Limite du formalisme

30 juin 2008

Séminaire Toulouse : Science et ascience
1.

Lors du dernier Midi-Minuit, Marie-Claude Lambotte a avancé cette remarque que le sujet mélancolique pouvait difficilement sortir d’un discours formaliste. Comme en écho, Pierre Cassou-Noguès, l’auteur de ce livre dont je vous ai fait l’éloge sur Gödel, a insisté sur le fait que ce dernier avait l’idée que son théorème d’incomplétude, d’un formalisme parfait, pouvait lui avoir été dicté par un malin génie ou par le diable. L’argumentation ici est très subtile, parce qu’elle s’appuie sur la conséquence du théorème de Gödel, à savoir que les langues formelles ne trompent pas, mais qu’elles sont incomplètes. Elles sont incomplètes en ce sens qu’elles ne peuvent réfuter ou démontrer des propositions qu’elles permettent pourtant de formuler comme vraies. Ce vrai-là n’est pas démontrable dans le même système formel. Ce qu’il faut ici considérer, c’est que nous sommes, avec le formalisme, dans un univers mécanique, celui qui a permis à Türing d’inventer la machine-ordinateur. Or, la thèse philosophique que pose Gödel est que nous ne sommes pas réductibles à un mécanisme. Faut-il tirer comme conséquence que Gödel estime à partir de là que son théorème ne vaut rien ou que son théorème lui-même illustre une certaine limitation inhérente à la raison déductive, ou analytique ? Je ne sais.

Ce qui en revanche me semble incontestable, c’est que la faille qui traverse la mathématique du XXe siècle entre l’intuitionisme (Brouwer) et le formalisme (Hilbert) ne laisse pas la psychanalyse indifférente. Dès l’article de 1945 « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Lacan avance une thèse qui fait valoir l’anticipation de l’acte sur la déduction épistémique. Si je ne sors pas, pense chacun des prisonniers, les deux autres peuvent sortir et dans ce cas j’aurais perdu. Donc je sors, avant d’avoir pu vérifier que les deux autres sortent. Bien sûr c’est un sophisme en ce sens que chacun des prisonniers est obligé de supposer que chacun des deux autres raisonne à la même vitesse que lui.

C’est pour cette raison que la psychanalyse est in-transmissible, pas seulement en tant qu’expérience, ce qui va de soi, mais en tant que savoir. Face à cet in-transmissible, on mesure l’effort de Lacan à faire en sorte que, malgré tout, des bouts de réel, des témoins au sens de la course de relais puissent passer de l’un à l’autre, que ce soit sous la forme d’abord des mathèmes, puis de la topologie ou enfin sous la forme ultime d’une théorie des cordes qui deviendrait le savoir référentiel de la psychanalyse – en lieu et place d’une clinique.

Je vais y revenir. Mais je vais d’abord reprendre le fil de Gödel. Pierre Cassou-Noguès, qui a donc étudié de près les papiers philosophiques et la correspondance de Gödel conservés à Princeton, cite une lettre à un nommé Scurlock le 15 mars 1961. Dans le brouillon de cette lettre, on peut lire : « Il y a une analogie entre 1) une arithmétique formalisée et une société sans liberté aucune (sujette à des règles mécaniques de comportement et d’action, des règles mécaniques de cond[itionnement] ; 2) une arithmétique intuitive qui permet l’introduction de nouveaux axiomes à n’importe quelle étape et une société démocratique et libre. De même pour les êtres humains individuellement . » ( P. 164) .

Ce qui se dessine là, et que P. Cassou-Noguès voit fort bien, c’est que l’être humain n’est libre que s’il est fou, c’est-à-dire que, je franchis le trait, l’être humain, c’est le malin génie, celui qui, dans un monde prisonnier des machines, est imprévisible. La fin d’une analyse, c’est que ce malin génie réalise qu’il n’y a rien au nom duquel il puisse faire n’importe quoi. Ce renversement des valeurs est bien sûr décisif : croire à la psychothérapie, c’est croire à l’homme-mécanisme ; croire à la psychanalyse, c’est croire que le fou est l’avenir de l’homme. Quand je dis « fou », je ne dis pas psychotique – je dis « fou » dans le sens qui se dégage du contexte. Je note d’ailleurs que le psychanalyste qui intéressa Gödel à la psychanalyse fut d’abord dadaïste, et même cofondateur en 1916 à Zurich du mouvement dada, Richard Huelsenbeck.

2.

Prenons la chose, l’ascience ou la science, par un autre bout. Que le psychanalyste ne sache rien de ce qui se passe dans la tête de l’analysant, c’est de là qu’il faut partir – de ce « non-su ». Grâce au travail de lacure, ce « non-su » s’ordonne. Il s’ordonne parce qu’il s’articule, dit Lacan dans la proposition d’octobre 1967, « en chaîne de lettres ». Pourquoi « en chaîne de lettres » ? Cela suppose que du signifiant qui compose ce que dit l’analysant, il y ait lecture, qui à mon sens peut être le fait indifféremment de l’analyste ou de l’analysant.Pensons au rêve.Si je rêve à une « roue entaillée »,ce n’est que lorsque j’aurai substitué au signifiant « roue » la « lettre » identifiante : cette roue est mon frère , que le rêve deviendra lisible. C’est le même procédé quand Aristote remplace dans une proposition, au début (chapitre II) des Premiers analytiques, un sujet (un homme par exemple) par A et un prédicat (animal par exemple) par B. Nous sommes là incontestablement dans une logique formelle, dans un formalisme. Nous sommes du côté de Türing (disons du côté où la pomme avec laquelle il se suicidera n’est pas empoisonnée). Nous avons affaire là à la prévalence d’un savoir textuel, « pour l’opposer à la notion référentielle qui la masque ». C’est pourquoi il y a lieu non pas d’essayer de comprendre, compréhension qui se situe au niveau du référentiel, mais de suivre la logique qui s’impose de l’articulation des lettres. Le référentiel, ici, est le savoir déjà constitué par Freud. C’est le cas Dora, ou le cas Schreber. Si vous les utilisez comme une grille de lecture du cas singulier, vous vous fourvoyez nécessairement.

