30 novembre
Cet article a été écrit suite à une commande de la revue « SOUFFLES ». Il s’insère dans une réflexion sur la manière d’orienter la pratique à partir du sujet de l’inconscient et de la jouissance, dans les champs d’exercice médico-sociaux ou socio-judiciaires, dont quelques repères en ont été formulés dans le texte « l’impensable » publié sur ce site. Comment est-il possible de continuer à soutenir une telle orientation, face à des logiques qui en méconnaissent ou en refusent les points les plus vifs, comme c’est le cas des démarches « Qualité », tel est l’objet de cet article.
Beaucoup de choses ont été dites sur la vague des démarches « qualité » qui déferle dans notre champ. La Loi nous fait obligation de réaliser l’évaluation de nos activités. Cela conduira, pour chaque secteur intéressé, à formuler ensuite des préconisations d’amélioration du « service rendu » aux « usagers », ainsi que des recommandations et guides de « bonnes pratiques ».
Il est difficile de débattre avec ceux qui défendent cette logique de la « qualité ». Les réserves qu’on peut exprimer sont interprétées comme le signe d’une peur devant le changement, ou bien comme l’expression d’une réticence face à la nouvelle exigence morale et professionnelle que cette logique dit soutenir. On perçoit aussi ces réserves comme un rejet du réalisme économique que la « qualité » promeut. Mais surtout, elles sont reçues comme un manque de discernement qui nous empêcherait de mesurer la formidable chance qui nous est offerte : par la « Qualité », par « l’Evaluation des pratiques médico-sociales », nous allons enfin pouvoir savoir si ce que nous faisons est vraiment en accord avec ce que nous disons, avec les « principes » que nous proclamons. Nous allons même pouvoir « reconquérir le sens » de notre travail, comme cela a pu être dit ici où là. Il s’agit donc d’une épreuve de vérité, nous dit-on, d’un « aggiornamento » qui va nous permettre de « refonder » nos pratiques à l’aulne d’une démarche enfin objectivée, dans laquelle se marieront harmonieusement l’exactitude et la vérité… Comment peut-on ne pas souhaiter chose pareille ?
Ne pas faire preuve du même enthousiasme à cet égard est alors perçu avec suspicion, tant l’idéal qui sous tend cette entreprise est fort et se veut rassembleur : car la « Qualité » est d’abord au service du « Bien » de l’autre, celui de « l’usager ». Elle est conçue pour lui rendre le meilleur service possible, pour sa « plus grande satisfaction » ainsi qu’il est littéralement formulé dans ses principes fondateurs… C’est un « Bien » qu’on se fait le devoir de préciser, par l’établissement de chartes qui comportent la liste des « Besoins » et des « Droits » de cet « usager », « Droits » et « Besoins » qu’on a pris le soin de formuler pour lui.
DEUX LOGIQUES
Dans les institutions, ce débat au sujet de l’évaluation, souvent passionné, s’articule à deux logiques opposées :
L’une vise ce qui est toujours davantage « capitalisable » dans l’expérience, comme c’est le cas dans le milieu de la production et du commerce : faire plus et mieux, en mesurer l’effet le plus objectivement possible, repérer les moyens humains et autres pour cela en les optimisant. Il s’agit donc de vouloir toujours une amélioration qui s’aligne sur l’idée d’un meilleur « profit », en termes d’efficience et de satisfaction.
L’autre se règle sur ce qui n’est fondamentalement pas capitalisable, sur ce qui est structurellement impossible à mesurer dans le champ de l’humain, ceci pour deux raisons :
D’abord à cause du dynamisme et de la structure du désir humain, qui se caractérise de l’impossibilité d’une satisfaction qui soit « complète ». Cela conduit à concevoir qu’il n’y a pas non plus d’objet qui puisse prétendre être « entièrement » satisfaisant.
