19 mars 2008
Argument : Le traumatisme psychique a longtemps été sous-estimé ce qui n’est plus le cas aujourd’hui où l’on assiste à un renversement de perspective tel que le nouveau héros de notre société se trouve être la victime, d’où la nécessité de définir ce qu’est un traumatisme pour éviter de tomber dans un « tous victimes » au moins aussi déshumanisant que le « tous coupables » des victimes cachées d’antan. Or s’il est une caractéristique du traumatisme psychique, c’est bien celle de condamner tel Sisyphe revenu des Enfers le sujet à la répétition, à la reviviscence au présent d’une violence passée.
A la différence (mais est-ce si sûr ?) du traumatisme refoulé de l’enfance, de quelle violence s’agit-il dans le traumatisme réel de l’adulte pour que l’oubli soit à jamais interdit à ce sujet, tantôt victime tantôt coupable ? A quel traitement, à notre époque de querelle des mémoires, sa mémoire soumet-elle le sujet « traumatisé » pour qu’il puisse demeurer non seulement vivant mais surtout humain ?
Connaissez vous Lazare Ponticelli ? Je suis sûr que vous connaissez le nom du dernier poilu, mort mercredi dernier, justement prénommé Lazare. Justement car Lazare est dans la bible le seul homme que Jésus ait ressuscité : il semblerait qu’il ait bien réussi en ce qui concerne notre Lazare qui a vécu 110 ans. Lazare Ponticelli estimait (Le monde – 12 mars 2008) que le travail de mémoire sur la guerre de 14-18 avait commencé tard mais refusait de parler de devoir de mémoire, préférant à l’instar de Simone Weil le terme de devoir d’histoire, Simone Weil qui, dans une émission télévisée de mercredi dernier précisément (France 3 Pièces à conviction – 12 mars 2008) disait : « Vous devez ! Vous devez ! C’est comme on peut. Certains n’ont pas envie de parler, ou ne peuvent pas, c’est impossible ». Ainsi voilà situé mon propos de ce soir, de Lazare, le miraculé, qui d’ailleurs de ce fait eut ensuite une vie impossible (je parle du Lazare de la bible mis en exergue par mon ami Patrick Clervoy dans son livre Traumatisme psychique et destinée – Albin Michel – 2007) puisqu’il ne reconnaissait pas le monde l’environnant, à Sisyphe, autre personnage mythique que, personnellement je préfère (moins passif que Lazare instrumentalisé par Jésus comme témoin de son pouvoir miraculeux) et dont j’espère avoir le temps de vous conter les exploits à la fin de mon intervention. Entre Lazare et Sisyphe donc, la question du rôle de la mémoire et de la parole dans l’impossible retour du sujet traumatisé, éternel miraculé ou trompe-la-mort en version moins chrétienne.
Voila le sous-titre : De Lazare à Sisyphe : l’impossible retour. Quant au titre (Violence passée, violence présente) puisque vous êtes tous fidèles aux apprentis philosophes, je ne vous apprendrai rien en vous disant que, comme d’habitude, c’est Noël Rugliano qui l’a choisi. Mais force est de reconnaître que je dois l’en remercier, car s’il m’a invité en tant que « spécialiste » du traumatisme, terme que je récuse en tant que psychanalyste (un psychanalyste qui serait spécialiste d’un symptôme quel qu’il soit me paraitrait suspect), c’est que justement il m’a permis de prendre les choses par un bout nouveau, c’est-à-dire en l’occurrence la question de la mémoire, du rôle de la mémoire, dans cette maladie humaine qu’est devenu « Le traumatisme » avec un grand L. Je dis Le traumatisme avec un grand L parce que celui-ci a acquis ses lettres de noblesse au fronton, non seulement de la psychiatrie mais aussi de notre société. Pour ce soir, par exemple, j’imagine, mais je me trompe peut-être, que je n’ai pas eu besoin de préciser dans mon argument qu’il s’agissait de parler du traumatisme psychique, du psychotraumatisme comme on dit en France, pour que tout le monde comprenne que j’allais parler de cela et non pas d’accidents de la route ou de lésions corporelles dues à une agression externe… Quoique !
