16 février 2008
Les notes de bas de page, qui éclairent ce texte, ne sont accessibles que sur la version originale en fin de page.
« J’ai confiance en moi. L’homme est un mystère. Il faut le percer et, si cela demande toute la vie, qu’on ne dise pas qu’on a perdu son temps. Pour moi, je travaille ce mystère, car je veux être un homme. »
Précaution : mon propos serre un impossible, qu’il est impossible d’analyser le père. « On n’analyse pas le père », disait Lacan, sauf que le traitement de cet impossible est toujours la cause de nos disputes et de nos divisions car il autorise plus d’une sortie de la cure. Fort cependant d’une remarque d’Eric Porge concernant ce que nous faisons avec les textes freudiens (Essaim 19) et de ce que Lacan dit de lui-même, le Freud que j’entends vous présenter est un Freud analysant, de même, par conséquent, mon propos, qui pense avec et contre lui.
Exit l’hystérie. La grande névrose n’existe pas. C’est un effet de ce qu’on appelle le « progrès », je veux dire, la censure et, donc, d’un échec, le nôtre, à relever ce qui nous fait horreur et nous fait reculer devant notre acte : savoir y faire avec ce qui tombe mal, le « méchant ». L’exhibition des sentiments qui s’étale partout jusqu’à dégouliner de la radio, de la télévision ou d’Internet n’est ni le fait de la radio, ni le fait de la télévision, ni le fait d’Internet, mais un fait de discours. Eva Illouz pense plutôt que « la sentimentalisation de la sphère publique » est la résultante de l’action conjointe de trois discours, le discours du management, le discours psy et le discours féministe. La combinaison du savoir psy, du féminisme et de la démocratisation des relations de travail a placé le Moi au centre d’une procédure de « reconnaissance » publique régie par les valeurs d’égalité et de justice.
Des différents modes d’assujettissement du sujet, l’hystérie est le plus labile et le plus subversif. Le plus labile, parce qu’il colle au discours et qu’à ainsi coller au discours il prend l’« erre » du temps et, tant qu’il ne se prend pas les pieds dans le Moi, le plus subversif. Le plus subversif, parce qu’il « atteste, selon Lacan, en clair de l’inconscient » et qu’il ne cesse pas de s’inventer. L’hystérique ne s’intéresse pas tant au désir qu’à ce qui fait autorité, nommément, la jouissance. Sa question concerne un manque, un manque imaginaire, sans doute, mais un manque, qu’on peut combler, d’où mon argument : l’hystérie virgule masculine. Cet argument me permettra d’éprouver une double thèse, que l’hystérie est une opération créationniste d’appropriation subjective qui peut se confondre avec la transmission de la psychanalyse. Il se décompose suivant trois autres arguments, que l’hystérie est la condition sine qua non de la psychanalyse, que l’hystérique ne fait l’homme qu’à fabriquer de l’Homme, lequel, pas davantage que La femme n’existe en sorte que d’hystérie, il n’y en a qu’une, la masculine, enfin, que l’hystérie signifie, n’avoue, ni ne cache, un forfait, une appropriation créationniste. D’un côté, l’hystérique témoigne à son corps défendant d’un impossible, qu’il est impossible de « suppléer à la femme qui n’existe pas, comme La ». De l’autre côté, il verse « dans l’ornière du Nom-du-Père, du père en tant que nommant » à « tirer son épingle phallique du jeu ».
La relation de voyage : l’acte de naissance d’un nouvel h(éros)
De retour à Vienne, après cinq mois passés auprès de Charcot à Paris (d’octobre 1885 à fin février 1886) et un détour par Berlin pour une visite privée de quelques jours au service de la « Charité » des docteurs Robert Thomsen et Hermann Oppenheim, Freud rédige un rapport d’étude sur son séjour scientifique à Paris qu’il présente le 5 octobre 1886 à la Société royale-impériale de médecine de Vienne sous le titre « De l’hystérie masculine ». Il y traite d’un cas qu’il a pu observer chez Charcot. Le cas qu’il a retenu est celui d’un jeune homme atteint d’une paralysie d’un bras après qu’il soit tombé d’un échafaudage. Ce choix est mal venu parce c’est un cas d’hystérie traumatique et qu’il est sujet à polémique. S’il permet à Freud par Charcot interposé de faire face à ses maîtres, ce choix leur laisse entendre qu’il adhère aux positions de Charcot, Freud allant jusqu’à lâcher pour conclure sa communication qu’il se pourrait que « le syndrome du rail » soit en fait un symptôme hystérique, un trouble fonctionnel plutôt qu’organique. Or, Robert Thomsen et Hermann Oppenheim, auxquels Freud vient de rendre visite, sont de ceux pour qui « le syndrome du rail » devait être considéré comme une entité clinique à part, distincte de l’hystérie, rapportable aux « névroses traumatiques », au pronostic aussi incertain que les névroses de guerre.
Il convient pour comprendre l’enjeu que la conférence de Freud contenait de la situer dans son contexte politique et scientifique . La généralisation du chemin de fer apporta avec son cortège d’accidents la question de leur indemnisation par les compagnies d’assurances. Le débat qui s’installa en Europe eut pour but de différencier les séquelles traumatiques de ces accidents des symptômes hystériques qu’ils pouvaient occasionner. Les médecins anglais et français s’opposèrent à leurs collègues allemands sur un double malentendu que Freud, à sa manière, tranchera. Tous étaient d’accord pour admettre le traumatisme, mais pas pour l’indemniser. En conséquence, on se disputa sur sa nature. S’il pouvait être qualifié d’hystérique et ne présentait pas de séquelles neurologiques, les compagnies d’assurances pourraient dégager leurs responsabilités puisque, selon les arguments jamais éculés du chaudron de la fable juive, « l’accident [n’ayant fait] que révéler des symptômes virtuellement présents chez des sujets prédisposés », ne pas l’indemniser équivalait à nier son existence, l’accident n’avait pas eu lieu. « Le syndrome du rail » ne serait que la conséquence d’une lubie d’hystérique, l’invention d’un « trauma » qui n’existe pas. C’est le premier malentendu. Le deuxième malentendu, c’est Charcot lui-même qui l’entretient. Dans son souci de généraliser l’hystérie masculine au vu de sa propre clinique à d’autres que les classes privilégiées de la société, Charcot apporte avec ses techniques d’investigation une caution « scientifique » de taille aux compagnies d’assurances. C’est la couleur de cette caution-là que, sommé par un Meynert, meurtri et dépossédé, Freud va devoir produire.
L’autre contexte, le contexte scientifique. L’existence d’une hystérie masculine « d’origine héréditaire » était admise. Ce que les viennois rejetaient, c’était la généralisation de Charcot, son identification de l’hystérie masculine à l’hystérie traumatique. Moritz Rosenthal avait publié deux cas d’hystérie masculine seize ans auparavant. Le service de Meynert venait d’en publier un, le mois précédent. Moritz Benedikt, qui avait introduit Freud auprès de Charcot, avait lui-même décrit des cas d’hystérie masculine, vingt ans auparavant, où il dégageait que les désordres de l’hystérie relevaient de « désirs frustrés de nature souvent sexuelle ». Freud ne pouvait donc pas ne pas savoir quel était l’état du débat.
Freud se conduisit comme un éléphant dans un magasin de fines porcelaines, il plaida la cause de l’hypnose en n’envisageant l’hystérie masculine que du point de vue de Charcot. De l’avis de Wagner-Jauregg, le futur prix Nobel, qui était présent, les Pr. Bamberger et Meynert le réfutèrent agressivement à la suite de quoi Freud tomba en disgrâce auprès de la faculté : il devint un neurologue sans patients. Le compte rendu de la réunion ne trahit pas, cependant, l’hostilité que Freud provoqua. Meynert, qui le mit au défi de trouver dans Vienne un cas d’hystérie analogue à celui qu’il venait de rapporter, y apparaît dans sa magnanimité. Il « offre » à Freud les services de la clinique pour les besoins de « sa démonstration ». Freud s’exécuta et présenta un mois plus tard un cas d’hémianesthésie hystérique chez un homme.
Le sentiment que Freud conserva de cette épreuve, qu’il créa, dément les allégations d’Ellenberger, d’un Freud « missionnaire », sbire de Charcot, « venant révéler à ses Maîtres l’existence d’une hystérie masculine dont personne n’avait encore idée à Vienne ». Si « fable », il y a, elle résiste à l’étude des documents. Écoutons, plutôt, Freud. « L’impression que les “autorités compétentes” avaient repoussé mes nouveautés demeura chez tous inébranlée ; je me trouvai, avec l’hystérie chez l’homme et la production, de par la suggestion, de paralysies hystériques, rejeté dans l’opposition. Comme bientôt après le laboratoire d’anatomie cérébrale me fut fermé et que pendant plusieurs semestres je n’eus pas de local où faire mon cours, je me retirai de la vie académique et médicale. Je ne suis plus retourné à la Société des Médecins depuis lors ». Il y a, donc, un dernier malentendu qui est le fait de Freud lui-même.