Ensuite, à cause du fait que tout être humain est profondément et radicalement unique, comme l’est toute rencontre, si elle est vraie. Cette visée détermine une pratique au « un par un », dont le pivot est la place laissée à l’imprévu, à l’insu, au singulier et à l’inédit. Cette position objecte à l’établissement de la « bonne pratique », car celle-ci cherche plutôt à généraliser, à uniformiser, à ramener le différent au même, pour en « capitaliser » l’expérience, et formuler à partir de cela des préconisations. Les tenants de cette approche axée sur la bonne pratique font d’ailleurs souvent de la complexité du champ de la relation humaine un argument pour mieux la légitimer : « C’est bien parce que vous êtes dans une réalité complexe et mouvante, qu’il faut organiser au mieux la manière d’y travailler et établir des repères et des guides ». Cruel malentendu, où s’éprouve concrètement le discord qui existe entre cette rationalité des démarches qualités, et le caractère mouvant, surprenant, toujours singulier, de ce qui touche à la réalité de la rencontre humaine… Peut-on croire sérieusement, par exemple, qu’il soit vraiment possible d’établir des guides qui puissent prétendre aider à susciter la confiance, l’engagement, l’invention que requiert l’ajustement aux réalités humaines toujours inédites auxquelles nous avons à faire ?
Au fond, on retrouve dans ce débat un antagonisme qui ne fait que s’inscrire dans une tension qui est propre à la structure même du désir humain :
L’un des pôles de cette tension s’articule à une logique de ce qui serait une croyance dans la satisfaction possible du désir, à travers la quête et l’obtention d’objets qu’on veut adéquats pour cela. Ces objets sont eux, possibles à compter, à identifier, à acquérir… C’est le fondement même de la consommation. Quand on s’oriente à partir de cela dans le travail, on ne peut qu’être à la recherche d’un toujours plus, toujours mieux, puisque la satisfaction du désir, aussi « grande » la veut-t-on, ne sera jamais complète, à cause de ce qu’est justement le désir humain : toujours le désir d’autre chose. L’expérience la plus commune le montre bien, qui conduit certains sujets à s’épuiser dans une quête incessante d’objets dépréciés dès leur possession, ou bien au contraire à s’y fixer d’une manière qui les rend eux-mêmes inertes. Quelle place peut-on faire alors, dans cette logique qui fait primer la satisfaction, à ces manifestations de sujets qui ne peuvent se faire entendre sans clamer d’abord leur insatisfaction ? Répondre que ce qu’on leur apporte possède le label « Qualité » ?
L’autre pôle s’articule à l’objet du désir au sens lacanien de « l’objet cause du désir », l’objet « source » du désir : un manque radical, impossible à combler. Toute expérience de satisfaction, aussi grande soit-elle, est donc aussi à un moment celle d’une « perte », qui relance le désir.
Poser cela a des conséquences : on est par là même conduit à s’orienter dans le travail moins sur l’obtention d’une satisfaction en elle-même, que sur la manière dont le sujet se débrouille avec cette insatisfaction foncière inhérente au désir, avec son « manque à être ». De la préoccupation d’une satisfaction qui passe par des objets (qui peuvent être aussi d’ordre symbolique : l’information, la parité etc.) qu’on veut assurer au sujet en les collectant, on passe à celle du sujet lui même, en tant qu’il est auteur et responsable de sa manière de trouver ou non une satisfaction qui lui appartient en propre…
UNE BASCULE CULTURELLE
Peut être sommes-nous actuellement dans une sorte de bascule culturelle, aux conséquences encore imprévisibles, dans laquelle on tente de collapser l’écart qui existe entre ces deux logiques. Lévi-Strauss, dans un entretien récent, livrait une opinion pessimiste, selon laquelle l’humanité vit dans une sorte de « régime permanent d’auto-empoisonnement ».