Cependant, à mon sens, c’est une vue erronée que de s’en tenir là, et donc d’asserter le primat du formalisme en psychanalyse. C’est tentant, mais ce n’est pas ça. Dans l’exemple pris par Lacan, il est dit que la découverte par Cantor des nombres transfinis est la conséquence de cette discipline à suivre l’articulation des lettres. Mais qu’en était-il de ces nombres transfinis avant qu’ils ne soient découverts, et nommés par les lettres justement, aleph 0, aleph 1 ? C’est en ce point que Lacan introduit une réponse sur laquelle je m’appuie : c’est le désir de Cantor qui leur a donné consistance. Il apparaît là que, pour que le formalisme donne des résultats, et pour que l’analyse, au sens mathématique mais aussi au sens freudien, soit possible, il faut que Cantor ait lu, en leur conférant une lettre, ces nombres qui ne se découvrent transfinis que d’être lus. Or, cet acte de lecture est un fait de désir qui échappe à tout programme formaliste. Le désir, on le sait, n’est pas articulable dans la parole, mais, en tant qu’acte de lecture de la parole, il se présentifie dans une lettre, ou une série de lettres, disons dans un fragment d’écriture, qui est ce par quoi le formalisme va pouvoir déboucher sur quelque chose qui n’était pas prédictible dans le formalisme d’avant. La machine de Türing n’existe que par la grâce du désir qui l’a fait naître. Du coup, si le référentiel est masquant, n’est-ce pas du fait de l’addiction à l’idée que le formalisme peut avoir lieu de façon féconde sans cet acte de lecture du désir ? Cela peut paraître paradoxal de corréler formalisme et référent, mais cette liaison douteuse correspond très exactement à la transformation de la topologie en modèle du réel.

3.

Je vais pour conclure aborder la même question par un autre biais. En 1930, Binswanger, le créateur de l’analyse existentielle, publie un article intitulé « Traum und Existenz » (« Rêve et existence »), que vous pouvez lire en français dans une édition de 1954 qui comprend une très longue introduction (128 pages) de Michel Foucault. Binswanger évoque, au début du dernier chapitre, le quisque (« chacun ») de Pétrone, qui récuse que les rêves soient des messages venus des dieux et affirme, comme Lucrèce, que chacun les fait soi-même. Voilà comment il commente cette opinion de Pétrone : « Les tenants de la pure théorie du quisque de la subjectivité oublient qu’ils ne détiennent qu’une demi-vérité, ils oublient que l’homme, en vérité, “fait rouler son char où bon lui semble, mais que sous les roues de celui-ci tourne, invisible, la sphère qu’il parcourt”. » Ce faisant, il dit se ranger du côté de Freud (et de quelques autres, dont Jung) chez qui la distinction entre moi et ça correspondrait à celle entre le char et la sphère. Il n’est pas inutile de rappeler que dès 1910, dans la correspondance entre Freud et Binswanger, qui sont restés amis jusqu’à la mort du premier malgré l’éloignement de la psychanalyse du second, Freud se demande si l’inconscient n’aurait pas le statut du noumène kantien (l’inconnaissable). Le questionnement de Binswanger n’est donc pas sans intérêt, même si ce qu’il en retire quant à l’interprétation du rêve (dont il donne un exemple assez développé) est carrément débile : au lieu en effet de se fier à la matérialité du signifiant, il plaque sur le rêve une grille symbolique de lecture par rapport à laquelle le rêveur n’a apparemment pas son mot à dire. Quel est donc l’intérêt ? Et en quoi l’entreprise échoue ? L’intérêt est double. Il s’agit d’extraire du rêve ce qui empêche de le réduire à un repliement particulier sur soi et qui fait du rêve un anti-universel. La thèse de Binswanger est qu’il y a dans le rêve un lien, invisible, avec l’infini. L’autre intérêt est de poser la nécessité du transfert – « humble soumission à l’autorité (impersonnelle) du médecin » – pour extraire ce lien à l’infini. Moyennant quoi, quand le lien est extrait, cela correspond à la « résolution du transfert ». Comme on dit, y a d’l’idée. Le problème cependant, et l’échec, tient dans la thèse que Binswanger asserte par ailleurs : « Personne n’a encore réussi et personne ne réussira à déduire l’esprit des instincts (Triebe ou Instinkt ?), car il s’agit ici de concepts incommensurables par leur essence. » Or, une psychanalyse (et c’est la clé de sa différence d’avec la psychothérapie), c’est justement ça : démonter comment, par le fantasme, la demande du sujet est devenue invisible dans la pulsion, c’est-à-dire comment le corps biologique est devenu un corps affecté par le langage. Angoisse à un pôle, ravissement à l’autre.