En effet pour entrer avec vous dans le vif du sujet, je pourrais très bien, avant de me référer à Freud ou à Lacan, faire appel à un des aspects de ma propre pratique qui est celle d’un psychiatre-psychanalyste exerçant un jour par semaine dans une unité de traitement de la douleur, de la douleur physique s’entend (tout du moins c’est prévu comme ça). J’y rencontre, c’est à Lyon à l’hopital Desgenettes, des patients qui, pour l’essentiel, ont subi une agression physique, plus ou moins violente, du fait soit d’un accident, soit d’une blessure, soit d’une maladie, et qui, pour la plupart ont été, selon les critères de la médecine moderne, bien soignés. Les erreurs de diagnostic sont rares. La médecine leur renvoie le discours suivant : vous avez été bien soignés ; si vous avez mal, c’est (au mieux) qu’on ne sait pas pourquoi, que la médecine a des limites, (au pire) que vous êtes un mauvais malade, que c’est dans votre tête que ça se passe. Le chirurgien est satisfait (mais le chirurgien est souvent satisfait), son opération a réussi, et si vous avez mal, ce n’est pas son problème. Le médecin traitant est dépassé, le médecin du travail désolé, le médecin de la Sécu énervé, quant à la famille n’en parlons pas ! Pourtant ces patients souffrent dans leur corps, et bien entendu, dans leur tête, et ils se plaignent (je vous rappelle qu’une douleur ne peut être dite que sous forme de plainte puisqu’elle est essentiellement vécue et dite, d’ailleurs, par la médecine, subjective ; elle ne peut être dite, et de manière imparfaite encore, que par des mots, donc sous forme de plainte adressée à l’autre). Eh oui, ils osent se plaindre, eux ! Je dis eux, parce qu’il y a des patients qui ne se plaignent pas, qui ne se plaignent jamais, et c’est bien souvent le cas de ces patients douloureux, avant, c’est-à-dire avant l’accident ou la maladie : ce que l’on découvre avec eux bien souvent c’est qu’avant de se plaindre, ils ont beaucoup travaillé, longtemps résisté à la douleur sans rien dire. C’est leur corps qui, un jour, est venu se rappeler à eux, faire signe de quelque chose, fut-ce par le biais de l’accident, pour arrêter une souffrance bien souvent inconsciente et la faire passer à la douleur et à la plainte, et du coup leur révéler quelque chose de leur être. C’est donc l’accident qui vient, à l’occasion révéler un dysfonctionnement, mais surtout changer profondément, de manière brutale, la manière de voir du sujet, lui révélant alors quelque chose de particulièrement inacceptable. Entre autres choses ce savoir sur lui-même, cette mise en lumière de son Dasein, pour me référer à Heidegger (je vous réserve Lacan pour la bonne bouche, je me servirai aussi de Wittgenstein et d’Agamben), le révèle à lui-même dés lors divisé entre un avant et un après : il n’est plus le même, mais au fond ne sait pas exactement pourquoi, et c’est ce que la douleur vient masquer : la fonction de la douleur est en somme une fonction écran, et comme tout symptôme en psychanalyse, elle renvoie à ce moment du traumatisme qui fait brisure dans la diachronie de la vie du sujet. La douleur repose sur ce fameux souvenir écran que la psychanalyse a érigé en lieu commun, en l’occurrence le moment où la vie du sujet a basculé, masquant sous les flammes de l’enfer un prétendu paradis. Mais dans ce temps d’avant, comme dans le deuil, c’est exactement le processus que décrit Freud dans « Deuil et mélancolie », s’il sait, s’il sent, qu’il a perdu quelque chose, il ne sait pas ce qu’il a perdu dans ce quelque chose. Le problème c’est que, tout le monde n’étant pas Nietszche luttant à la fin de sa vie de syphilitique tertiaire contre la mécompréhension de son corps souffrant, la douleur l’empêche de le découvrir. C’est là que le psy intervient, c’est là aussi que je constate régulièrement que les circonstances de la survenue de l’accident, de la blessure, de la maladie, comptent beaucoup, et donc aussi le souvenir qu’en garde le sujet, le récit qu’il en fait, on pourrait même dire le