On peut se demander si cette vague qui déferle, née dans les champs industriel et commercial, ne participe pas de cet auto-empoisonnement. Non pas en elle-même, car après tout il existe aussi dans notre champ des « objectivations » fort utiles, mais à cause de cette manière de recouvrir toute autre logique que la sienne : car elle devient prédominante, étayée par un « arsenal » de textes et de recommandations, de procédures qui tendent à écraser tout autre discours. En tous cas, elle entre en conflit, un conflit difficile à nommer, avec des dimensions qui apparaissent cruciales, essentielles, à ceux qui travaillent dans le champ de la relation et de la rencontre humaines (le soin, l’éducation, l’accompagnement de personnes en difficulté). Elle y impose des manières de travailler qui ne respectent pas toujours ce qui le spécifie. Elles conduisent à mettre en œuvre dans nos lieux de travail des méthodologies qui abordent nos pratiques selon des points de vue qui peuvent en méconnaître les points les plus vifs, les plus essentiels (par exemple l’obligation chronophage, qui a cours dans certains lieux de soins médico-psychologiques, de remplir des fiches informatiques après chaque consultation, avec une logique binaire, simpliste et prédigérée, d’une manière qui appauvrit la complexité clinique et humaine rencontrée).
MALAISE DANS LE TRAVAIL…
En effet, lorsque nous sommes dans notre travail concrètement face aux demandes et aux tâches que requiert la démarche qualité, nous pouvons éprouver un embarras, voire un malaise, liés au fait qu’elles imposent une logique qui semble s’écarter de la complexité humaine à laquelle nous avons à faire, qui nous est déjà difficile à penser. On peut tenter de décliner ce « malaise » sous trois aspects :
D’abord, un des présupposés majeurs de ces démarches de qualité est qu’elles sont au service d’un idéal d’amélioration et de progrès constants, qui conduit à la mise en œuvre d’un toujours « faire plus et mieux », dont la limite est sans cesse à repousser. Ceci n’est pas sans rapport avec cette préoccupation des gains de productivité, présente dans le milieu de la production industrielle ou commerciale. Or cet idéal de progrès incessant, d’une amélioration qu’il est toujours possible de conduire, entre en conflit avec ce à quoi nous avons à faire dans notre travail : ce qui revient au contraire toujours à la même place, ce qui ne change pas, ce qui « ne cesse pas de ne pas s’écrire » (J. Lacan), autrement dit le « réel » au sens lacanien du terme, celui aussi de la répétition et de la pulsion de mort. C’est ce qui fait bord, limite, à notre entreprise de vouloir le changement, le « progrès » de l’autre. Cela commande alors une éthique qui s’oriente autrement que sur l’exercice d’un pouvoir, fusse-t-il social, éducatif ou thérapeutique. En effet peut-on vraiment « soigner » autrui sans partir de la reconnaissance et de l’acceptation délibérée de son point « d’incurable » ? Car ce que nous appelons « incurable » peut avoir pour lui une fonction essentielle : il résiste, il « tient » au sujet… il le fait tenir. Il peut être en effet ce qui lui permet de « se tenir », face à l’embarras du sexuel et de la mort, choses qui sont, elles, justement profondément « incurables ». Méconnaître cette part au cœur de notre travail, c’est refuser au sujet la possibilité de la reconnaître pour lui-même. C’est aussi s’empêcher de l’aider à affiner cette invention de ce qui le fait tenir, dans un nouage qui lui est propre et qui soutient son existence d’une manière qui peut être vivante, pour lui et les autres. C’est aussi risquer de s’engager dans des entreprises où dans le vœu de faire son Bien, peut s’exercer à son endroit un pouvoir d’autant plus maltraitant qu’il méconnait sa limite et celle de la personne qu’on veut aider.
Dans ces approches où le « progrès », l’amélioration constante, sont posés comme idéal à réaliser, c’est en fait un idéal de maîtrise qui se propose pour traiter ce qui est la condition même du sujet humain, qui ne cesse pourtant de faire l’expérience qu’il est tout, sauf Maître de sa condition. Cet idéal porte donc en lui les germes du refus de ce que la psychanalyse nomme la « division du sujet », et il peut abriter si on en pousse la logique à l’extrême et à l’insu même des personnes qui le soutiennent, une forme moderne de ce que Lacan nomme également la « haine de l’inconscient ».
