L’insurrection de la lettre

23 mai 2010

Séminaire de poche. Bordeaux : »La lettre, littoral entre savoir et vérité »

D’autres gamins s’en seraient amusés de ce dessin simplet qui rappelait les vieilles pratiques des paysans auvergnats clouant des chouettes sur les portes des granges. Mais moi, je frissonnais chaque fois qu’il me fallait croiser cet endroit. Ce vampire de goudron malhabile, maculant l’entrée du cuvage où fermentaient les vendanges de mon oncle, serrait dans son empan de nuit les inquiétudes et les énigmes qui se nourrissaient du silence des adultes sur ce rustique graffiti. Ce fut à la fin de l’adolescence, alors que je découvrais les Surréalistes et l’Interprétation des rêves, que réapparut cette image redoutée au tourniquet d’un libraire clermontois tenant caverne de trésors littéraires près du porche de la cathédrale, rue des Gras.

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Une photo, dans un pur style expressionniste, très Murnau, de Pierre Jaffeux qui me montrait combien la Chose avait impressionné un chasseur de l’étrange. Et bien plus tard, alors que j’avais largement dépassé mon équinoxe, voici cette figure nocturne qui revenait dans un ouvrage sur les Auvergnats où se rencontraient des images de Robert Doisneau et de Jacques Dubois. La chouette aveugle de l’enfance ne prendra-t-elle donc jamais son envol alors que déjà le jour décline ? La pierre ponce du temps a pourtant doucement gommé l’œuvre du grapheur arverne et son tag à la craie encore visible au début des années cinquante. Un demi siècle de pluies d’orage et de neiges cinglantes fatigua ces antiques sorcelleries. La figure s’estompe et les souvenirs, avec elle.

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Sur une photo récente, à peine dix ans, le petit démon de cartoon se dissout dans la brume d’oubli qui noie inexorablement, avec l’empreinte des fantômes, chaque visage un jour croisé, connu, aimé. Et le second panneau de ce retable hasardeux – la croix sur fond de nuit qu’aucun photographe ne retint, alors qu’elle est le symbole nécessaire de l’exorcisme – cette croix est peut-être plus énigmatique encore que le diablotin qu’elle conjure. Et si, vieillissant, je retourne vers ce questionnant graffiti, dont jamais je n’éluciderai l’origine ni la fonction, c’est que cette image n’est sans doute pas étrangère à mon attrait pour l’inconscient. Avait-elle donc cette grossière figure de l’enfer une puissance si familièrement inquiétante qu’elle pouvait provoquer, sous le voile des imago, une impensable vocation vers une pratique totalement inconnue dans le monde d’où je venais, la pratique de la psychanalyse ?

Il est de fait que cette marque était unique. De toutes les portes du Quartier des caves, ce chat-huant de bitume était le seul graffiti. Son mystère restera définitivement scellé puisque tous les témoins sont morts et que la cave n’existe plus. Ce qui demeure c’est mon singulier intérêt pour les traces imprévues, les inscriptions insolites, les manifestations de la création brute.

Aussi combien aurais-je aimé accompagner jean Clottes dans son exploration de la grotte Chauvet et retrouver l’oiseau de la déesse et des sorcières qui, dès l’aurignacien, il y a trente mille ans, inspirait la main des artistes.

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Car c’est bien de création artistique qu’il s’agit dans les productions pariétales du paléolithique supérieur. Je souscris ici à la thèse qu’Emmanuel Anati défend dans son ouvrage sur les origines de l’art. Nous ne sommes cependant pas en présence d’un art pour l’art, d’œuvres esthétiques animées par l’hédonisme du bon sauvage. Cette hypothèse, la première soutenue au début des découvertes de grottes ornées ne tient pas.

Pourquoi nos Ancêtres à la main si sûre se seraient-ils introduits, au risque de leur vie, et sans moyens fiables d’éclairage, dans les ténèbres des cavernes, pour produire leurs chefs d’œuvre, alors que des abris sous roche bien exposés, offraient de belles surfaces à peindre ? Il ne s’agirait pas non plus d’une pratique de magie sympathique visant à rendre la chasse fructueuse. Cette thèse, dominante dans les années cinquante, fut soutenue par l’Abbé Breuil et le Comte Bégouën, l’inventeur avec ses trois fils en 1912, des deux bisons d’argile et d’une foison de gravures magdaléniennes dans les cavernes pyrénéennes du Volp, dont la célèbre grotte des Trois frères. Le défaut de cette interprétation est statistique. On trouve peu de représentation d’animaux frappés par des armes comme l’exigerait une véritable pratique de magie symbolique et surtout le Bestiaire choisi ne comporte pratiquement pas de gibier.

Ce fut également l’inventaire statistique de l’art rupestre qui permit à André Leroi- Gourhan d’ouvrir une nouvelle piste. Très marqué par le structuralisme triomphant du dernier quart du XXe siècle il considérait que la grotte ornée comportait un ordre topographique et symbolique dénotant une structuration selon des couples d’oppositions signifiantes. C’est une thèse particulièrement solide qu’il n’est pas facile de critiquer sérieusement. Selon Leroi Gourhan, il existerait une structuration de la grotte dans son ensemble avec des figures d’entrée et de fond, une organisation des panneaux avec des figures centrales et périphériques, et surtout une dualité fondamentale femelle/mâle représentée par le couple symbolique bison-auroch/cheval, à la fois opposé et complémentaire. L’observation des multiples gravures se répartissant en symboles vulvaires et symboles phalliques semble lui donner totalement raison.

Cependant, et c’est la pratique de la psychanalyse avec les enfants qui nous l’enseigne, cette fameuse dualité du dimorphisme sexuel « homme-femme », ne peut avoir de représentation qu’avec la présence voilée d’un troisième terme, irreprésentable car il intervient comme manquant. Il s’agit du Phallus signifiant qui est un élément unique, un singleton, signifiant isolé qui symbolise les deux sexes.