La fable, alors. Freud, qui vient tout juste de convoler, s’aveugle. Mais, ce n’est pas l’ouverture d’un tel ciel, ni non plus son « ambition » ou sa « susceptibilité », qui l’aveuglent. La lumière qui l’aveugle est autre. Tout à « ses » nouveautés, Freud, qui s’est identifié à son maître Meynert, avance masqué derrière Charcot. Il s’adresse à Meynert et, seulement à lui. Qu’il obtienne sa division est patent. La répression du Maître est immédiate. Qu’en retour, Freud ait payé son audace d’un exil qui l’écarta de la recherche scientifique à laquelle il avait goûté auprès de Brücke, est non moins patent. La clef de ces assertions est à chercher dans ce qui vaut pour nous depuis Freud et Lacan comme « complexe paternel ».
Un rêve mensonger de Freud, dont Liliane Fainsilber fait son pain, me servira à’établir ce dont il s’agit. Ce rêve, par lequel le service d’aide aux indigents de sa ville natale se rappelle curieusement à lui, Freud le décrit comme « un rêve absurde concernant la mort du père ». Ce rêve intervient juste après l’acte de naissance de la psychanalyse, Freud étant sorti par cet acte de l’exil où son « action » désastreuse d’octobre 86 l’avait plongé.
Je reçois une lettre du conseil municipal de ma ville natale concernant les frais d’une hospitalisation en 1851 nécessitée par une attaque. Cela me paraît très comique, car d’abord en 1851 je n’étais pas né, et en un second lieu mon père, à qui cela pourrait se rapporter, est déjà mort. Je vais le trouver dans la chambre à côté où il est couché et je le lui raconte. A mon grand étonnement, il se rappelle qu’en 1851 il s’était enivré et fut conduit au poste ou enfermé. C’était au temps où il travaillait pour la maison T… « Tu as donc bu aussi ? » lui demandé-je ? « Et tu t’es marié aussitôt après ? » Je calcule que je suis, en effet, né en 1856, date qui me paraît suivre immédiatement l’autre.
Ce qui rend ce rêve absurde, c’est, selon ce que Freud lui-même dit, la suite sans transition de plusieurs lignes de sens. Ces différentes lignes de sens, convergent néanmoins, je veux dire, malgré Freud, à la limite si, par quelque ironie de l’inconscient, le père de Freud n’est pas, toujours selon ce que Freud dit, seulement « un homme de paille », mais, bel et bien, l’homme à brûler. En dernière instance, ce rêve de Freud exprime crûment à notre oreille le désir que son père ne soit pas son père et, par conséquent, qu’il n’est le débiteur de personne. En effet, littéralement parlant, si en 1851 , Freud n’est pas né et si, à cette même date, son père est déjà mort , il est impossible que son père soit son père. Suivons, cependant, les lignes de sens que Freud tire. Il y en a au moins trois.
La première ligne de sens que suit Freud mène au père. « Nous serons d’autant plus étonnés de constater, dit-il, qu’il y a dans le rêve même conflit ouvert et que la raillerie est dirigée contre mon père. Une telle franchise paraît contredire nos hypothèses sur l’action de la censure. L’explication en est que la présence de mon père n’est qu’un faux-semblant ; la discussion a lieu avec une autre personne indiquée par une seule allusion. Alors que le plus souvent il s’agit en rêve d’une révolte contre d’autres personnes derrière lesquelles se cache le père, c’est ici le contraire : le père sert d’homme de paille pour en couvrir d’autres, et c’est pourquoi le rêve peut ouvertement mettre en jeu sa personne, à l’ordinaire sacrée : on sait bien que ce n’est pas lui qui est visé en réalité ». Va pour la dénégation. Il est sûr qu’une telle « franchise » ne peut pas être l’effet majeur de la censure, « laisser ce qui est à cacher à découvert ».
La seconde ligne de sens semble mener à Breuer. Breuer ne disparaît pas seulement sous l’anonymat de ce que j’ai appelé « le service d’aide aux indigents » du conseil municipal de la ville natale de Freud, il devient un simple « confrère », un confrère entre tous les autres qui, à l’inverse de Meynert, ne méritera pas d’être nommé. Une de ses remarques aigre-douces quant à la durée d’un traitement psychanalytique (cinq ans) serait à l’origine du rêve. Pourtant, il a fait beaucoup plus pour Freud que ne l’a fait Meynert. « Lorsque nos relations amicales commencèrent à se relâcher, je me trouvais, poursuit Freud, dans un conflit analogue à celui d’une brouille entre père et fils, où la position et les mérites antérieurs du père continuent à exercer leur action ». La ligne de sens concernant Breuer court, malgré Freud, le long du rêve. Freud use de son père qu’il monte en gloire comme d’un argument pour, à son tour, non seulement tancer Breuer, mais aussi bien pour avoir définitivement raison de lui et, donc, l’éliminer. Si la phrase « je vais le trouver dans la chambre à côté » se rapporte aux circonstances « bienveillantes » dans lesquelles il a annoncé ses fiançailles à son père, cette phrase ne pose le père en modèle qu’à récuser qu’« une autre personne », celle que devient Breuer, puisse être prise pour père.
La troisième ligne de sens, qui concerne explicitement Meynert, mêle de fait les trois en un seul argument : l’« a(colle)ment » des années 1851-1856, l’effacement des « cinq ans » qui lui ont valu le reproche de Breuer. Freud y poursuit de manière ambiguë la défense de son père. Rien de la réalité qu’il invoque, l’ivresse et la conduite au poste, ne s’y rapporterait. Pourquoi, alors, fort de ce que Freud sait : « son père a bu », demande-t-il sans vraiment le demander, se convainc-t-il, donc, que son père s’est marié aussitôt après ? Que protège la raillerie envers le père s’il est, selon ce que Freud nous dit, « de la nature de toute censure de laisser dire, quand il s’agit de choses défendues, plutôt ce qui est inexact que ce qui est vrai » ? Jakob Freud aura-t-il été de ces pères qui, selon le verset biblique rejeté par Jérémie (JER 31 29), avaient mangé des raisins verts au point d’agacer les dents de leurs enfants et, donc, commis l’irréparable, quelque inqualifiable faute de goût ? Selon cette ligne de sens, le père de Freud serait l’homme de paille du Grand Meynert, dont il suivit les « traces » avec respect et dont l’attitude, au départ, bienveillante à son égard, se changea en inimitié. Le rêve ne cisèlerait un aveu de Meynert, que dans sa jeunesse, celui-ci avait l’habitude de se griser au chloroforme et que ça lui avait valu un séjour dans une maison de santé, que pour mieux épingler que leur différent portait sur la nomination de l’hystérie masculine. « J’avais eu, dit Freud, avec lui une discussion très âpre dans des publications scientifiques au sujet de l’hystérie chez l’homme dont il niait l’existence [l’hystérie masculine n’étant pas fondée à la date de leur querelle, Freud a raison d’affirmer ici contre Meynert que ce dernier niait son existence]. Lorsque j’allai le voir, gravement malade, et que je lui demandai comment il allait, il me décrivit longuement les symptômes de sa maladie et conclut en disant : “Vous savez, j’ai toujours été un des plus beaux cas masculin d’hystérie.” » Si Freud avait été le fils d’un professeur comme Meynert, et non le fils d’un gagne-petit comme son père du temps où celui-ci travaillait pour la maison T…, sans doute aurait-il avancé plus vite dans ses recherches ?
Le point de recel du rêve joue d’un trafic relatif aux dates selon ce qui semble être une argumentation irréprochable à la pensée dominante du rêve, que « cinq ans dans la vie d’un homme, ça ne compte pas », mais qui n’est qu’une justification et un défi : « J’ai le temps devant moi, y affirme Freud, et j’arriverai bien à mes fins : il est bien arrivé d’autres choses que vous croyiez impossibles. » Mais, pas tout le temps, si le nombre 51, isolé dans l’année 1851, trois fois répétée dans le rêve, renvoie à un dernier sens, celui de « l’âge où un homme est le plus exposé » et où Freud a vu mourir plus d’un collègue, « un, entre autres, qui, après avoir longtemps attendu, venait d’être nommé professeur peu de jours avant. » Voilà de quel bois se fabrique l’Homme Moderne. De cet Homme, qui fait corps de l’Un, le père idéal de l’hystérique, qu’on nomme Dieu, n’est qu’un paravent. Car, si Dieu est un nom, le nom propre d’un silence, ce silence, que nous le prenions pour ce qu’il est, silence, ou que nous l’interprétions comme un « mutisme », c’est-à-dire, quelque retenue compassionnelle, laisse une marge à un autre, assez proche de sa méchanceté pour que le pire soit enfin sûr.