Ensuite, ces approches reposent aussi sur le présupposé d’une cohérence qui doit être sans défaut entre le faire et le dire : la « Qualité » entend-t-on dire par ses promoteurs, c’est dire ce qu’on fait, faire ce que l’on dit. Cohérence qui se veut séduisante, mais terrible manière de fermer à l’avance l’écart qui existe entre le faire et le dire, entre l’acte et la parole. Ces approches reposent ainsi sur un idéal, sur une croyance, selon lesquels on doit finir par toujours savoir exactement ce que l’on fait et ce que l’on dit.
Mais dans notre champ, nous ne cessons de faire l’expérience quotidienne du contraire : les effets de ce que nous disons ou nous faisons se repèrent souvent dans l’après coup, et ils sont souvent surprenants. De même pour ce que nous voyons et entendons. Notre manière de faire, d’entendre ou de dire ne s’y fonde pas sur une prévisibilité optimisée, mais sur une audace et un engagement qui s’écartent de la tranquille assurance de la bonne pratique, pour s’autoriser parfois, non sans angoisse, d’une invention inédite, ajustée au réel particulier en cause. A cause de cela elle portera ses fruits, mieux qu’une opération standard décalée vis-à-vis du caractère imprévisible et toujours singulier de certaines situations. Cette manière obéit à d’autres impératifs qu’une garantie établie en extériorité, dont le plus essentiel est de faire sa place, de faire droit à cette « autre scène », celle de ce qui échappe à notre maîtrise et notre vouloir conscient, celle de ce que nous nommons « l’inconscient ».
Or sa logique n’obéit en rien aux recommandations de bonnes pratiques. Elles peuvent même être ce qui va permettre d’en masquer et d’en ignorer l’émergence. Il est important de constater ainsi que la plupart des membres du réseau de pédophilie d’Angers étaient des sujets qui « pratiquaient » depuis leur enfance, certains depuis deux générations, les intervenants médicaux-sociaux et leurs « bonnes pratiques », même si elles n’étaient pas codifiées… Sans doute que ceci n’est pas étranger à la manière dont ils ont su dissimuler ce qui était déjà en soi inconcevable. Dans ce domaine de la rencontre humaine, le meilleur moyen de ne pas être ignorants de ce que nous faisons, c’est justement de rester activement attentifs au fait que nous ne savons jamais vraiment tout à fait ce que nous faisons, et de ne pas nous contenter de cette fallacieuse assurance de la « bonne pratique » qu’on aurait enfin déterminée.
De plus, ce présupposé qui tente de marier pour le meilleur le faire et le dire, risque fort de masquer son pire : en ne concevant que le dire ne tire sa légitimité que de sa correspondance avec un faire, c’est l’espace même du dire, de la parole qu’on risque ainsi de collapser davantage, jusqu’à concevoir qu’une parole qui ne produit pas un faire risque d’être sans intérêt, temps perdu, verbiage. On y identifie mal que la parole elle-même peut être un acte, que son registre est radicalement autre que celui du faire, au sens où elle supporte la possibilité de la représentation, de la pensée, et qu’à ce titre elle peut se suffire à elle-même. Il existe des moments où il est vital que ce que l’on dit à quelqu’un ne serve à rien d’autre qu’à être dit, car c’est cela qui permet la mise en œuvre d’une pensée créatrice qui désenglue du réel. Mais il faut pour cela accepter que cela passe par une rencontre, dont le cœur et le dynamisme sont toujours inédit, car c’est toujours dans l’adresse à un autre qu’une parole prend sa dimension d’acte.