témoignage. Voilà très rapidement résumé le schéma du patient douloureux chronique, soumis à la réactualisation de l’accident par sa douleur. Mais, et c’est pour cela que j’ai commencé ainsi, ce schéma est le même que celui du traumatisme psychique qui en l’occurrence se superpose à la blessure physique. Qu’il ait été provoqué par une agression, par une blessure, une maladie, la douleur même, une menace de mort, une séance de torture ou un viol, le trauma est avant tout effraction, de l’enveloppe corporelle, comme du psychisme, représenté par Freud sous l’image de la vésicule vivante. Cette analogie entre douleur corporelle et douleur psychique, c’est une analogie que fait Freud à la fin de « Deuil et mélancolie » en 1915 (1 Oeuvres complètes t XIII p 277-278). Il écrit précisément : « Le conflit dans le moi … agit nécessairement comme une blessure douloureuse ». C’est ce même modèle de la blessure, de l’effraction physique, qu’il utilisera dans « Au-delà du principe de plaisir » en 1920 pour décrire la névrose traumatique : douleur et névrose traumatique sont définies par rapport à ce que Freud appelle le pare-excitation, soit une supposée barrière psychique entre dedans et dehors, en l’occurrence une effraction limitée pour la première (la douleur), étendue pour la seconde (le trauma psychique) (ce sont les termes mêmes de Freud). Donc si ce soir vous appréhendez une effraction limitée, vous aurez peut-être des chances d‘appréhender une effraction étendue ! (Freud p. 301 Tome XV Au-delà). Ceci dit vous avez tous dû déjà faire l’expérience de ce qu’une douleur aigüe peut provoquer comme bouleversement dans le psychisme, lorsque l’âme se réduit au trou de la molaire pour reprendre l’expression de Freud (empruntée à l’humoriste Wilhelm Busch) dans Pour introduire le narcissisme en 1914.
Mais le passage de la douleur aïgue à la douleur chronique, comme le passage du moment du trauma à la répétition du dit trauma, reste parfois énigmatique : c’est cependant en général là que l’on peut saisir en quoi la douleur chronique est toujours répétition de la douleur initiale et du coup qu’elle est en lien avec la mémoire qu’en garde le sujet. Précisément, la question de la mémoire douloureuse est à la pointe des recherches neurophysiologiques actuelles sur la douleur chronique. On a noté par exemple dans les cas de douleurs du membre fantôme (vous savez ces douleurs horribles que les patients amputés perçoivent comme si leur membre était encore présent) que la douleur chronique dépendait de l’intensité de la douleur ressentie au moment de l’accident, ou au cours de la maladie ayant entrainé l’amputation. Le système nerveux générerait une douleur mémoire, véritable réactualisation hallucinatoire d’une douleur passée (on peut même voir ce phénomène en direct au niveau cortical grâce aux caméras à positons). Les facteurs modifiant cette mémoire douloureuse seraient essentiellement liés au contexte émotionnel dans lequel il serait fréquent de retrouver, en cas de douleur aigue, un vrai trouble de la mémoire. En outre, une douleur chronique provoquerait en soi des troubles de la mémorisation. Les neurologues y voient une compétition entre un système nociceptif qui tendrait à l’oubli de l’expérience douloureuse et un stockage mnésique lié aux émotions qui réactualiserait la douleur en fonction de son intensité et surtout de son contexte. Je ne suis pas forcément un tenant du flirt de la psychanalyse et des neurosciences, mais là, comment ne pas se rappeler les premiers schémas de Freud sur le frayage des neurones dans « Esquisse d’une psychologie scientifique » à la fin du 19° siècle : il y évoque « des frayages permanents à la manière d’un coup de foudre » ainsi que des neurones excités par le souvenir de la douleur. Il décrit surtout sa théorie du pare-excitation dans ce texte « Au delà du principe de plaisir » qui, lisez le, est parfois un véritable article de neurophysiologie, ce texte où il décrit précisément la « fixation » (fixierung) du patient au traumatisme.