Dans une publication récente, Jacques Bénesteau. présente tendancieusement la conférence du 15 octobre 1886 comme une bévue que Freud aurait cherché à occulter et qu’il s’y ferait la victime de l’ostracisme des Viennois. Ce n’était pas le « genre » de Freud se poser en victime. Il assuma, selon ce qu’il dit de ce soir-là et de sa prestation un mois plus tard, d’être « rejeté dans l’opposition ». Charcot, qui supposait que l’état cérébral induit par l’hypnose équivalait à l’état mental occasionné par le choc nerveux au moment d’un accident, se trompait sur l’étiologie de l’hystérie. Si l’hystérie est traumatique et, elle l’est, le trauma dont elle atteste est sexuel, strictement sexuel, entendu que le sexuel troue, selon l’expression de Lacan, le « parlêtre ».
La peste hystérique ou le scandale de la psychanalyse
Nous n’avons pour dire la sexualité, que le phallus. Ce sont les hystériques qui le disent, mais seulement l’hystérie, masculine qui le garantit. « Ainsi, dit Lacan dans Radiophonie, dans la psychanalyse (parce qu’aussi bien dans l’inconscient) l’homme de la femme ne sait rien, ni la femme de l’homme. Au phallus se résume le point de mythe où le sexuel se fait passion du signifiant. » Et, pour l’écrire, que l’objet a, ce qui requiert l’acte de l’analyste. « Ça ne dit rien, précise Lacan, du petit a parce qu’il n’est déductible qu’à la mesure de la psychanalyse de chacun, ce qui explique que peu de psychanalystes le manient bien, même à le tenir de mon séminaire. »
L’hystérie masculine corrobore que la différence des sexes n’est pas première ; que, néanmoins, elle existe, c’est-à-dire, qu’il existe autour d’elle un grand nombre de pratiques sociales qui l’instruisent en organisant des rapports de domination qui vont, manière d’ôter aux femmes leur « identité », jusqu’au contrôle des naissances. Françoise Héritier soutient que la seule différence réelle entre le masculin et le féminin n’est pas le sexe anatomique, mais la fécondité en laquelle les femmes porteraient leur identité alors que les hommes doivent construire la leur. Qu’une femme soit plus proche du réel que ne le sera jamais un homme est, eu égard à la facticité du genre, un fait que les progrès de la science lui contestent de plus en plus, mais que l’hystérie masculine lui contestait déjà depuis longtemps ; depuis, au moins, le temps où Socrate aidait, à sa manière, à instituer le philosophe sur le modèle du vrai Maître. De fait, l’hystérie fait bouchon du trou de la génitalité. Il n’y a pas, selon la formule de Lacan, de rapport sexuel et l’anatomie n’est pas, a contrario de ce pensait Freud, le destin. Cependant, tandis que l’hystérie masculine va au plus droit, c’est-à-dire, pare brutalement au trou de la génitalité, l’hystérie dite féminine le pare des atours du féminin en « intriguant » l’homme auquel elle s’identifie, mais surtout avec lequel elle rivalise, avec le « mystère » par lequel elle se « diffame ». Que l’hystérie puisse ainsi passer d’un masque à l’autre en jouant de l’un comme de l’autre lui permet de commander au maître ; niant l’asymétrie des positions, elle autorise l’élision de la castration. Faire l’homme s’entend en deux sens, le faire être, aider à son institution, et se faire l’être, s’instituer comme tel en sorte que l’hystérie féminine n’est la cheville ouvrière de l’hystérie masculine qu’à installer une domination, le tout phallique.
Le phallus est une création de l’hystérie. Selon une ancienne version, il est un composé détonnant, un organe détachable, un volatile ombrageux et rétif, mais lumineux, aussi capricieux qu’instable, qui tire, à hue et à dia, d’autant plus difficile à contenir qu’il rêve de plus de lumière, et qu’il n’en fait cependant qu’à sa tête. On peut voir dans la métaphore du char ailé de Platon une métaphore de l’âme et, cependant, y reconnaître la trace de la conscience, qui est toujours mauvaise conscience, c’est-à-dire, ce que Freud nommera depuis un autre aplomb Surmoi. La version moderne du phallus est moins poétique. Divisée entre un appétit de jouissance sans frein (Don Juan) et un désir d’Absolu converti en amour de la science (Faust), l’hystérie masculine se tourne décisivement vers le corps que des siècles de théologie avaient réprouvé. Le phallus y est toujours un organe détachable qui met en série les trous du corps en sorte qu’il délivre la structure d’un corps qui enforme un manque. Ce corps dont on peut jouer comme d’un manque, on trouve à le loger dans l’Autre, pour mieux le lui dérober et, par là, s’assurer que, ce manque, non seulement on l’est mais aussi bien, qu’on en dispose, on l’a. Ainsi en va-t-il du sein dont le nourrisson se satisfait hallucinatoirement et dont l’anorexique fait son rien. Ainsi en va-t-il pareillement de l’aveuglement de Freud le soir du 15 octobre 1886. La satisfaction n’est jamais que leurrée. Autre chose, donc, que le plaisir, est la jouissance. Autre chose est la jouissance si, selon Freud, l’homme ne renonce jamais à rien, seulement il échange une chose contre une autre.
Le progrès de cette opération « créationniste » est qu’un tel régime du corps vaut pour les deux sexes. Il ne suffit pas d’avoir un pénis pour être sûr d’avoir l’usage du phallus comme il ne suffit pas d’être privé du pénis pour ne pas avoir le même usage du phallus. Là s’arrête la charité de l’hystérie masculine, sa charité de maître impliquant qu’on se range sous la bannière phallique et, donc, qu’on ne veuille pas savoir qu’il y a un reste au discours et que c’est ce reste qui divise le sujet. En conséquence, pour l’hystérique homme comme pour l’hystérique femme, faire l’homme, c’est ou trouver à n’être du père ou, pour leur malheur commun, chercher à se faire naître d’icelui, contre lui. Il est, d’ailleurs, remarquable que Freud ait modélisé l’hystérie masculine à travers deux cas qui posent la question de la sublimation, puisque l’un, Christophe Haizmann, est un peintre du XVIIe siècle, sujet à une névrose démoniaque » et l’autre, un écrivain du XIXe, sujet à une « hystéro-épilepsie, c’est-à-dire, une hystérie grave » et, s’agissant de Dostoïevski, pas n’importe quel écrivain. Je m’appuierai ici sur les précieuses articulations de P. Bruno dans son rapport au recueil de la Quatrième Rencontre internationale du Champ freudien, Paris, 14-16 février 1986.
Haizmann contracte un pacte avec le diable pour parer l’accès dépressif où la mort de son père l’a plongé, le diable s’engageant à remplacer pour neuf ans le père mort. L’accès mélancolique et l’inhibition au travail qui l’accompagne traduisent un conflit identificatoire, un de ces conflits dont le surmoi est coutumier, en sorte que l’appel au père est ambigu puisque son combustible y est la haine, plus justement dit, une méchanceté, la méchanceté qui consiste à faire de l’autre un objet, à l’y réduire en le faisant taire, c’est-à-dire, en lui refusant son humanité. P. Bruno relève ici la manière dont Freud aurait conduit l’analyse d’Haizmann en l’amenant « à se ressouvenir quand et à quel propos il eut lieu de craindre son père et de le détester » comme il aurait essayé de découvrir « les facteurs accidentels qui se [seraient] surajoutés aux facteurs typiques de la haine pour le père ». Une telle « direction de la cure » aurait permis de remonter régressivement jusqu’à la fixtion du fantasme que Lacan identifie à un instant, cet instant du fantasme par où le fantasme élide la castration. Le comble, en effet, dans cette histoire de damnation, c’est qu’Haizmann s’y introduit en tant qu’objet. Pour autant qu’il en appelle au père, Haizmann en attend quelque chose, il entend être son objet. Là est son masque. Si Haizmann poursuit sa jouissance plutôt que son désir, l’art est bien pour lui ce que P. Bruno en dit, le moyen privilégié pour exprimer sa haine du père, mais pas l’inhibition au travail qui accompagne la mélancolie. L’inhibition au travail signe pour Haizmann, plutôt que la perte de son art, la sortie du conflit mélancolique. Pour autant qu’elle vaut comme punition du désir de mort (être touché dans ce qu’il a de plus cher), l’inhibition au travail signe la sortie du conflit d’intérêt, elle est le moindre prix à payer pour endormir la conscience.