Enfin, il existe un autre présupposé : le langage de la qualité prétend à une transparence la plus grande possible, loin de toute équivoque. Il promeut un discours qui a comme idéal le discours scientifique, qui écarte les approximations liées à la subjectivité : il doit être transmissible avec le moins de perte possible, en laissant le moins de place possible à l’interprétation. C’est un des buts de la qualité : trouver des formulations de ce qui est à évaluer et préconiser qui vaudront comme dénominateur commun pour tous, quelques soient les « agents » qui les utilisent. L’idéal qui supporte cela est un discours sans sujet, qui peut se soutenir anonymement, comme cela est le cas pour les énoncés du discours scientifique (un axiome, un théorème valent comme énoncé indépendamment de celui qui l’a formulé et de ceux qui l’utilisent, c’est aussi cela qui en garantit la scientificité : ils sont vrais indépendamment des aléas de la rencontre et des différences subjectives).
Il en est de même du fruit tant attendu de cette entreprise : la bonne pratique. Elle comporte le danger de s’imposer comme norme commune, quasi « objectivement », indépendamment des lieux, des moments et des sujets qui l’appliqueront dans le secteur pour lequel elle aura été arrêtée. Il s’agit simplement de l’observer avec exactitude, puisque son élaboration procède de tout un montage qui allie le consensus et sa validation par des méthodologies qui se disent scientifiquement établies (il s’agit en fait de méthodologies statistiques assez grossières, dont l’usage n’a rien de scientifique). Les précautions d’usage n’y changeront rien (dans les invitations à une application ajustée par exemple) : l’épistémè, le mode de pensée qui les sous-tend, restent articulés à cette visée normative d’un « bien faire » qui fait référence de manière « objectivée » pour tous.
C’est donc l’idéal d’une norme objectivée qui vaut pour tous, qui se donne ainsi comme une garantie indépendante des variations liées à l’appréciation des sujets particuliers. Elle assure d’être dans le confort de la conformité d’avec ce que le « bon sens » le mieux partagé aura formulé, du moins le croit-on, mais elle peut aussi détourner des conditions d’une rencontre avec la vérité subjective. Elle pousse aussi insensiblement, à l’insu de ses promoteurs, à s’exonérer de notre responsabilité de sujet et du risque qui va avec. On voit bien alors l’autre risque que cela contient : celui d’un glissement des enjeux du travail, qui ira vers l’observance des préconisations, protocoles et procédures, beaucoup plus que vers l’engagement particularisé que requiert l’abord du réel qu’on rencontre. Ce risque, insidieux, c’est donc que l’important devienne dans la pratique de s’assurer que ce qu’on fait soit « Qualité » (ainsi qu’il est dit). Cela devient un enjeu qui recouvre le travail réel en s’y superposant, ce qui peut contribuer à en éloigner. De plus, dans la pratique, l’écart d’avec les procédures « qualité » peut être l’aune à laquelle pourront être jugées les manières de travailler, beaucoup plus que leur ajustement inventif à un problème particulier, qui peut même être considéré comme une déviation. On sait bien pourtant combien dans notre travail notre désir et notre engagement y ont une part majeure, sans laquelle il ne se passe plus grand-chose. Ils seront toujours aussi nécessaires et présents, mais avec le risque d’être considérés de manière un peu plus clandestine…
UN MYTHE
Il serait une erreur de croire qu’il y a dans ce mouvement de la qualité et chez ceux qui le soutiennent, une volonté assumée de détruire les spécificités de la pratique de notre champ et de les ignorer. Les formateurs de ces démarches qualités (au moins dans les phases dites « d’évaluation interne » dans les structures privées) sont souvent bienveillants, ils tentent d’être respectueux de la complexité du travail, et soucieux d’en considérer les spécificités. Simplement, ils ne mesurent pas en quoi la structure interne de leur outil actualise un rapport à l’expérience qui reste en grande partie fictif : il n’en retient que la part maîtrisable, découpable en items élémentaires. C’est loin de ce qui fait le vif de cette expérience, loin de ces moments cruciaux qui nécessitent la promptitude d’une invention qui pourra se déployer d’autant mieux, que son espace ne sera pas corseté par les bonnes manières, aussi pratiques puissent-elles paraître à certains. Quand aux autres moments, moins vifs et moins cruciaux, est-il vraiment nécessaire de les alourdir un peu plus de toutes ces recommandations ?