Il est temps d’en venir à la clinique du traumatisme psychique, une clinique longtemps sous-estimée, sous-évaluée même, et pour cause puisqu’elle fut dés sa naissance sous le vocable de névrose traumatique suite aux travaux du neurologue berlinois Oppenheim fin XI°, l’objet d’un enjeu financier. Le concept est en effet apparu dans les chemins de fer et les usines qui s’étaient rapidement développées dans une Allemagne de la fin du 19° siècle engagée avec retard dans la voie de l’industrialisation moderne. A l’époque l’administration bismarckienne avait décidé de garantir une compensation aux victimes les plus visibles de la modernisation, survivants des accidents industriels et ferroviaires (2 Paul LERNER Psychiatrie allemande in 14-18 Choc traumatique Noesis 2000 p. 70-71). Evidemment de nombreux critiques d’Oppenheim considéraient déjà de tels symptômes comme des réactions hystériques. Leur logique ? Les accidents ne rendaient pas malades des personnes saines mais des personnes déjà malades, donc qui réagissaient pathologiquement à des événements (quand même un peu) traumatisants. La guerre de 14-18 allait donner malheureusement raison à ceux-ci que ce soit du coté allemand ou du coté français, du fait des implications patriotiques qui tendent, comme toujours en temps de guerre, à coincer le soldat entre l’héroïsme et la mort, entre tuer et être tué, fight or flight : le survivant est toujours plus ou moins suspect. On a longtemps préféré les héros morts : nos villages en sont le témoin. Il est assez frappant de constater que le balancier n’a cessé d’osciller entre et pendant les guerres du 20° siècle, et qu’il remonte actuellement, dans un monde en guerre économique si ce n’est en guerre tout court : le soldat (comme le travailleur d’ailleurs) est toujours suspect de tirer au flanc, fut-ce de manière inconsciente, sauf entre les guerres où il est de coutume de l’honorer, même de commémorer. Le problème pour le travailleur c’est que la guerre que lui livre le capitalisme est en cours, et qu’hormis Paulhan dans le soldat appliqué, personne ne tient plus trop à les rassembler. D’où le statut des nouveaux héros, pas le soldat ni le travailleur, non, le soldat est suspect d’être un bourreau en puissance, et le travailleur plus un moins un collabo… non, le nouveau héros de notre société se trouve être la victime, la vraie victime, la victime innocente, victime d’un tsunami ou d’une guerre civile, d’un attentat ou d’un crash aérien. Car une victime se doit d’être vraiment innocente, et c’est là que les choses se compliquent : c’est probablement là-dessus que repose une part du négationnisme, vous savez la fameuse phrase d’une logique imparable, si vous êtes revenu des camps de la mort, c’est que ça n’était pas des camps de la mort…du coup vous êtes suspect d’avoir fait quelque chose pour avoir survécu. La culpabilité du survivant n’a vraiment pas besoin de ça pour s’aggraver.
Du coup le témoin que constitue le survivant est-il crédible ? Agamben a consacré un séminaire entier à cette question avec « Ce qui reste d’Auschwitz » en s’appuyant sur Primo levi. Il y a dans tout témoignage de survivant une lacune, de l’intémoignable, et le vrai témoin ne serait-il pas ce que Levi nomme le musulman à partir du néologisme concentrationnaire « muselmann » qui servait à désigner ceux qui, à un moment donné, ne luttaient plus pour leur survie : « Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter ou sont revenus muets, ce sont eux les engloutis, les témoins intégraux » ( Levi in Agamben – Ce qui reste d’Auschwitz – Rivages Poche 2003 p. 36). En somme seuls les morts ou les muets ne courraient aucun risque de fausser leur témoignage par l’inexactitude de leur mémoire ou de leur récit. Le problème pour le musulman c’est que, selon la formule de Levi : « On hésite à appeler mort leur mort ». Pourquoi ? Eh bien parce qu’ils sont déjà morts en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire déjà chosifiés : voilà le scandale du camp selon Agamben, que la mort d’un être humain ne puisse plus être dite mort. Agamben souligne que la question est posée d’une manière parallèle par Heidegger qui, on le sait, et pour cause, ne s’est jamais étalé sur la question des camps de la mort, dans une conférence prononcée en 1949 à Brême intitulée Le danger (Das gefahr) lorsqu’il évoque la fabrication de cadavres : « Ils meurent ? Ils périssent. Ils sont éliminés. Ils meurent ? Ils deviennent des produits manufacturés dans une fabrication de cadavres. Mais mourir signifie : endurer la mort dans son être propre. Pouvoir mourir signifie pouvoir cette endurance résolue. Et nous le pouvons seulement si notre être peut l’être de la mort. Partout, l’immense malheur des terribles morts non mortes (ungestorbener Tode) et pourtant l’essence de la mort est interdite à l’homme » (in Agamben p. 80). La paradoxe de cette conférence est bien entendu que le camp serait, de ce point de vue, le lieu où il est impossible de faire l’expérience de la mort. C’est qu’on passe ainsi de la mort de l’homme au sens d’être pour la mort, qui définirait son humanité au sens où il s’anticiperait mort, où il vivrait sa mort, au cadavre, à la fabrication de cadavres… Agamben conclut heureusement son livre sur des témoignages de musulmans mais l’idée à retenir est peut-être celle-ci : être cadavre est au-delà (c’est le cas de le dire !) d’être pour la mort. Avoir été cadavre, objet, stück, serait au-delà d’avoir été sujet, être pour la mort, mais sujet quand même ?