Si, à la sortie de l’accès mélancolique, Haizmann peut avancer masqué, c’est qu’il est sorti victorieux de son affrontement au père. Mais il en sort d’une étrange façon. Le père est mort, il ne lui veut rien. Reste que si le père est mort selon son vœu, à cette mort, il ne croit pas. Il veut croire au père, le père existe malgré le vœu de mort. Telle est, côté sujet, la première ligne de défense d’Haizmann contre la castration. Voilà, pourquoi, selon ce que souligne P. Bruno, Freud peut soutenir ne varietur, contre tous ceux qui tenteront de « déconstruire » ultérieurement le cas d’Haizmann, que le diable est le substitut du père. L’hystérique, homme ou femme, est un agent du père, son agent. Mais, pas seulement, puisqu’il est aussi son pire ennemi, le plus intime. De là, le « ravalement » du père en « diable ». Autre chose est l’adjonction des mamelles au corps du diable. Une preuve, et non des moindres, cependant, à l’appui de la thèse de Freud, que « le diable est le substitut du père », est contenue dans le triptyque peint par Haizmann en 1678. S’il institue, ce que je pense, trois avatars du père, le triptyque, qui introduit une série de huit tableaux, représente trois moments du père. Il y a là le chien de la phobie, le père en bourgeois et, en dernière instance, le père en « ma-dam ». Au dernier terme, la dame, qui n’est pas sans rappeler la Bienfaitrice, Marie, en laquelle Haizmann trouvera à se reposer, mais aussi bien la Dame des troubadours, c’est-à-dire, la Dame qui contient pour le compte du père le toujours possible déchaînement des corps, représente d’autant mieux le père qu’elle détient le pacte passé avec le diable. C’est à une dernière opération d’assomption subjective, qui équivaut à un « virement de jouissance », que servent les mamelles ; elles sont là en forme de promesse. Le but de cette dernière opération est de vérifier l’élision de la castration en bouchant décisivement le trou de la génitalité, l’hystérique, homme ou femme, supportant que le choix du sexe soit, eu égard à la jouissance, second.
Le père qu’Haizmann se donne dans la figure du diable, qu’il « crée » à son image, est davantage à sa hauteur. Son diable est un pauvre hère aussi démuni et dénutri que lui. Freud, qui invoque le dédain dont fera montre Faust à l’endroit de ce que le diable pourrait lui offrir s’étonne qu’Haizmann s’oblige à être sans aucune contrepartie le fils du diable. C’est que le diable est ici un homme de paille, le compère d’un méfait à venir. Pour aussi misérables qu’ils soient, nos deux larrons n’en sont pas moins malins, d’autant que c’est Haizmann qui mène le bal. En effet, s’il s’agit, côté objet, selon, donc, l’autre ligne de défense contre la castration, de sauver le dieu de miséricorde autant que d’être sauvé par lui, Haizmann et son diable de père ne sont pas sans ressources, puisqu’à eux deux, ils font la paire, une paire qui vaut bien toutes les autres paires d’hystériques. Haizmann ne craint pas de donner à voir ce qu’il cherche à obtenir sans avoir à le demander. Il dote le diable de quelques bonnes mamelles, qui montrent où est l’objet de sa concupiscence. Par son appel ambigu au père, il s’introduit comme objet du père du même mouvement où il fait du père son objet en y instaurant un manque dans lequel il loge l’objet « agalmatique » qu’est pour lui le sein. À charge pour lui de l’y récupérer et de renvoyer le diable au diable. C’est, d’ailleurs, selon son journal, ce à quoi il s’applique activement entre les deux exorcismes. Haizmann se fait persuasif, il balance entre sa résistance aux tentations du monde (les apparitions du diable) et un ascétisme marqué par de grands moments d’absence et d’extase suite à d’étranges visions. « Une lumière éclatante d’où sortit une voix qui se fit reconnaître comme le Christ exigea de lui qu’il renonçât à ce monde mauvais et servît Dieu pendant six ans dans un désert. » Haizmann n’ira pas au désert, mais, y récupérant l’objet de sa convoitise, son penchant pour la dive bouteille, il entre dans l’ordre des frères de la Miséricorde. Dans leur sein conventuel, frère Chrysostome, qui mourra d’étisie, affrontera périodiquement le Malin, mais seulement, selon le Révérend Père Provincial « lorsqu’il [aura] bu plus de vin ». Telle est la seconde ligne de défense contre la castration. Ainsi s’élève-t-on à l’Homme, communiant dans la haine du père, malgré son amour, dans une commune et sainte horreur de l’Autre Autre chose sont les hommes, qui, pâtissant du genre, ne donnent pas raison en tout à l’inconscient. Il y a un reste au discours, qu’on peut, selon Lacan, traiter.
Si l’hystérie suppose l’articulation en chiasme de deux identifications, une identification au père mort et une identification au rien, Haizmann éclaire Dostoïevski. La mort d’un père constitue toujours, peu ou prou, un ébranlement qui impose un remaniement subjectif, car la haine du père, qui dénote un réel, à l’inverse de l’amour, qui n’est qu’une construction, est toujours fondée. La haine est toujours déjà fondée parce que l’hystérique veut bien être l’objet de la jouissance du père, mais à une seule condition, que le père soit un homme de justice, qu’il n’entende pas, de quelque manière que ce soit, en jouir, c’est-à-dire, revendique quelque droit à disposer de lui, en le mariant, par exemple, selon ses égoïstes intérêts. C’est d’une telle posture de l’hystérique que la Religion et l’État font leur credo au joint même où l’hystérique se fait révolutionnaire, c’est-à-dire, objecte à la marchandise. Dostoïevski, donc, exprime, selon Freud, son hystérie dès sa prime jeunesse « sous la forme d’une mélancolie soudaine et sans fondement » . Voilà, en deçà de l’épilepsie, le point de raccordement avec Haizmann. Haizmann confirme régressivement Dostoïevski, il projette sur nous sa modernité. Entendons-nous bien, le Dostoïevski qu’éclaire Haizmann est le Dostoïevski que Freud fabrique si le Dostoïevski que Freud construit recoupe au plus près ce qu’est pour lui l’hystérie masculine. Le texte freudien a quelque chose de plaqué, de surimposé qui a précisément à voir avec ce que Freud énonce de l’hystérie, qu’elle déploie à partir d’une certaine scène une autre scène. De là, un certain malaise, et l’embarras sur lequel ce texte nous laisse.
Les attaques mélancoliques de même que les états dépressifs peuvent être interprétées selon le sentiment d’oppression que Dostoïevski éprouvait à la sortie de tels moments, « qu’il allait mourir sur le champ. » Freud, en effet, interprète le sentiment de Dostoïevski comme le signe d’« une identification avec un mort, une personne effectivement morte ou encore vivante, mais dont on souhaite la mort », étant entendu qu’une telle identification renvoie, indépendamment du sexe de la personne morte ou vivante à laquelle on s’identifie, en dernière instance, toujours au père mort. « Tu voulais tuer le père afin d’être toi-même le père. Maintenant tu es le père, mais le père mort. » Outre que : « Maintenant le père est en train de te tuer. » Nul doute, donc, que Dostoïevski ait été hystérique. Il aurait lui-même confié à Strakhov qu’il s’apparaissait à la sortie de ses attaques comme un criminel et qu’il ne pouvait se délivrer du sentiment qu’il avait commis une très mauvaise action qui l’oppressait. Si l’on suit Freud, Dostoïevski s’en serait tenu là, à supporter et s’accuser inconsciemment d’un crime qu’il aura trahi en mettant en acte la « réalité psychique ». Freud pousse, donc, plus loin les choses. À la façon d’Haizmann, il fait, sous transfert, pour Dostoïevski le chemin que Dostoïevski n’aurait pas, pour son compte, fait. Vouloir tuer le père afin d’être soi-même le père n’est, selon ce que nous savons maintenant d’Haizmann, qu’un premier moment, le premier moment de conclure d’un sophisme qui autorise l’élision de la castration. Le deuxième moment de conclure qui corrobore l’élision de la castration suppose l’identification au rien.
