Les expériences de l’amour

le 23 février 2009

Séminaire Toulouse : Deux, l’amour

« Vous savez que c’est dans les perturbations de la vie amoureuse que gît une part importante de l’expérience analytique, et qu’une part importante de nos spéculations concerne ce qu’on appelle le choix de l’objet d’amour. Dans ce champ, la référence à l’objet primordial, la mère, est tenue pour capitale, et son incidence pour criblante » (Jacques Lacan, Le séminaire X : l’angoisse (1962-1963), Paris, Seuil, 2004, p. 133)

Pierre Bruno a ouvert tellement de pistes avec sa dernière intervention, que j’ai songé reprendre un intitulé déjà utilisé dans ce séminaire – « Patchwork ». Et puis j’ai trouvé dans le séminaire X : L’angoisse – qui fait la part belle à l’amour, et auquel je me réfèrerai souvent – une invitation bienvenue de Lacan à partir de l’expérience de l’amour, en l’occurrence pour saisir de quoi il retourne avec le désir de l’analyste (p. 180). Mais je m’en veux un peu de vous entraîner dans mes tribulations…

1 – Des leçons qui précèdent nous avons conclu au fait que l’amour noue le réel au symbolique mais en saturant le réel – comme bouche-trou, donc. Il revient au sinthome de désaturer le réel, ouvrant la possibilité d’un amour nouveau en ce qu’il ne couvre pas le réel. Sans doute tomber amoureux, succomber au coup de foudre, c’est une « expérience », relève de l’hypnose. L’hypnose n’explique rien, cependant : « La cause de l’hypnose ne se livre pas dans les conséquences de l’hypnose » (p. 132). Mais nous savons, grâce à Lacan, qu’elle résulte de l’identification, de l’écrasement, l’un sur l’autre, de l’Idéal du moi, le trait pour lequel quelqu’un est choisi, et de l’objet a, l’objet cause du désir logé chez lui. Cette hypnose n’interdit pas le sinthome mais vraisemblablement le voile. Et, de fait ne doit-on pas faire l’hypothèse qu’un sinthome est rompu avec la séparation devant le désarroi des partenaires – d’où leurs allers et retours (je noue, je dénoue) où le désir joue sans doute sa partie, mais où se vérifie le plus souvent que l’on se quitte pour les raisons mêmes qui ont présidé au choix ?

2 – Toutes les rencontres amoureuses ne se font pas sous l’égide du coup de foudre hypnotique. Ainsi de « l’expérience de l’amour », qu’évoque justement Lacan, et qui, de ne pas être forcément celle de chacun, pourrait bien être la sienne, personnelle : nous serions, ainsi que Pierre Bruno me l’a suggéré, devant un morceau de son analyse. En effet, Lacan désigne par cette expérience « le » (un) mode de la conquête de l’autre dont il livre ni plus ni moins que « la » (sa ?) « recette ». La formule de la conquête n’est pas celle hégélienne du « Je t’aime, même si tu ne le veux pas », mais celle-ci, proprement inarticulable, quoique articulée : « Je te désire, même si je ne le sais pas ». Elle est irrésistible, affirme Lacan, lorsqu’elle arrive néanmoins à se faire entendre. Pourquoi ? Supposons-la dicible, avance-t-il. Alors, je dis à l’autre, sans le savoir, que, toujours sans le savoir : « je te prends pour objet à moi-même inconnu de mon désir. (…) je t’identifie, toi à qui je parle, à l’objet qui te manque à toi-même ».

Lacan commente : « En empruntant ce circuit obligé pour atteindre l’objet de mon désir, j’accomplis justement pour l’autre ce qu’il cherche. Si, innocemment ou non, je prends ce détour, l’autre comme tel, ici objet (…) de mon amour, tombera forcément dans mes rets » (p. 38). En ce sens, l’amour est toujours réciproque : et c’est un constat fréquent du nombre de personnes qui, à la question de savoir comment elles ont choisi leur partenaire, répondent qu’elles sont tombées amoureuses de celui qui leur a déclaré leur amour. Mais, il faut bien constater, que, à la différence de Lacan, ces personnes, dans ma propre expérience, ne sont pas sans en avoir au passage écarté quelques autres qui leur ont pourtant déclaré leur flamme. C’est pourquoi j’ai, dans mon titre, mis « expériences » au pluriel.