Aujourd’hui la victime parle. Ce n’a pas toujours été le cas : il suffit de penser aux survivants de toutes les catastrophes du 20° siècle, shoah incluse, pour savoir, et c’est là une des caractéristiques et des conséquences du traumatisme, que c’est plutôt le silence qui s’impose : souvenez vous du fameux syndrôme du survivant, affublé de la culpabilité qui allait avec, chez un sujet ne pouvant que répéter : pourquoi moi ? Souvenez vous de l’état de stupeur que, puisque maintenant nous avons les médias sur chaque catastrophe, nous pouvons observer à chaque fois de manière précoce, cette stupeur que Heidegger, Lacan et les éthologues après lui, imputaient à l’animal. Le sujet traumatisé ne se plaint pas : d’ailleurs pourquoi se plaindrait-il lorsque tout son entourage lui répète qu’il a de la chance d’en être sorti vivant ? Le survivant a toujours fait silence et s’il parlait on lui disait de se taire : c’est ce que nous apprennent avec le recul les derniers témoins de la shoah. Maintenant on les interviewe et on les débriefe, dans le désordre, puis on les utilise (avant de les jeter ?). A notre époque on peut s’apercevoir que la victime, qu’elle soit érigée en martyr (anciennement au sens religieux le martyr était un témoin qui avait témoigné de sa foi devant ses juges), en alibi politicohumanitaire, en objet culte de la mémoire, en déchet du capitalisme, voire écartelée entre plusieurs causes et plusieurs mémoires, est devenue objet de discours et de monstration, et qu’à défaut d’avoir un symptôme, elle est devenue petit à petit le symptome de notre société, (être le symptôme, comme le phallus, implique de ne pas l’avoir, donc d’en être dépossédé), le symptôme mais pas à n’importe quel prix puisque dans le système capitaliste tout à un prix, et que, comme à l’époque d’Oppenheim, il faudra bien finir par payer. C’est là où les ennuis commencent pour la victime qui doit faire la preuve du traumatisme subi et de ses effets, et en même temps de sa bonne santé antérieure, quoique cela ne suffise pas puisque quand certains experts ne trouvent rien du coté de la personnalité antérieure au traumatisme, ils renversent le raisonnement en démontrant que si la victime est malade, cela vérifie a posteriori qu’elle devait bien avoir une fragilité avant, une personnalité hystérique généralement. J’ai encore lu récemment un rapport d’expert, digne des neurologues faradisateurs de 14-18, dans ce sens à propos d’une brave femme qui avait travaillé 35 ans de sa vie sans se plaindre et à la satisfaction de ses employeurs, mais qui a eu le malheur d’être renversée par une voiture remontant à contre sens la voie des bus ; elle s’est réveillée à l’hopital sans aucun souvenir de la scène, avec des douleurs épouvantables du coccyx mais sans lésion assez sérieuse pour les médecins ; elle présente depuis un état régressif de plus en plus sévère au fur et à mesure que les avis des experts l’accusent de simulation.