Cet engouement pour la « Qualité » qui s’impose ainsi à nous, est en fait une nouvelle croyance, un nouvel idéal. C’est un nouveau mythe, né de l’extension des manières de faire et de penser liées aux méthodes de la science, quand elles se dégradent en devenant des « technologies » qui s’immiscent dans tous les champs de l’activité humaine, pour en faciliter une circulation et une « lisibilité » (on dit « traçabilité » dans le langage de la qualité) sur le modèle du marché. Elles n’ont d’ailleurs plus grand-chose de vraiment scientifique, et n’empruntent à la science qu’une apparence de scientificité.
Cet « emprunt » à la science et au monde de la technologie de certains de ses modes pour s’assurer d’une plus grande rigueur et de ce qu’on croit être une plus grande vérité dans nos manières d’opérer, a une fonction : il permet de croire que nous pouvons nous affranchir du risque de notre responsabilité de sujets, parce qu’elle est conçue comme un risque d’erreur, de « faute ». Forme moderne du mythe de la faute originelle qu’il s’agit d’effacer (car on peut entendre que la condition du « parlêtre » est aussi celle d’un exil), la qualité et la bonne pratique viendraient au secours de l’angoisse, de l’incertitude, du retournement toujours possible inhérents à toute rencontre et tout événement humain. Elle porte à croire qu’on puisse aplanir et araser l’écart « irrémédiable » qui existe entre ce que nous croyons savoir de nous et l’expérience que nous ne cessons pas de faire : c’est souvent ce que nous ne savons pas qui mène la danse ainsi que le pas que nous tentons d’y poser. Cette approche nous fait ainsi croire qu’on peut guérir de notre division de sujet. Elle se donne comme l’assurance d’un recours, d’une pseudo-garantie. C’est une nouvelle croyance, et la « Bonne Pratique » est aussi une « Bonne Mère ». Mais Dieu avait une autre gueule que ces référentiels et autres protocoles, même si il servait aussi à dire ce que nous ne voulons pas assumer et à nous en débarrasser, au besoin en massacrant quelques rétifs.
Au fond, rien de vraiment scientifique dans tout cela, puisque en se voulant « scientifique », on en vient à écarter la subjectivité, alors qu’elle ne cesse d’exister au cœur de notre travail, dont elle est l’objet même. Or, prendre en compte la subjectivité, c’est aussi en accepter la part d’énigme, cette « part d’ombre nécessaire pour que l’homme ne sombre pas dans la folie » comme le dit Pierre Legendre. En voulant ainsi tout mettre en pleine lumière, en voulant écarter cette part d’ombre irréductiblement liée à notre condition de sujet « divisé », on risque de tomber alors justement par ces approches dans un nouvel obscurantisme.
DES PROTESTATIONS, TROIS RISQUES,
Cela dit, face à ces arguments, des protestations s’élèvent parmi ceux qui soutiennent cette approche de la « qualité », non sans une certaine raison : comment peut-on croire que la « Qualité », « l’Evaluation », puissent menacer la dimension de la subjectivité dans le travail ? Fantasmes, dira-t-on. Simplement, on s’occupe des moyens lisibles, concrètement mis en œuvre. C’est la part comportementale, visible, mesurable, qui est en question. Elle n’exclut pas l’autre, la « boîte noire », simplement, on ne s’en occupe pas, nous dit-on.
Il est vrai que qualité ou pas, évaluation ou pas, les sujets resteront divisés, toujours aussi « inconscients ». Quoique… on ne peut méconnaître à long terme les effets de certains modes présents dans la culture sur la « fabrication humaine »… Mais le danger immédiat n’est pas là.