Plus loin, Lacan revient sur le processus : « Comment a, objet de l’identification, est-il aussi a, objet de l’amour ? » Cet objet arrache celui qui devient l’amant au statut sous lequel chacun se présente aimable, éroménos, « pour le faire érastès, sujet du manque, ce par quoi il se constitue proprement dans l’amour. C’est ce qui lui donne (…) l’instrument de l’amour, pour autant (…) qu’on aime, qu’on est amant, avec ce que l’on n’a pas » (p. 139).

A la fin du même séminaire, Lacan enfonce le clou en questionnant le lien de l’amour et de la fonction paternelle, annonçant le prochain séminaire sur les Noms-du-Père, dont on sait qu’il sera suspendu et remplacé par Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. En effet, le sujet doit affronter l’angoisse, quand il s’avance vers ce que l’autre est pour lui et qu’il ignore. « Il n’y a de surmontement de l’angoisse que quand l’Autre s’est nommé. Il n’y a d’amour que d’un nom, comme chacun le sait d’expérience » (souligné par moi). C’est l’interrogation sur le nom qui exigerait de faire place aux Noms-du-Père. « Le moment où le nom est prononcé de celui ou de celle à qui s’adresse notre amour, poursuit Lacan, nous savons très bien que c’est un seuil qui a la plus grande importance ». Le rapprochement avec la place que Pierre Bruno a réservée à la « déclaration d’amour » est explicite.

Lacan précise que ceci n’est « qu’une trace de ce quelque chose qui va de l’existence du a », l’objet cause du désir, « à son passage dans l’histoire ». Et c’est là ce qui fait de la psychanalyse « une aventure unique » : elle profite de l’amour de transfert pour « rechercher l’agalma dans le champ de l’Autre ». Cela suppose de franchir, là aussi, la limite de l’angoisse. Bien avant dans le séminaire, Lacan indique qu’il est impossible de rien comprendre au transfert « si nous ne savons pas qu’il est aussi la conséquence de cet amour-là, de cet amour présent, et les analystes doivent s’en souvenir en cours d’analyse. Cet amour est présent de diverses façons, mais au moins, qu’ils s’en souviennent quand il est là, visible. C’est en fonction de cet amour, disons réel, que s’institue ce qui est la question centrale du transfert, celle que pose le sujet concernant l’agalma, à savoir ce qui lui manque, car c’est avec ce qu’il manque qu’il aime » (p. 128). Je rapporte ce fragment en raison de la qualification d’amour réel, que Lacan met comme condition du transfert (cf. également p. 326) – qu’il ne pose pas comme identique – puisque, aimant avec ce qu’il manque, le sujet le suppose, agalmatiquement déposé chez l’analyste. Il y a donc bien, avec l’amour un début de franchissement de l’angoisse, puisqu’il restaure le manque côté sujet. Lacan prendra soin de préciser que le transfert n’est pas l’analyse. Il le dit d’une formule sans ambigüité : « (…) le transfert sans l’analyse, c’est l’acting out. L’acting out sans analyse, c’est le transfert (p. 148).

Mais qu’en est-il côté analyste ? Côté analyste, il faut compter avec une autre condition que Lacan introduit à la fin du séminaire : le désir de l’analyste. Je livre ce qui semble exigé : « que l’analyste soit celui qui (…) ait assez fait rentrer son désir dans ce a irréductible pour offrir à la question du concept de l’angoisse une garantie réelle » (p. 389). Le désir de l’analyste est ce qui permet de franchir l’angoisse et d’affronter l’amour de transfert, qui n’est pas le dernier terme de la cure, nous le savons. Je laisse pour la discussion la dernière partie de la phrase, un tantinet énigmatique.

3 – Pour poursuivre sur la fonction du cas, telle que Pierre Bruno l’a amenée la fois dernière, soulignons une pente indécrottable : celle qui consiste à tenter de faire coïncider pratique et théorie, quand Lacan nous prévient que la clinique, c’est le réel, et que le réel, c’est l’impossible (au demeurant, le séminaire X fourmille de références à des cas de la pratiques ou non de Lacan, qui souligne lui-même le procédé : « touche par touche, au moyen d’exemples », p. 323). C’est donc cette pointe du réel que je souhaite faire résonner avec un fragment clinique qui prolonge les deux chapitres du conte minimaliste de Pierre Bruno, lequel solidarise les questions de l’amour, du symptôme et du père. X est un petit garçon encoprétique et énurétique encore a six ans. L’encoprésie a fini par s’effacer – non sans que nous ne puissions y suspecter un avatar de la fonction anale – « le cadeau par essence, le don d’amour » (19 juin 1963, p. 353). Lacan en déduit une façon obsessionnelle d’aimer. Ici, l’énurésie est accompagnée d’un autre symptôme : la peur nouvelle d’aller à l’école (faut-il mieux avancer : l’angoisse ?) – de crainte que les parents ne l’y oublient. Il n’est sans doute pas négligeable au contexte que la mère travaille dans une école et que le père s’occupe aussi d’enfants à problèmes. A la fin de chaque journée scolaire il attend son père au bout d’un couloir qui ouvre sur la cour, dans l’angoisse qu’il n’arrive pas.