Mais de quoi souffre donc un sujet traumatisé, une fois qu’il se met à parler bien sûr ? La définition la plus simple que j’ai trouvé aujourd’hui : il ne peut pas oublier, l’oubli lui est impossible. Vous savez la définition princeps de la névrose hystérique par Freud : l’hystérique souffre de réminiscences, il y a eu refoulement puis retour du refoulé par le biais d’un symptôme ou d’un souvenir. Ici pas de refoulé, il ne peut oublier. Entre parenthèse cette patiente ci-dessus est un cas particulier puisqu’elle n’a même rien à se mettre sous la dent, si je puis dire, c’est-à-dire rien à ne pas oublier, même pas un brin de souvenir de l’accident, d’où probablement la fonction de répétition de la douleur physique chez elle, en lieu et place de la reviviscence de l’accident.
Mais je vais relater, pour imager, un cas « pur » de traumatisme sans atteinte physique, le cas d’une commerçante qui fut l’objet d’une tentative de racket. Elle voit un beau jour 4 hommes (elle apprit plus tard qu’il s’agissait de la mafia) qui la séquestrent et veulent lui faire signer la vente de son entrepôt, sous la menace d’une arme, pour un franc symbolique. Menacée de mort, le pistolet dans la bouche, elle refuse. C’est alors qu’un des malfaiteurs menace son mari à son tour. De rage, elle leur dit : » Tuez-le ! « . Les circonstances font qu’elle arrive à s’enfuir et que son mari n’est pas tué, mais depuis lors, elle souffre d’une névrose traumatique typique avec des cauchemars répétitifs centrés sur cette scène, une angoisse permanente, des flashs dans la journée rejouant la scène, des terreurs nocturnes, des réactions de sursaut à chaque claquement de porte. Si elle a d’abord eu peur pour sa vie, cela ne l’a pas empêché de résister farouchement, ce qu’elle se reproche, elle est donc dans un processus de répétition, des questions, pourquoi, des flashs, des cauchemars où la scène est revisionnée chaque nuit. Voilà en général dans quel état on rencontre le fameux état de stress post-traumatique.
Donc un sujet rencontre brutalement la mort, mauvaise rencontre et rencontre toujours ratée en l’occurrence comme le soulignera Lacan, et cette rencontre il ne peut pas l’oublier, il souffre de la voir se répéter sous les coups de boutoir de sa mémoire : c’est cela le traumatisme, il y a l’événement et il y a la répétition. L’événement que personne ne décrira mieux que Wittgenstein, qui a fait la guerre de 14-18 dans l’armée austro-hongroise, lorsqu’il écrit dans Notes sur l’experience privée : « Je me transforme en pierre et ma peur continue » (cité par Davoine et Gaudillière p. 104). Mais qu’est-ce qui se répète de jour comme de nuit ? La rencontre avec la violence, en général subie mais aussi agie, sous plusieurs formes : flashs, impressions, souvenirs, cauchemars, angoisse. Tout ramène le sujet à l’événement précis, ou les événements en cas de traumatisme cumulatif, qui ont fait basculer sa vie. Il a l’impression que sa mémoire ne le laisse pas en paix, en rajoute même au besoin, à tel point qu’il peut parfois douter s’il rêve ou non, s’il invente ou s’il a vraiment vécu ce qui revient le persécuter, et qui est parfois à la limite de l’hallucination. Violence passée et violence présente ne font qu’un. C’est ce que décrit encore récemment Patrick Desbois lorsqu’il évoque dans « La shoah par balles » les massacres de juifs en Ukraine par l’armée allemande entre 1941 et 1944 : il a rencontré de nombreux survivants de cette époque pour qui le temps semble s’être arrêté. L’absence de refoulement bloque l’horloge du temps qui passe.