Il est simplement dans trois risques auxquels nous devons rester attentifs :
D’une part ces activités de la qualité et de l’évaluation sont très chronophages. Elles se surajoutent au travail, restreignant le temps consacré aux tâches habituelles, et empêchant d’accorder du temps à une réflexion avec d’autres approches. Il y a d’ailleurs là une logique, puisqu’elles se donnent comme le moyen d’apporter « la » possibilité même de la réflexion. Elles sont à cause de cela totalisantes et envahissantes. Coûteuses aussi. Il est important de mesurer ce qu’on leur sacrifie.
D’autre part, elles conduisent à ne penser l’expérience que sous l’angle de ce qui peut se contrôler, se répertorier, se mesurer, dans une temporalité qui est toute autre que celle des phénomènes eux-mêmes. Le comble est alors que là où ces approches se veulent réalistes, elles orientent en fait vers une pratique imaginaire, dans laquelle le réel se plierait à des catégories rationnellement définies en extériorité. C’est un peu le modèle du laboratoire qui s’impose, au détriment de celui de la vie et de la clinique ajustée à la singularité, à l’inédit, dans une temporalité faite de « moments » et d’instants qu’il faut saisir.
Ensuite, elles peuvent encourager l’absence d’imagination, en poussant à l’observance de conduites à tenir prédéterminées, au contrôle de l’expérience dans sa forme la plus étroite et la plus tatillonne. Elles peuvent favoriser un suivisme peu propice à l’invention, à la recherche, à l’audace d’une réflexion hors des standards. Enfin, elles peuvent conduire des sujets à se croire des parangons de vertus, parce qu’ils seront des intégristes de la bonne pratique.
Alors comment faire avec cette vague qui déferle qu’on ne peut arrêter, sans pour cela s’y noyer ?
S’Y ENGAGER
Dans un service où je travaille, nous nous sommes intéressés à une forme d’évaluation : nous avons réétudié des situations d’enfants qui avaient continué d’être abusés sexuellement, maltraités gravement (de manière physique et morale), alors qu’ils étaient suivis par ce service. Ces éléments se sont révélés dans l’après-coup, et l’on découvrit alors que ces enfants continuaient de subir le pire sans que rien n’en ai transparu, à l’insu bien évidemment de ceux qui exerçaient auprès d’eux des mesures de protection. Nous avons à quelque uns, avec l’accord de notre direction, souhaité réétudier ces interventions une fois arrivées à leur terme, pour tenter de repérer si quelque chose n’avait pas été perçu, entendu. Chaque « cas » a fait l’objet d’un travail relaté dans un texte, et un article de synthèse a été écrit. Il est publié sur le site internet « oedipe.org, le portail de la psychanalyse francophone », site animé par Laurent Levaguérèse, dans la rubrique « articles », sous le titre « l’impensable », ainsi que sur le site de L’A.P.J.L (Association de Psychanalyse Jacques Lacan).
Ce travail a été conduit avec une approche clinique au « un par un », et nous avons pu repérer des choses assez précises, dont on peut tirer certains enseignements. Le plus important est le fait que les choses qui ont été décisives à saisir pour répondre à notre question (qu’est-ce qui n’aurait pas été perçu), se donnent comme imprévisibles, impossibles à anticiper, inconcevables avant l’instant de leur surgissement. Cela objecte alors à toute méthode qui s’appuie sur des catégories préconstituées, et nous éveille au contraire à la nécessité d’une attention toujours activement ouverte sur la bizarrerie, le malaise, le trouble, dans lesquels ces choses se signalent et qui sont justement toujours à la marge, rebelles à catégoriser à l’avance. Elles sont hors du champ de toute « bonne pratique » préconçue, qui peut devenir même alors un piège. Ce travail a eu des effets pour ceux qui l’ont conduit.