En séance il m’explique que, néanmoins, l’école se passe bien entre l’entrée et la sortie, qu’il ne pense pas à ses parents. Je souligne à son intention qu’il les oublie : de quel oubli a-t-il peur, du sien ou du leur ? La remarque produit un effet de soulagement. Il revient la séance suivante avec un mot de son père. Celui-ci m’écrit que son fils a une bonne raison de redouter l’oubli, puisque, en effet, à la suite d’un malentendu qu’il m’explique, il n’est pas allé chercher son fils un midi puisqu’il y avait bien cantine. Ce dernier a, de son côté, refusé d’y manger puisqu’il était convenu que le père vienne le chercher, l’un et l’autre pensant qu’il n’y aurait pas de cantine ce jour-là.

La scène n’explique ni l’énurésie ni la peur de l’école, mais elle indique un changement de position du fils et du père. Le fils explique à son père sa peur, et le père ne se réfugie pas dans le déni du père de Hans protestant de la gifle que Hans s’honorerait presque d’avoir reçue de lui !

Depuis cette séance, le garçon n’attend plus son père côté cour, mais va, à l’autre bout, dans la salle de lecture – guettant pourtant son arrivée de son père. L’énurésie a disparu avec l’angoisse – confirmant la fonction de ce symptôme : maintenir vide la place du père, que ce dernier est revenu occuper. Ce petit garçon, à la différence de celui des chapitres précédents, n’est pas encore tombé amoureux de quelqu’un en dehors du cercle familial auquel son encoprésie récente et son énurésie le maintenait fixé. La reconnaissance d’une faute du père crée-t-elle les conditions de la mise en fonction du réel du père – du plus fort que le père – en place d’agent de la castration ?

4 – En contre point, un autre fragment. A 4 ans, V bouscule un carton de déménagement qui barre l’accès aux toilettes et casse sans doute des verres : son père lui donne une fessée qu’elle éprouve comme injuste. C’est le premier souvenir qu’elle a de son père, et elle n’en a aucun autre de bon. Sa mère est phobique des insectes. Elle pense que sa propre phobie des insectes relève de l’imitation, complétée de la peur du noir – parce que tout les repères s’y effacent. Son père jouait à leur faire peur en manipulant de petits animaux.

Récemment, V s’est rendu en Afrique au mariage de sa meilleure amie, sportive de haut niveau, comme elle. Elle s’y est retrouvée en plein coup d’état, se réfugiant dans sa chambre, seule, dans le noir, aux bruits des coups de feu. Quand la lumière revient, elle hurle en découvrant une tarentule à quelques centimètres de son visage. Le père du marié intervient et écrase l’araignée avec sa chaussure. Le lendemain, elle s’excuse de son hystérie et le remercie chaleureusement. Il lui répond d’une phrase qui va l’envoyer en psychanalyse : « Un père ne doit-il pas protéger ses enfants ? » En analyse, elle explique qu’elle s’est servie du sport pour quitter sa famille. La première fois qu’elle l’a réalisé, elle a abandonné le sport pour les études, alors qu’elle était au premier plan. Elle a demandé à son père une attestation qui aurait dû lui mériter une bourse et lui permettre de continuer à lui échapper. Il ne répond pas dans les délais, et elle réussit à se débrouiller seule, revenant dans le sport sous d’autres conditions. Et là, elle est aux prises avec un entraîneur d’aussi mauvaise foi que son père. Mais, ce coup-ci, au lieu de fuir, elle traverse le problème. Sur le plan sportif, une psychologue s’occupe de sa préparation mentale. En analyse, c’est de sa vie, dont elle entend s’occuper : un autre manque que celui des limites organiques est clairement affiché, qui augure bien du transfert. Là où X recourt à l’encoprésie et à l’énurésie pour retenir père et mère, V sollicite la phobie pour pallier le déficit du réel d’un père dont elle ne souhaite pas le retour. D’un côté, c’est la reconnaissance d’un réel plus fort que le père qui apaise l’enfant ; de l’autre, une interprétation, qui accompagne une manifestation d’amour au sujet, adressée par le père d’une autre, met le sujet sur la voie de l’analyse des conséquences d’un amour paternel jamais connu.