Le rien est un objet, un objet polyvalent, bon à tout faire pour peu qu’il ne vaille justement rien, qu’il soit sans valeur et, donc, qu’il compte pour rien. Ce que, cependant, l’hystérique ne sait pas, c’est que là-dessus, il se trompe. Le rien, c’est, d’abord, l’objet auquel l’hystérique réduit l’autre auquel il s’identifie. Or, réduire l’autre à n’être qu’un objet, c’est le priver de sa parole ou, du moins, lui dénier qu’il en ait une propre. Pour Haizmann, le rien, c’est la dégradation du père en diable. Pour Dostoïevski, plutôt que le criminel qu’il a pu être, qu’il a sûrement été, le rien, c’est son « socialisme » chrétien qui le contient, c’est son identification aux humbles et autres pauvres d’esprits que le Christ appelait à lui. Entre autres riens, il y a encore les objets du corps, ce qui du vivant ne passe pas au signifiant, mais qu’il y a, comme l’indique le déchet, moyen d’aliéner, c’est-à-dire, recycler. Mais, pour Freud, le rien, c’est, manière de contenir la bisexualité, vraisemblablement le ravalement des femmes au masochisme, ou le « criminel ». Qu’est-ce qui pousse Freud à faire, malgré sa répugnance, de Dostoïevski un « criminel » ? D’où lui vient la « tentation » de le ranger comme tel ? Du choix que Dostoïevski « fait de son matériel, en privilégiant, parmi tous les autres, des caractères violents, meurtriers, égocentriques » ? « De l’existence de telles tendances au sein de lui-même et de certains faits dans sa propre vie, comme sa passion du jeu et, peut-être, l’attentat sexuel commis sur une fillette » ? Non. D’une urgence freudienne, alors ? Oui, si le « criminel » qui faut à Freud n’est pas n’importe quel « criminel ». Que son « criminel » soit criminel selon la réalité psychique ne lui suffit pas, P. Bruno souligne ici qu’il lui faut encore que Dostoïevski soit masochiste, ou « lâche ». Voilà ce que Freud doit rejoindre dans sa construction du cas.
Une sublimation et, néanmoins, un symptôme : « Dostoïevski et le parricide »
« Entre le meurtre symbolique du “père originaire”—l’Urvater— et le parricide du père réel, entre les frères Karamazov et les frères de la horde primitive, l’analogie est évidente, et la distance… » n’est pas aussi « infinie » que Jean-Baptiste Pontalis le dit. « Dostoïevski et le parricide », ai-je dit, est un objet étrange, d’une troublante étrangeté. C’est un texte de commande pour un ouvrage consacré aux sources des frères Karamazov, qui, s’il sent le soufre de la passion noire, mobilise la dimension où se déploie le désir « impur » de l’analyste. Ce que Freud met là en acte, avant sa der des ders, L’homme Moïse et la religion monothéiste, par Dostoïevski interposé, n’est pas sans rapport avec une certaine sortie de l’analyse, celle qu’après Lacan, nous appelons sortie par le transfert. La haine que Freud nourrit pour Dostoïevski ne l’aveugle pas, c’est d’elle, au contraire, qu’il tient sa lucidité concernant ce qui, entre lui et Dostoïevski, est en jeu. Ce qui aveugle ici Freud, c’est encore son identification, son identification au père et au rival qu’est pour lui Dostoïevski.
Dostoïevski fut un « authentique » croyant comme il plaça, contre tous, très haut son art. « La beauté, nous dit P. Lamblé, a pour lui valeur de preuve, c’est pourquoi [Dostoïevski] exprime ses pensées, non à travers des discours théoriques, mais au moyen de cette forme artistique, de cette œuvre d’art, qu’est le roman, et pour lequel il utilisait parfois le terme de “poème” ». Là-dessus, d’Ibsen à Joyce, Dostoïevski sera entendu. On ne peut plus aujourd’hui nier ces choses-là. Et si, ma foi, dans sa vie d’homme, « il ne fut pas, selon Stefan Zweig, arrêté par les barrières de la morale bourgeoise », on ne peut plus supputer, avec le même Zweig, qu’il ait pu les transgresser au point de réaliser les « instincts criminels » des figures qui peuplent ses romans. Le seul instinct « criminel » qu’on lui connaisse, l’onanisme, qu’il réalisait dans sa passion du jeu, est celui-là même que Zweig décrit dans sa nouvelle, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, celle justement que Freud analyse en forme de repentir ( ?) à la fin de son texte. Sinon, il reste le crime, qui fonde la réalité psychique : tuer le père.
Placé par son père médecin-major comme boursier parmi des garçons riches à l’école militaire, Dostoïevski en sort avec le grade de lieutenant du génie. La mort de son père tué par ses paysans le désolera moins que celle de Pouchkine. Son amour allait à sa mère qui lui enseigna l’amour de Christ. Investi de la « mission » d’écrire, Dostoïevski démissionna de l’armée. Sans solde, désargenté, il vécut parmi les pauvres. Son premier roman, Les pauvres gens, qui le fait connaître, nous plonge de plain-pied dans les malentendus. S’inspirant d’un roman de Gogol, Dostoïevski porte le sien à une tension tragique qui conduira Bielinski à tenter de le convertir aux thèses de Feuerbach et à le présenter dans les cercles radicaux comme le créateur du roman « social » en Russie. Voilà pour le premier malentendu. Le deuxième malentendu concerne la vie affective de Dostoïevski, puisque celle-ci semblera avant sa rencontre avec Anne Grigorievna comme le calque de sa fiction romanesque qui, faut-il souligner, n’est pas sans rappeler la chute d’Adam et d’Ève puisque le malheur survient, sous la forme d’une tentation, ici, l’argent, entre deux « simples », qui tâchent de palier avec d’infinies tendresses leur commune misère. Le troisième malentendu, c’est que Dostoïevski est, d’abord, une voix et qu’une voix, faut-il le dire, c’est plutôt chiant. Une voix, c’est notoire, c’est chiant et, malgré ce que Lacan a pu en dire, il n’est pas sûr, quand on a à se la coltiner, que ça l’ait plus amusé qu’aux autres.
Les soulèvements révolutionnaires qui secouèrent en 1848 l’Europe occidentale ne concernèrent en Russie que quelques groupes d’intellectuels. Dostoïevski, qui pensait que le socialisme était la forme pratique que le christianisme prend à l’époque contemporaine, en était. Il fut arrêté et condamné à mort en 49 pour avoir pris parti contre la censure et le servage, mais surtout pour avoir lu une lettre anticléricale et subversive de Bielinski. Ce que Freud qualifie de « comédie de la mort » se traduisit par une condamnation à la déportation en Sibérie. Or, contre l’hypothèse qui l’aurait bien arrangé, c’est durant l’exil de Dostoïevski que les attaques épileptiques prirent leur terrible caractère. Leur signification n’était, donc, pas seulement autopunitive, puisqu’ils permettaient à Dostoïevski d’échapper aux autres en s’échappant lui-même à lui-même comme semble le confirmer ce qu’il finit par obtenir, et le retour d’exil et le retour à la vie civile. Durant sa déportation, il s’était interrogé sur sa religion : « je suis, conclut-il, un enfant du siècle, enfant de l’incroyance ou du doute jusqu’à ce jour, et je le serai même (je le sais) jusqu’à la tombe. Que de souffrances me coûte cette soif de croire d’autant plus forte qu’il y a davantage en moi d’arguments contraires. » Hans Jonas reprendra dans un tout autre contexte, celui de l’après Auschwitz, et selon une autre adresse, la même antienne.
De retour sur la scène littéraire, il s’en prend à Gogol, le maître à imiter, et le rival, à égratigner, Le Bourg de Stepantchikovo. Polémiste acerbe, il fonde une revue, Le Temps, qui finira par être interdite suite à un article jugé trop favorable à la Pologne et s’il continue à écrire, il voyage aussi ou fuit ses créanciers. De Paris, il retient, l’argent Dieu, les grands mots et l’hypocrisie : la liberté pour les riches, l’égalité, une dérision ; quant à la fraternité, il n’y a que des conflits de droit. Londres, c’est Baal, le capitalisme dévorant. Après une fugue amoureuse en Italie, il se ruine à la roulette à Baden-Baden, mais ne rentre en Russie que voir mourir sa femme et son frère. Il défend sa nouvelle revue, écrit toujours, Le Sous-sol, Crime et Châtiment, Le joueur, vainement. Aux abois, en faillite, il va jouer à Wiesbaden, fuit avec Anne Grigorievna à Berlin. De là, ils passent à Dresde. À Genève, il assiste au congrès de la Paix et de la Liberté. Face au déferlement de haine contre le christianisme et la Russie, il se persuade que le socialisme est devenu athée, il croit, enfin, identifier l’ennemi du progrès qu’il espère des hommes. Les amoureux filent à Florence où Dostoïevski achève L’Idiot. La guerre franco-prussienne les trouve à l’étranger. Toujours curieux de tout, Dostoïevski échange avec ses lecteurs sur toutes les questions. La veille de sa mort survenue début 81 le trouve encore à la tâche, édifiant son œuvre dans Les Frères Karamazov (1880) et son espérance dans son Discours sur Pouchkine qui le consacra (juin 80).
