17 novembre 2010
Il y a des rencontres qui changent le court des choses, tel que nous avions imaginé qu’elles se dérouleraient. Certaines peuvent être peuvent être très éprouvantes mais à consentir au dérangement qu’elles provoquent cela peut être enrichissant et permettre des avancées. La rencontre que j’ai faite d’Imre Kertesz, au travers de ses textes, sera pour moi une de celles ci. Sans elle, sans doute, la teneur et la tonalité de ce que je vous aurai raconté cette année aurait-elle été très différente. Sans elle, sans doute, le poids d’un réel traumatique y aurait-il été moins présent, moins palpable, moins dérangeant. Sans elle, sans doute…mais un vraie rencontre ne se calcule pas, on ne peut prédire son émergence qui fait surprise et vient bousculer la tranquillité dans laquelle on tente, toujours en vain, de s’installer à l’ombre de l’Autre du langage supposé pouvoir répondre de tout .Dans une vraie rencontre il y a toujours un bout de réel qui pointe le bout de son nez qui dément la complétude supposé du langage. Le problème est que l’on peut se laisser fasciner par ce réel, se laisser « figer » par lui, c’est le signifiant que j’ai avancé la dernière fois pour moi-même .Pour sortir de cette fascination il reste les mots pour tenter de cerner le réel en question pour ne pas y disparaitre comme sujet mais pouvoir s’y reconnaitre comme sujet d’un non-savoir.
Entre une tragédie écrite par un auteur il y a 2500 ans, mettant en scène des personnages dans un contexte social semi mythologique et ce sur quoi s’appuie Kertesz pour écrire, le poids du réel mis en jeu n’est pas le même. Il est tamponné par la dimension de la fiction dans Médée pas chez Kertesz qui tente cependant à travers son écriture de rendre, cinquante après, « aux allemands sous forme d’art » ce qu’il appelle « le mythe d’Auschwitz » (article du Monde des livres du 15 oct. 2010). Mais pour les personnes de la génération d’ après guerre dont je suis, ce dont parle il parle est un fait qui est la toile de fond sur laquelle se sont inscrites nos venues au monde, pas du théâtre, pas un mythe. Commence-il à le devenir pour les générations qui nous suivent ? Tout le réel en jeu peut-il passer au symbolique ? Je n’en suis pas si sûre même si c’est la visée de Kertesz, me semble-t-il. Quoiqu’il en soit, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’aisance pour en discourir ne fut pas la même pour nos parents qu’elle l’est maintenant et j’étais loin d’être minaude quand j’ai entendu murmurer « juif » associé à « Auschwitz » pour la première fois dans mon existence, alors que de la guerre il en était, depuis toujours, question, la faisant, dans mon imaginaire d’enfant, une épopée mythique dont mes proches étaient les héros. Ce temps pour dire Auschwitz fut sans doute le temps nécessaire à la génération de nos parents pour sortir de la fascination .Elle les a rendu muets pour ma génération sur la question du génocide des juifs perpétré par les nazis pendant un bon bout de temps. Quand je dis fascination cela peut choquer car cela supposerait une certaine complaisance ce qui n’est absolument pas le cas, du moins pour le plus grand nombre. La fascination signe la mise en jeu d’une jouissance en lien avec l’émergence d’un réel dont le sujet ne peut pas se décoller et qui le rend muet voire le fait disparaitre, que l’événement qui la provoque soit par ailleurs jugé dans l’après coup bon ou mauvais. A chacun son temps, pour moi c’est avec Kertesz, qui est à peine plus jeune que le serait mon père, que je me suis rendu compte de ce silence et c’est, sans aucun doute, cette proximité de l’âge que j’ai faite qui a provoqué la prise de conscience de ce silence dont finalement je ne m’étais jamais rendu compte. Le toute bien informée sur la question que j’ai pu devenir après, comme tout un chacun, mettait finalement un voile sur ce silence d’origine de l’ensemble de ceux qui constituait mon monde de petite fille, toujours pris qu’ils étaient dans la fascination d’un réel dont il leur a fallu du temps pour se dégager de la jouissance qui était la leur et pas la mienne, en commençant à en parler et j’ ajouterai seulement du bout des lèvres si le cinéma et la littérature n’ avait ouvert la brèche . Mais cette jouissance a fondé, sans aucun doute, un certain rapport au monde de la génération de ceux qui sont alors devenus nos parents, nos éducateurs voire nos prédicateurs dont j’ai pâti et avec moi la génération des enfants du baby boom, entrainant pour elle un point de forclusion dans la culture dans laquelle elle a été élevée. Si la culture est ce qui se transmet par les voies du langage, l’holocauste ne nous fut pas transmis, il est resté réel, impossible à dire, ce qui veut dire qu’il n’est pas une culture mais la toile de fond qui a déterminé le mode de transmission de la culture. On pourrait dire aussi que c’est le mur contre lequel s’est appuyée la transmission de la culture qui est la notre mais qui va à son encontre. Mur contre lequel elle s’appuie et contre lequel elle se cogne. Ce mur sur laquelle rien pour nous ne fut écrit et sur lequel nous avons écrit notre histoire, est en quelque sorte ce qui constitue le lieu du refoulement originaire qui a donné naissance à la génération que nous sommes, mur qui sera nommé « Auschwitz » de façon générique dans l’après coup .La visée de Kertesz est de lever ce qui a fait pour nous culturellement refoulement originaire, d’annuler sa fonction, de faire s’écrouler le mur et de ce fait faire disparaitre l’histoire de ma génération. C’est sans doute là qu’il nous déstabilise, qu’il m’a déstabilisé à sa lecture dans un premier temps. D’une certaine façon il voudrait nous faire savoir le secret de la jouissance de ceux dont nous nous originons, ce qui n’est pas possible mais à cet impossible il ne consent pas. Il voudrait faire du non- savoir, qui a présidé à la naissance des sujets qui sont mes contemporains, un savoir en levant ce refoulement originaire, en posant l’holocauste comme culture, ce contre quoi je me suis élevée la dernière fois.
Je crois qu’en écrivant ceci j’amène de l’eau au moulin de la thèse de Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret qui l’ont posé sous forme de question lors des « Assises sur le savoir du psychanalyste » organisée par l’ apjl en février 2010 : n’y a-t-il pas toujours un point de forclusion y compris dans la névrose ? (page 10 du rapport ) .Ce dont je viens de vous entretenir et qui n’ était pas prévu sous cette forme au programme, en serait le paradigme, si elle est de structure pour tout sujet . ..à suivre. (Ce point a été l’objet d’un débat et soulevé des interrogations, qui furent aussi les miennes au départ, puisque la seule forclusion mise en avant dans nombre d’enseignements est celle du NDP dans la psychose).