5 – J’aime celle ou celui, élu(e) de mon désir, avec laquelle ou lequel je mets à l’épreuve l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel. L’amour se substitue à l’écriture dans ce nouage. Cette thèse, également abordée dans notre séminaire, m’a rendu sensible à l’évocation par plusieurs analysants de l’appréhension des relations sexuelles. Femmes ou hommes, ceux-là ont en commun d’être confrontés, à ce moment-là, à l’image de leur mère. Cette expérience ne constitue pas un cas général, et cela suffit à mériter que nous en examinions quelques coordonnées.

A. évoque le fait qu’elle a fini par ne plus avoir de relations sexuelles avec son mari, trop maternel, jusqu’au jour où elle a pu dire qu’elle avait quelque chose de sa mère, insupportable par ailleurs, en elle – découverte liée à la sensation concrète d’un sexe dans sa bouche (elle utilise un mot de la langue maternelle pour le désigner). Avec son mari, trop explicitement associé à sa mère, les relations sexuelles étaient devenues impossibles et la fellation proprement impensable, alors qu’elle ne lui pose pas de problème avec son nouveau compagnon. C’est la mise à plat de ce fantasme de présence de quelque chose de sa mère qui lui a permis de se retrouver à distance d’elle, de rompre avec son mari, et de nouer une relation satisfaisante sur le plan sexuel avec quelqu’un d’autre. B. a quitté son partenaire pour des raisons similaires. Mais elle lie le parasitage de sa mère au fait qu’elle souffre de maux de tête, « de la dure-mère », depuis plus de vingt ans. Elle associe ce mal au fait que sa mère jouissait d’elle : les colères et la violence avaient à ses yeux une couleur sexuelle évidente – chez elle aussi. Le symptôme de la « dure-mère » sollicite depuis toujours les soins de la mère et révèle dans le même temps son impuissance à la soigner. Ce symptôme a quelque chose de l’inhibition…

C. tombe amoureux de femmes dont la langue maternelle n’est pas la sienne : leur accent le protège d’un lien incestueux, interprétation de la raison du choix de l’étrangère – ce qui ne l’empêche pas de partir à la conquête d’une autre partenaire aussitôt la rencontre effective. Il manque « quelque chose » à chacune de celle qu’il choisit sur ce mode.

Quand il s’interroge sur sa mère, c’est pour constater qu’elle avait avec lui un rapport initial de violence. Une fois, alors qu’il était âgé de 6 ou 7 ans, ils se sont assis sur un banc devant l’établissement dont la mère était gardienne, et ils ont parlé. Ce fut une expérience extraordinaire qu’ils ont par la suite tenté de reproduire sans jamais y parvenir. Il est saisi par le contraste entre l’évitement de la langue maternelle et l’absence de parole maternelle dans l’enfance – jusqu’à l’exception de la fameuse discussion. Il constate alors que l’amour qui l’a le plus marqué et qui lui manque encore, est celui, encore une fois unique, d’une jeune femme de même langue maternelle que lui (donc que sa mère).

Est-il indifférent au surgissement de la mère durant la relation sexuelle, ou dans une relation à connotation sexuelle avec son enfant, que toutes ces mères aient par un bout été suspectées, du fait de leur violence, de jouir de leur enfant ? J’aurais voulu ajouter d’autres fragments, où des hommes reculent, angoissés, devant la contamination de la relation sexuelle par la mère, et d’autres encore où quelques femmes témoignent de la chute du désir devant l’irruption maternelle, mais consentent à la relation, où elles simulent diversement la jouissance, par amour de leur partenaire (position questionnée par Lacan p. 211). Dans tous ces cas, l’amour échoue à faire condescendre la jouissance au désir. Il faudrait soupçonner que la formule vaut dès la rencontre primordiale du sujet et de l’Autre (cf. l’exergue). J’indique encore deux précisions de Lacan. D’une part, si le désir intervient dans l’amour, il ne concerne pas l’objet aimé (p. 180). « L’amour est la sublimation du désir » (p. 109), de sorte que seul « l’amour-sublimation permet à la jouissance de condescendre au désir » (pp. 209, 210).