La haine de Freud ne l’a pas trompé, il trouve en Dostoïevski un père d’une autre trempe que le pauvre diable d’Haizmann. Son « Dostoïevski et le parricide » tue Dostoïevski du même mouvement qu’il l’institue, côté sujet, en criminel et en fait, côté objet, un lâche. Freud doit, malgré sa propre inhibition, faire face à une intrusion. Le roman de Dostoïevski, qui préfigure le roman policier, mais surtout, édifie une œuvre littéraire, touche au savoir dont Freud se fait le garant et qu’il a péniblement extrait du malheur commun. Freud a lu et, aussitôt entendu, il a su qu’il avait en Dostoïevski un rival, un qui aura, et de quelle manière, un vaste chant, anticipé sa propre invention. Le roman de Dostoïevski, en effet, est deux choses à la fois : d’une part, il préfigure la fiction scientifique que Freud forge en 1912 ; d’autre part, il « condense » une « connaissance » avérée de l’hystérie entendue comme savoir en « puissance » puisque les quatre frères sont tous, malgré leurs inhibitions, des « caractères pulsionnels » dont les fortes « revendications » dérivent de l’hystérie paternelle.
Concernant Totem et Tabou, Freud se défend. Il défend contre Dostoïevski sa propre fiction en revendiquant l’élévation du meurtre du père au niveau de la science : « le meurtre du père est, affirme-t-il, selon une conception bien connue, le crime majeur et originaire de l’humanité aussi bien que de l’individu. C’est là en tout cas la source principale du sentiment de culpabilité ; nous ne savons pas si c’est la seule ; l’état des recherches ne permet pas d’établir l’origine psychique de la culpabilité et du besoin d’expiation. Mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit unique. » Ce besoin d’expiation, nécessaire à l’économie psychique, Freud l’identifie comme la conséquence logique du meurtre du père aussi compare-t-il analogiquement les moments de béatitude suprême et d’abattement qui suivent les attaques épileptiques aux séquences de triomphe et de deuil telles qu’il les a dévoilées dans Totem et Tabou et qu’il retrouve dans les répétitions rituelles du repas totémique. Qui connaît les embrouilles du symptôme hystérique admettra, nous persuade-t-il, qu’« il ne saurait être question ici de chercher à approfondir le sens des attaques de Dostoïevski au-delà d’un tel commencement, qu’il suffit de supposer que « leur signification originaire demeura inchangée sous tout ce qui vint ensuite s’y superposer en sorte que « nous avons le droit d’affirmer que Dostoïevski ne se libéra jamais du poids que l’intention de tuer son père laissa sur sa conscience. » Freud ne peut pas reconnaître que son texte, Totem et Tabou, est ce que Les Frères Karamazov sont pour Dostoïevski : une sublimation ; pas plus qu’il ne peut admettre que le savoir, qu’il y place, y est déjà. Il en rajoute, il charge avec retenue, mais sans mesure.
Concernant « le roman du russe », Freud admet dans une périphrase euphémique qu’il fait par rapport à l’Œdipe Roi de Sophocle et l’Hamlet de Shakespeare « un pas de plus » dans l’intégration subjective de la vérité. Lacan en déduira que le complexe d’Œdipe, la réalité psychique et la réalité religieuse sont du point de vue de la psychanalyse une seule et même chose. Ici, le meurtre du père est commis par l’un des frères. Le meurtre du père freudien n’impliquait, donc, pas, selon une remarque judicieuse de L. Fainsilber, la participation de tous les fils, quelques uns suffisaient pour que tous soient par sympathie coupables. C’est, d’ailleurs, ce que Freud reconnaît : « peu importe de savoir qui effectivement a accompli l’acte. La psychologie se préoccupe de savoir qui l’a voulu dans son cœur et qui l’a accueilli une fois accompli. Pour cette raison, tous les frères, à part la figure qui contraste avec les autres, Aliocha, sont également coupables : le jouisseur soumis à ses pulsions, le cynique sceptique, le criminel épileptique. » Tous sont coupables, mais pas nécessairement selon ce qui retient Freud : Dmitri, est coupable de reproduire son père Fiodor et, donc, de n’être que son double tellurique ; Ivan, imbu de sa savante supériorité, est coupable de mépriser ce que, justement, il doit à la terre, c’est lui qui ourdit « dans son cœur » le meurtre ; Smerdiakov, le meurtrier, est coupable d’aimer à travers sa servilité son enracinement obscur à la terre. Quant à Aliocha, lui aussi, est coupable de reculer devant sa vocation monastique, il tarde à conjuguer la terre et le ciel, la force terrestre, violente et brutale des Karamazov à l’esprit de Dieu. Quatre frères, donc, qui disent quatre manières d’être hystérique.
L’urgence devant laquelle Freud est placé, c’est qu’il découvre dans Les Frères Karamazov un savoir qu’il ne s’attend pas y trouver. Ce savoir à portée, trop proche du sien, frayé par une autre voie que la sienne, Freud ne peut, selon ce qu’il semble, que le raturer et la meilleure façon qu’il a de le raturer est encore de lui en substituer un autre, plus adéquat à sa main. Mais, Freud ne peut procéder à une telle opération qu’en désupposant Dostoïevski de sa « connaissance » des hommes : Dostoïevski ne peut pas savoir de quoi il parle, ni ce qu’il dit s’il ne parle qu’en « criminel ». Or, Dostoïevski a précisément des choses à dire, des choses au demeurant dérangeantes, mais avec lesquelles trop facilement on s’arrange. La production de la désupposition de Dostoïevski implique que Freud en fasse une coquille vide et faire de Dostoïevski une coquille vide, c’est, à la fois, le réduire à rien et le rendre méprisable en sorte que le réduire, d’un côté, à rien ne le transforme en objet, c’est-à-dire, en « cas » clinique, qu’à la condition, d’obtenir, de l’autre côté, que Dostoïevski soit en sympathie avec ses « héros » et en tant qu’homme un vaurien, un moins que rien, « un-en-moins » : un banal « criminel » de droit commun, qu’on juge comme tel. Mais, pourquoi tout ce dérangement ? Pourquoi tout ce charivari ? Si, donc, Dostoïevski ne sait pas de quoi il parle, ni ce qu’il dit, il reste, néanmoins, qu’il est une « voix ». Et, c’est justement cette voix qu’est Dostoïevski que Freud entend, moyennant le savoir qu’il installe, faire passer de son côté.
Cette voix, qui s’élève au milieu de la babélisation des langues, qui passe par le rêve d’Ivan, le réquisitoire du Grand Inquisiteur, et sa folie terminale, débouche à travers le désordre que l’odeur délétère du cadavre du Starets produit en tous et la révélation inconsciente qu’il en recevra, l’alliance de la terre et du ciel, dans le plus jeune des frères. Aliocha est celui des quatre frères en qui Dostoïevski place sa castration et sa solution à la dite castration, solution que Freud aussi bien que Nietzsche lui ont refusé. Cette solution passe par l’acceptation de la mort du père. Pour qui accepte, cependant, d’être dupe de Dostoïevski, de suspendre son jugement et de le suivre, là même où Freud nous met en garde contre ses mensonges, il y a un héros au roman de Dostoïevski, ce héros, malgré l’étrangeté d’une conduite qui fait de lui un original, un qui ne ressemble à rien, qui va sur « la grande route droite » hors des sentiers battus, mais par des travers, c’est le jeune Aliocha, et lui seul. Dostoïevski, en effet, le dit malicieusement en une préface et un plaidoyer embarrassés et maladroits, mais rusés puisqu’il y prévient le lecteur que son roman se compose en fait de deux romans dont l’un se glisserait dans le corps même de l’autre. Avec Aliocha, Dostoïevski s’enthousiasme pour Aliocha, qui ne se révolte pas, comme le croit Rakitine, contre son Dieu. Pour Dieu, Aliocha n’est que ferveur ; seulement, il n’accepte pas son univers, il n’admet pas qu’un saint génère l’horreur, la « méchanceté » comme telle, la haine des « méchants » autant que l’offense des bienveillants, il a, comme certains autres, honte de la décomposition accélérée du corps de son Starets, qui, selon ce que disaient les méchants moines, « devançait la nature », et que chacun interprétait selon sa pente, ou comme un « avertissement de Dieu » ou comme son « jugement ». Ce refus d’Aliocha, qui le pousse à rencontrer sa propre mort, ici, sa propre méchanceté, en Grouchegnka, qui l’inhibe un moment, traduit le conflit subjectif que Dostoïevski, lui-même, eut à résoudre.
