit, mais aussi pour autant qu’il se déduit du fait de déchariter et s’en défalque. « L’aimer » se poursuit et s’affine en déchariter, déchariter se tranche et se conclut dans « l’aimer ». Non, on ne trouvera pas ça chez les humanistes, chrétiens ou libéraux, mais chez les tenants et partisans de l’économie du don (Marcel Mauss) ou de la part maudite (Georges Bataille), du côté du don absolu et de la dépense souveraine (aussi loin de l’oblation et du sacrifice que du calcul et de la supputation, de l’amour-propre et de la philanthropie). Comme le dit sur tous les tons Marcel Mauss, on se doit… de prendre et de tendre (la main et ce qu’elle contient), de recevoir et de rendre (l’autre et le présent), d’accepter et de restituer (l’offre et le cadeau), d’accueillir et de visiter (l’hôte !)… On se doit non seulement de donner mais aussi et surtout de se donner.

Non pas donner, « faire don de sa personne » à la manière du maréchal Pétain, pour imposer la tyrannie de la lâcheté et de la médiocrité, le règne de la soumission et de la servilité, l’empire de la capitulation et de la répression, et qui n’a réussi qu’à polluer durablement et de façon irréparable l’esprit ou le génie français, qui n’en finit plus de manger et de digérer ce cadavre pourrissant, enchanteur de valets et de godillots. Non et non, il s’agit plutôt d’abandonner sa personne (suffisance, prestance, prestige, prétention : mais pour mettre à la place humilité, modestie, audace, ambition), soit de s’effacer, pour s’abandonner au vif, au vivace, au vital, au vivant. Se donner, non résignation à la maîtrise (au maître comme au « m’être »), mais résolution d’une position (« Laisse-toi être »). Décision, choix et pari de s’adonner à la circulation et au rapport, au lien et à l’association, à la logique et à la tâche, à la production et à l’échange, au commerce et à la création, à l’économie et à la politique, soit à la jouissance et au désir. Cela suppose et nécessite, mais ça implique et entraîne aussi : de savoir se jeter mais sans se lâcher, (se) laisser tomber ; se risquer à sauter mais sans se livrer, se soumettre ; oser s’ôter mais sans se supprimer, se laisser éliminer. Non la sagesse du renonçant mais la sainteté du consentant : capacité d’agir (d’être efficace), de travailler (non se forcer à peiner mais participer à et de la transformation), d’aimer (de se lier, d’entrer en lien, de le renouveler), de jouir de la vie (de se mêler de et à la création).

Acte, praxis, poiêsis, élargissement. Et c’est bien à tout ça qu’on reconnaît la psychanalyse et qu’elle s’identifie comme pratique sans valeur. Aux antipodes des mythes et des sorts, des cultes et des rites, des préceptes et des règles, des principes et des fictions, des séductions et des utopies, qui sont ceux et celles de la magie, de la religion, de la morale, du droit et de ce qui en survit dans le capitalisme et qu’il exacerbe. Car c’est bien à propos de la valeur qu’on saisit à quel point le capitalisme use et abuse, se joue et se moque : remugles de la magie, résurgences de la religion, resucées de la morale, regains du droit. Retours au pire, retours du pire, reprises du pire du pire, pour plus pire encore. Horoscopes et fausses sciences, intégrismes et sectes, ordre moral et patriotique et civique et familial, juridisme grinçant, grimpant et rampant y font florès (en alternance d’ailleurs avec leurs contraires : scientisme obtus, laïcité caution, pornographie publique et prostitution généralisée, régimes d’exception et états d’urgence…). Mais les valeurs peuvent bien changer (c’est bien tout ce dont est capable une valeur), s’inverser quelques fois, se renverser toujours, se retourner sans cesse… on ne sort pas de la valeur (de « l’avaleur » qu’est le capitalisme, c’est le cas de le dire). Passion humaine que la croyance au progrès et l’idéologie du développement ne font qu’exaspérer. Valoriser, revaloriser, survaloriser : tout convertir en valeur, quel qu’en soit le coût, gonfler et grossir toutes les valeurs, fût-ce au risque que tout le reste y disparaisse, même au prix que tout reste y passe par pertes et profits et qu’il ne reste plus rien (tout doit disparaître !). Passion humaine : déterminer la valeur, fixer la jouissance, accaparer le plus-de-jouir, et détruire… Détruire quoi ? Détruire, quoi !