Force est de constater qu’à l’expérience, ce travail ne rencontre d’intérêt que chez ceux qui sont déjà proches de l’orientation de pratique qu’il actualise, chez ceux qui sont acquis à cette cause d’une clinique du sujet divisé. Les autres le considèrent au mieux avec un respect teinté d’exotisme, sans du tout en faire pour autant quelque chose d’opératoire ; au pire il ne suscite chez eux aucun écho, voire un jugement (car comme chacun sait, la psychanalyse est dépassée !). Ce genre de travail n’a donc aucune incidence sur ce discours de la qualité, qui ne s’intéresse à ces initiatives que pour les répertorier dans ses listes préconstituées, comme une des activités de l’institution qu’on évalue, sans du tout en tirer des conséquences quant au fond.
Il n’y a donc aucun moyen de tenter d’infléchir de l’extérieur ces approches « qualité ». La Loi les impose, elles se mettent en œuvre, sous la forme de logiciels, sortes de « pense-bêtes » sophistiqués qui « nomenclaturent » notre activité en items à contrôler. Elles auront des conséquences sur nos pratiques, selon la manière dont elles les découpent, les décrivent et les organisent, selon les « constats et engagements » de modifications qui se formuleront, selon les guides de « bonnes pratiques » qui feront référence à partir de tout cela. Si on n’y prend garde, on peut par exemple édicter une durée standard d’entretien et de séance qui fera norme « qualité ». Ce n’est pas imaginaire : il existe des endroits où une telle norme est appliquée…
Si on ne veut pas mourir parce qu’on aura voulu rester purs, il ne reste donc qu’une possibilité : s’engager dans ces démarches (je pense notamment à cette phase dite de « l’évaluation interne » qui intègre les équipes dans sa mise en œuvre). Il s’agit, à corps perdu, puisque la cause est perdue, de tenter de les subvertir : non pas pour les mettre en échec, mais pour au contraire les prendre au sérieux, et en faire le lieu d’une rencontre, d’un échange, d’une réflexion, d’un débat. Cela nous oblige à un effort de pensée et de transmission hors de nos sentiers battus. Ces démarches « qualité » se veulent, dans leur tentative de rationaliser la pratique, une démarche de « Raison ». N’ayons pas peur d’y confronter et d’y affirmer les nôtres, de raisons, pour qu’elles puissent avoir quelques chances d’apparaître comme des données qui seront prises en compte dans l’évaluation et l’élaboration de ce qui fera ensuite norme. Cela pour que puissent y être nommées explicitement des choses qui sont essentielles : la place laissée à la surprise, à l’invention ajustée au cas par cas, à la différence, à l’inconscient. Il s’agit en tous cas de permettre que la définition des contours de la « bonne pratique » ne les exclue pas entièrement, et pour cela, il faut se coltiner à cette définition. Tâche impossible dira-t-on. C’est bien parce que c’est une tâche impossible qu’il faut s’y employer. De plus, en s’y étant engagé, en ayant manié les outils et le langage de ces démarches, nous aurons d’autant plus de recul sinon de crédit, pour le moment venu (notamment dans la deuxième phase de l’évaluation, qui sera assurée par des instances de contrôles extérieures aux lieux de pratique), défendre et affirmer avec toute l’intransigeance nécessaire les points qui nous sembleront essentiels. Il faut savoir se compromettre pour finalement ne pas se trahir.
Cette vague de la qualité est redoutable, car elle a sa cohérence, et elle apporte un fallacieux confort à qui ne sait pas comment s’orienter dans sa pratique. Elle vient au secours de notre passion d’ignorer, elle donne un appui à ce qui peut être le vœu de s’écarter du « cœur » de notre travail, de ce difficile voisinage avec la vérité, avec la vérité subjective, car sa rencontre est toujours un événement qui nous déplace de nos assurances et de nos repères habituels… Ce n’est pas un hasard, s’il existe des institutions dans le champ médico-social où l’on s’est engagé dans un tel délire d’évaluation quantitative, qu’une unité de production industrielle l’aurait trouvé déplacé !
Raison de plus pour ne pas rester dans le nôtre, de confort, et d’être présents sur cette scène de la qualité, seule possibilité même si il est déjà trop tard, pour qu’une pratique qui tire sa source de « l’Autre scène » ne soit pas reléguée au magasin des accessoires…