Cette voix, entre toutes singulière, est la propre voix de Dostoïevski. Cette voix, donc, Freud commence par la protéger. Malgré son humeur guerrière, il l’isole. Il semble disposé à déposer ses armes « devant le problème du créateur littéraire ». Mais, à la guerre comme à la guerre, c’est pour aussitôt s’en prendre avec conviction au moraliste. « L’avenir culturel de l’humanité, prophétise-t-il, lui devra peu de chose ». On ne se défait pas aussi facilement d’une voix comme celle de Dostoïevski. Une voix, c’est indigeste. À l’inverse des paroles qui se boivent comme du petit lait, une voix, même à manger tous les livres qui la couchent, ça se bouffe pas, le saint y objecte. Freud procède méthodiquement. Il fait de Dostoïevski un cas clinique qu’il va trouver à fonder tant du point de vue du diagnostic différentiel que du point de vue de la normalité. Il y a, chez Dostoïevski, qui se tient à la disposition de son hystérie, une épilepsie « fonctionnelle ». Mais, aussi, une voix qui insiste. Difficile à circonscrire, la voix résiste. Le problème du créateur, cependant, se règle de lui-même. Il y a de l’ininterprétable, et cet inanalysable, c’est le « don » artistique. En localisant de la sorte la voix, en la constituant comme « don », Freud pare la voix de Dostoïevski du même mouvement qu’il l’écarte. Freud peut-il pour autant se tenir quitte de Dostoïevski ? Non, puisqu’il doit une fois de plus, encore isoler dans le roman lui-même, la voix de Dostoïevski, ici, donc, dans la figure des quatre frères « qui contraste avec les autres », et qui ressemble le moins à la personne de Dostoïevski, Aliocha, justement. Après ça, que croyez-vous qu’il se passa ? Ce qu’il se passe dans ces cas-là ! Pour avoir écarté Dostoïevski de sa voix et l’avoir réduit à n’être que la coquille vide de l’hystérie, Freud pouvait y récupérer ce qu’il y avait installé, et sa voix et l’appareil de son savoir.
Le cadre du « russe », mais pas sa solution
L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939) est le testament de Freud. Il y renoue avec le fantasme de bâtardise et le mythe de la naissance du héros, version « Grand Homme ». Le Moïse qu’il y construit est aux antipodes du Dostoïevski qu’il nous a présenté dans Dostoïevski et le parricide. Son Moïse, cependant, s’écarte, comme s’écarte son Dostoïevski, de ce qu’on sait de sa réalité historique. L’ébauche d’un tel Moïse est préfigurée dans un texte publié anonymement au prétexte qu’il ne traitait pas de sexualité et, donc, qu’il n’était pas un texte analytique. Ce texte, donc, Moïse de Michel-Ange, paru en 1914 dans la revue Imago est une vraie perle. Dans une lettre à Eduardo Weiss, Freud le présente comme « un enfant de l’amour » qu’il n’a légitimé que beaucoup plus tard, justement parce que « la psychanalyse n[e l]’avait pas conçu ». « Mais, laissons-nous conduire par Freud, Michel-Ange, soutient-il, a placé sur le tombeau du pape un autre Moïse, supérieur au Moïse de l’histoire ou de la tradition », il a remanié le thème des Tables de la Loi en ne permettant pas à la colère de Moïse de les fracasser, la menace qu’elles puissent être brisées par sa colère le retient au moment d’agir. « Par là, complète-t-il, Michel-Ange a introduit dans la figure de Moïse quelque chose de neuf, de surhumain, et la puissante masse, ainsi que la musculature exubérante de force du personnage, ne sont qu’un moyen d’expression tout matériel servant à rendre l’exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable : vaincre sa propre passion au nom d’une mission à laquelle il s’est voué. »
La question n’est pas de savoir si Freud confond Exode XXXII, 7-35 avec Exode XXXIV, 29 ou, encore, avec Exode XXXIII, 17-23 ou, enfin, avec Exode XXXIV, 1-9. Il est sûr qu’il les confond comme il les contracte, c’est-à-dire, « condense », mais c’est parce qu’il veut faire tenir en un seul moment et un seul mouvement tous ces différents moments. La question est plutôt de savoir ce que fait Freud, à quoi il est occupé. De même qu’il sûr que Moïse est tout à fait indiqué pour supporter l’exploit que Freud sollicite puisque Freud l’installe amoureusement, et pour les mêmes raisons, à la place où joue son aversion pour Dostoïevski. Freud sait combien Moïse est autrement criminel que Dostoïevski. Moïse a été autorisé à conduire « son » peuple jusqu’en terre promise, mais interdit d’y entrer pour s’être démonté plus d’une fois. N’a-t-il pas, dans un accès de colère, tué l’Egyptien qui maltraitait un Hébreu comme il a, dans un excès analogue, fracassé les Saintes Tables, les premières ? N’a-t-il pas, encore, d’impatience, frappé le rocher pour faire saillir l’eau plutôt que de lui parler comme Dieu le lui avait commandé ? Et, suite à l’épisode du Veau d’Or, n’a-t-il pas fait massacrer quelques trois mille juifs ?
Dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Freud se livre à une dernière opération créationniste. Le tombeau du pape Jules II tel qu’il lui apparut ne fut pour lui qu’un argument, le prétexte pour forger la métaphore qu’il lui manquait si Moïse est encore un « homme de paille » et Michel-Ange, un masque, sa manière d’entrer en « marranisme », dirait Winter. « Enlever à un peuple l’homme qu’il honore comme le plus grand de ses fils n’est pas une chose qu’on entreprend volontiers ou d’un cœur léger, surtout quand on appartient soi-même à ce peuple. » L’entame procédurière de Freud relative à l’Homme Moïse est la même que celle dont il use à propos de Dostoïevski. La confrontation que cette entame engage s’inscrit dans la suite de la précédente. Freud reste contaminé par Dostoïevski, qui soutient, quant à la religion, qu’un saint fait « déchet ». Il recule la querelle dans le temps. Le nouvel affrontement ne concernera pas la psychanalyse et l’art, mais la psychanalyse et la religion. L’hypothèse de Freud que « Moïse fut un Égyptien », est pareille à celle qu’il émet quant à Dostoïevski, qu’« il fut un criminel ». Elle obéit à la même nécessité interne.
Une difficulté particulière, cependant, se surimpose à la situation actuelle. Freud ne peut pas aborder la présente situation depuis un apparent extérieur, celui du surplomb de la science. Freud comme Moïse étant juif, Moïse n’est pas comme Dostoïevski d’emblée un étranger, aussi Freud prend-il le masque de l’apostat, il prend le risque de passer pour un renégat, il engage un transfert d’autorité qui fait que Moïse n’est, ni tout à fait le Moïse de la Loi mosaïque, ni tout à fait le Moïse qui préfigure son idéal d’homme, le Grand Homme qu’il cogite dans le Moïse de Michel-Ange, mais un « Égyptien », c’est-à-dire, un ennemi d’Israël. Comme ce qui fait de Moïse « une statue d’airain aux pieds d’argile », affligée d’un caractère irascible, impatient, emporté, Freud l’a, par avance, ad hominem, déjà récusé, il peut enchaîner. « Malgré [les] scrupules qui pèsent aujourd’hui autant que naguère, le conflit de mes raisons, dit-il, a donné naissance à la décision de prolonger [la] première communication de la présente suite. Mais cette fois encore il ne s’agit pas de l’ensemble, ni de la partie la plus importante de l’ensemble. » Moïse ne sera pas seulement un « Égyptien », il sera tué par les Juifs qu’il aura élus comme étant son peuple. À cette hypothèse et à ce postulat, il nous faut maintenant ajouter la nouvelle thèse de Freud, que « les phénomènes religieux ne sont accessibles à notre compréhension que d’après le modèle des symptômes névrotiques bien connus de l’individu, en tant que retour de processus importants, depuis longtemps oubliés, ayant eu lieu au cours de l’histoire primitive de la famille humaine ».
Les bizarreries de fabrication de L’Homme Moïse et la religion monothéiste ne font pas obstacle à la vérité, elles sont caractéristiques des difficultés d’un tel acheminement. S’agissant d’accoucher d’une origine, le fond de vérité historique à l’œuvre dans les religions monothéistes, Freud se débat, contre le refoulement, avec le meurtre du père et son aveu. Il ne faut pas nous tromper sur le sens du geste de Freud. Ce que Freud cherche en aveugle, puisqu’il n’est pas sûr de ce qu’il fait là, c’est à élever le judaïsme à la hauteur du christianisme. Ce qu’il entend poser, c’est un moment entre tous particulier, celui de l’entrée dans un temps, qui ne soit plus mythique, mais « historique ». Pour autant que Freud vise, donc, à instituer une autre origine qu’une origine mythique, le moment qui l’occupe ne se rapporte pas seulement à l’origine qu’il croit être la vérité, le prétendu meurtre du père, il concerne le temps, un temps entendu comme historique. D’un côté, suivant son hypothèse, il rend au dieu unique des Juifs son caractère universel tandis que, de l’autre côté, suivant son postulat, il ôte au peuple juif son caractère d’exception, son élection, il en fait un peuple comme les autres. Croyant s’appuyer sur Totem et Tabou, Freud s’adosse à l’apôtre Paul, Saul de Tarse, « le continuateur selon lui, du judaïsme », mais aussi, « son destructeur ».