« Ecce homo »

« Ecce homo » : prompt à déterminer la valeur, à tout ravaler à la valeur. Jusqu’à confondre l’intérêt et l’importance : or il arrive, il n’arrive peut-être même que ça, que l’important soit ce qui est sans intérêt, que ce qui est de peu d’intérêt soit le plus important. Jusqu’à brouiller l’intéressement et le concernement : or ce qui nous concerne vraiment, ce qui nous engage réellement se situe et nous tire toujours au-delà de ce qui simplement nous intéresse (« Ça m’intéresse »), ou de ce qui fait notre intérêt, même le plus particulier. Ainsi se ruinent d’ailleurs (heureusement !) les plus « valeureux », si l’on peut les nommer ainsi. L’homme riche ou celui qui est au faîte du pouvoir y perd sa fortune pour une peccadille (un amour, une passion, un vice). Le capitaliste y mange son capital en échouant dans ses spéculations, en créant des bulles financières qui éclatent, en cherchant à sauver ses profits à coups de blanchiment et à force de corruptions. Ecce homo : pressé de fixer la jouissance, sous forme d’idéaux impératifs – ordre établi – et à l’enseigne de figures figées – arrangement subi – : des idoles et icônes antiques, qui semblent pourtant devenir plus authentiques de jour en jour, aux gadgets et lathouses toujours plus modernes et plus vite démodés. Mais l’impérieux, voire l’impérial de cet impératif et de cet établi n’ont d’égal que leur impéritie et leur impuissance. Avant le capitalisme, on n’avait peut-être jamais autant vu à la tête, au chef, au principe de tout et de rien et du reste autant de nullités et de baudruches, aussi vaniteuses qu’insuffisantes, aussi vulgaires qu’intolérantes (seuls peut-être certains empires à la période de leur décadence, le romain par exemple, auraient pu en donner une faible idée, un mince soupçon, mais ce n’étaient là qu’essai d’amateurs). Quant au figé et au subi, ils servent d’alibi à toutes les défausses et les défonces, à tous les détournements et retournements, soit à toute l’irresponsabilité et à toutes les lâchetés dont sont capables les individus assujettis et asservis dans et par le lien capitaliste.

Naïveté et innocence, ou narcynisme et « machinavélisme », des nouvelles modalités de servitude volontaire sous le régime de la concurrence « libre et non faussée » : des addictions aux incivilités, des suicides collectifs aux meurtres d’individus en masse, à petit feu ou industriels, des mafias aux serial killers, des armées qui font de l’ingérence humanitaire aux milices privées qui font de la guerre un moyen de faire des affaires… sans parler des chasseurs de têtes, des agents en tout genre des ressources humaines et autres « dégraisseurs ». C’est maintenant qu’il faudrait écrire sur la nausée, quand plus personne n’est sûr d’échapper à la complicité et d’éviter la collaboration, avec cette criminalité généralisée et clandestine, au point de passer presque inaperçue et de demeurer pratiquement inavouable et totalement « dépénalisée », cette criminalité intégrale qui fait l’essence du capitalisme. Jouissance de l’impunité, de l’immunité où chacun n’a rien de plus urgent que de se faire reconnaître comme victime pour n’avoir pas à s’identifier comme bourreau ou tout au moins à s’avouer comme coupable, pour n’avoir pas à se compter au rang des assassins, afin de s’obliger à en sortir, de s’arracher à leur compagnie et à leurs valeurs. Déshumanisantes, désocialisantes, désubjectivantes.

Ecce homo : impatient de récupérer le plus-de-jouir, par la course à l’appropriation, forcenée, acharnée, implacable, sans merci, sans attention pour ce qu’exigent les conditions et les prémisses, sans égard pour ce que comportent les implications et les conséquences. Soit d’un côté un renoncement insensé et démesuré, une privation excessive et absurde, pour une jouissance plus grande encore, plus tard peut-être, future et probable, attendue et promise (les lendemains qui chantent, c’est là qu’ils sont et pas ailleurs ! le messianisme et l’eschatologie sont toujours les valeurs suprêmes ! l’avenir dure encore !…). Tel est bien le cas du capitaliste qui ne veut rien d’autre que le toujours plus, le plus encore, l’adorateur de la quantité (et toutes les démarches qualité n’en peuvent mais !). Si paradoxal que cela paraisse, sans doute n’est-il pas tout à fait insincère et complétement hypocrite quand il vante (et vend) les vertus de l’effort, de la peine, du travail, du sacrifice. Mais c’est moins le sacrifice total (il laisse ça à l’humanitaire et au philanthrope, qui sont son alibi et sa caution) que l’illimitation du sacrifice à quoi désormais tout et tous sont voués et à quoi est destiné aussi bien le capitaliste lui-même, qui ne l’ignore pas tout à fait. Il tient plutôt à faire croire que c’est par là qu’il a commencé. Mais s’agit-il d’une renonciation à la jouissance de ses biens pour l’accumulation primitive du capital ou bien de la captation des richesses sociales par expropriation, conquête, rapt, pillage, par la force ou la persuasion, la contrainte – morale, religieuse, politique – ou la suggestion ?