« Paul, Juif romain de Tarse, interprète Freud, s’empara [du] sentiment de culpabilité et le ramena correctement à sa source historique primitive. Il nomma celle-ci le “péché originel” ; c’était un crime contre Dieu qui ne pouvait être expié que par la mort. Par le péché originel la mort était entrée dans le monde. En réalité, ce crime digne de mort avait été le meurtre du père primitif, plus tard divinisé. Mais on ne rappela pas l’acte du meurtre ; à sa place on fantasma son expiation, et c’est pourquoi ce fantasme pouvait être salué comme une nouvelle rédemption (évangile). » Or, si, selon ce qu’il avance, le refoulement n’est jamais que le retour du refoulé, ici son aveu, le christianisme ne se réduit pas à une régression, au retour douteux de pratiques et de rituels magiques. Le christianisme tel que Freud le tient de Paul est une répétition, « une mise en acte » ici et maintenant du refoulé, c’est-à-dire, ce à quoi il prétend quant au meurtre de Moïse. « C’est, dit-il, une hypothèse séduisante que de penser que le repentir suscité par la mort de Moïse donna son impulsion au fantasme de désir de Messie, qui devait revenir et apporter à son peuple la délivrance ainsi que l’empire du monde. Si Moïse fut ce premier Messie, alors le christ est devenu son substitut et son successeur, alors Paul pouvait aussi, avec une certaine justification historique, adresser ces mots aux nations : “Voyez, le Messie est réellement revenu, il a été mis à mort sous vos yeux.” Alors la résurrection du Christ comprend aussi un élément de vérité historique, car il était Moïse ressuscité et derrière lui le Père de la horde originaire. »
En portant le judaïsme à l’origine du temps, Freud affirme qu’il n’y a qu’un seul inconscient et que cet inconscient vaut pour la masse, le collectif, comme il vaut pour l’individu, la personne. Ce qu’il cherche à instituer, c’est le sujet de l’inconscient comme tel, son moment d’avènement historique. Comment, se demande-t-il, l’influence de l’idée d’un dieu unique, comme aussi le rejet de tout cérémonial à visée magique ou encore l’exigence éthique de vérité et de justice, qui sont autant de partis pris mosaïques, a-t-elle pu être retardée et où rencontre-t-on des phénomènes analogues ? Dans « le syndrome du rail », c’est-à-dire, l’« après-coup » d’un traumatisme actuel, ou l’hystérie masculine. Il n’est pas difficile, nous assure Freud, de trouver une analogie « totalement adéquate » entre le progrès de la religion en direction de la vérité et ce qui se passe au niveau de l’individu. Il suffit pour en convenir de prendre l’exemple de quelqu’un qui apprend quelque chose de nouveau. Ce quelqu’un sera d’autant plus saisi et perplexe qu’il devra reconnaître la dite nouveauté sur la base de preuves qui contredisent ses désirs et malmènent quelques unes de ses convictions. La vérité est traumatique, son effet premier, c’est le « trauma ». La vérité comme « trauma », voilà l’enjeu que recouvre l’analogie parfaite que Freud rencontre entre « le singulier processus [qu’il découvre] dans l’histoire religieuse juive » et la « psychopathologie ».
« Cette analogie se rencontre, en psychopathologie, à l’occasion de la genèse des névroses humaines, autrement dit dans un domaine qui relève de la psychologie individuelle, tandis que les phénomènes religieux doivent bien entendu être mis au compte de la psychologie des masses. » Il s’agit par conséquent de savoir ce qu’on comprend par « traumatisme ». Freud définit le « trauma » comme le retour sous la forme d’une contrainte à la répétition d’expériences et d’impressions « qui, [outre qu’elles] se sont soustraites à une liquidation normale » de l’oubli du fait d’un surinvestissement de nature sexuelle, agressive ou [suite à quelque blessure narcissique] d’un contre-investissement narcissique, affectent, notamment, le corps en sorte que « les effets du traumatisme sont de deux sortes, positifs et négatifs ». Ils peuvent être fixés contradictoirement par des identifications et ainsi intégrer au caractère immuable du moi des traits de caractères identificatoires étrangers comme ils peuvent être « une mise en acte » conflictuelle de l’expérience oubliée qu’ils rendent réelle, c’est-à-dire, font revivre, malgré les inhibitions ou les symptômes, à travers une ou plusieurs personnes de substitution. En tant qu’« effet retardé » du traumatisme, la névrose doit être considérée comme une tentative de défense contre le traumatisme et, donc, comme une tentative de guérison. Dans cet effort pour réconcilier le moi et le monde, les symptômes apparaissent pour ce qu’ils sont : « des formations de compromis » qui réunissent les deux sortes d’effets, positifs et négatifs.
Appliqués au singulier processus d’« influence retardée » que Freud découvre à l’œuvre dans la religion juive, les effets du trauma nous conduisent à poser avec lui que le trauma est à la névrose entendue comme phénomène individuel ce qu’il est à la religion entendue comme phénomène collectif : la religion, si elle soustrait les masses à l’isolement, est, néanmoins, une névrose. Freud peut, donc, abandonner le postulat du meurtre du père de la horde originaire tel qu’il l’a adossé suivant l’hypothèse d’Atkinson à l’évolutionnisme darwinien et avancer un autre postulat, qui concerne en propre l’actualité du meurtre de Moïse, c’est-à-dire, l’institution même du monothéisme. « Aucun morceau de l’histoire religieuse, affirme-t-il, n’est devenu pour nous aussi transparent que l’instauration du monothéisme dans le judaïsme et sa continuation dans le christianisme. » D’un postulat à l’autre, Freud nous fait, cependant, passer de l’évolutionnisme au créationnisme. Tandis que le meurtre du père mythique est au mieux un rêve scientifique qui n’implique qu’un avant fictif, le meurtre de Moïse engage tout autre chose, il vaut comme origine réelle d’un procès que nous avons appris à reconnaître comme répondant d’un processus de subjectivation particulier. Si la passion du Christ est la répétition récente autant que réelle d’un autre événement et que cet autre événement est ce que Freud nous en dit, le meurtre de Moïse, alors Freud sauve le monothéisme juif.
Le sujet tel que Freud l’entend s’origine d’un temps historique qu’il localise dans le moment d’advenue de la religion entendue dans son sens monothéiste en sorte qu’un tel sujet est co-extensif du devenir même de la religion ; donc, de la manière que la religion a de s’inscrire comme histoire, c’est-à-dire, d’en appeler au père et à sa promesse. De la même manière que « seul l’homme Moïse a créé les juifs », Freud, à sa manière, les sauve. « Ces mises au point faites, je n’hésite pas à affirmer, soutient-il fermement, que les humains ont toujours su – de cette manière particulière [leur héritage archaïque] – qu’ils ont possédé un jour un père primitif et qu’ils l’ont mis à mort. » Il n’y a pas d’institution subjective qui tienne sans la haine du père ; sans, sous la haine qu’on voue au père, l’amour qu’on lui maintient, c’est-à-dire, sans la dénégation de sa mort, son déni ou son rejet. Concernant la castration, ce n’est pas tant le meurtre du père qui compte que l’acceptation de sa mort. Si nous vivons comme il se dit au temps de la mort de Dieu, il est permis de vivre selon sa mort. En disant, dans Encore, de Freud qu’il sauve le père, Lacan le protège, il soutient son impasse. Si, selon ce que j’ai tenté de montrer à partir de Freud, l’hystérique est un agent du père et son plus intime ennemi, la psychanalyse est fille de l’hystérie en sorte qu’il y a plusieurs sorties possibles à une analyse. Freud, à ce qu’il semble, en embrasse trois, la sortie par une identification à l’analyste, plus justement dit, à son désir « impur », la sortie par l’envers du fantasme, et pour autant qu’elle engage une passe, la désupposition de l’analyste et sa réduction comme objet, une sortie par le transfert. 0r, si la névrose de transfert, qu’il est si difficile d’installer aujourd’hui, consiste à ranimer le mort et le moment du transfert en une identification à l’analyste, la régression topique qui caractérise le trajet d’une analyse ne saurait se conclure sur un moment d’institution subjective au sens de Freud. Une telle passe suppose de l’analyste un tour supplémentaire, un passage à l’envers, qui la fasse coïncider avec la possibilité d’une autre fin.