Je vous rappelle que la première définition par Freud de l’hystérie faisait référence à une origine traumatique réelle. Vous savez aussi, et ce n’est pas pour rien que la traumatisme est pour Lacan un des 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse, que Freud après avoir inventé la psychanalyse grâce aux hystériques qui lui parlaient de leurs traumatismes subis, a fini par abandonner sa théorie, sa neurotica, soit le postulat de l’existence du traumatisme réel, pour le dire vite, arguant du fait que toutes ces jeunes filles de la bourgeoisie viennoise ne pouvaient pas avoir été toutes séduites par leur père, et encore moins par lui, pour arriver à une théorie du fantasme de séduction. Donc les hystériques souffraient dans leur corps du retour d’impressions désagréables refoulées. Avait-il abandonné l’hypothèse du traumatisme réel ? C’est toujours l’objet d’un débat d’autant qu’à la fin de sa vie Freud semble revenir parfois à l’idée qu’un premier traumatisme aurait réellement eu lieu. Au décours de la guerre de 14-18 en tout cas et du Congrés de psychanalyse de Budapest qui voit plusieurs psychanalystes, dont Ferenczi et Simmel, partager pour la première fois leur expérience des blessés de guerre, dans Au delà du principe de plaisir, Freud va revenir en tout cas, et pour une bonne fois, au trauma réel, au trauma actuel plutôt, par opposition au trauma passé et refoulé des autres névroses, et décrire la névrose traumatique.
Dans une première démarche clinique, et elle me parait toujours d’actualité quand il s’agit de saisir ce qu’est le traumatisme, il pose le fond du tableau : il met d’un coté la peur et l‘angoisse, et d’un autre l’effroi, le schreck, l’état dans lequel on tombe quand on encourt un danger sans y être préparé. Freud met l’accent sur l’effet de surprise en ce qui concerne l’effroi, et sur le rôle protecteur, anticipateur, de l’angoisse. « Je ne crois pas que l’angoisse puisse engendrer une névrose traumatique, écrit-il, l’angoisse comporte quelque chose qui protège contre l’effroi ». (2). C’est plus tard, dans « Inhibition, symptôme, angoisse », qu’il précisera que l’angoisse a pour caractères l’indétermination et l’absence d’objet : « Dans l’usage correct de la langue, son nom lui-même change lorsqu’elle a trouvé un objet et il est remplacé par celui de peur ». En d’autres termes, l’angoisse a besoin d’un nom pour se nommer peur. L’angoisse est une peur sans nom, mais pas sans objet, nous dira Lacan qui rapprochera, comme FREUD, angoisse et peur, la peur désignant un danger extérieur, l’angoisse signalant un danger intérieur. Le plus important est l’adéquation de la peur à son objet contrairement à l’angoisse qui signe une inadéquation fondamentale à un objet par essence caché (d’où une production de sens par le sujet qui cherche des raisons à son malaise). C’est la notion de réel, j’anticipe un peu là, qui permettra à LACAN, dés le séminaire L’angoisse, de définir l’angoisse comme le seul affect qui ne trompe pas : l’angoisse, c’est l’affect qui signale la proximité du réel, c’est pour ça que je m’autorise, bien que ce soit de l’ordre du pléonasme en l’occurrence, à parler de traumatisme réel, soit du traumatisme comme une rencontre avec le réel au sens lacanien du terme. Une définition donc du réel lacanien s’impose dés lors, mais le traumatisme se prête justement à cette définition : le réel n’est pas la réalité. Le réel, c’est ce qui échappe à la symbolisation, au langage, ce qui reste inaccessible au signifiant dés lors que le mot est le meurtre de la chose. Le signifiant table ne dira jamais tout de l’objet table comme le signifiant j’ai mal au coccyx ne dira jamais tout ni du réel biologique ni de la souffrance en jeu. Lacan met donc la réalité du coté d’une construction du sujet (à l’aide de l’imaginaire et du symbolique) à jamais distincte du réel qui resterait du coté de l’autre ou de l’objet pour le dire vite.
L’effroi, justement est de ce coté, de l’autre coté ; l’effroi, le schreck, c’est autre chose, pas de mot pour le dire, pas de nom pour nommer l’innommable, un franchissement se produit…de manière accidentelle. C’est d’ailleurs cette notion d’accident qui signe pour Lacan la rencontre avec le Réel. L’effroi, c’est l’effet de surprise produit par une rencontre, par nature ratée, avec le réel, la rencontre réussie étant la mort elle-même en l’occurrence (c’est ainsi que Lacan a pu définir le suicide comme le seul acte réussi du sujet ce qui n’a bien sur rien à voir avec une apologie du suicide). Le signe de cette rencontre ? La répétition : « Le réel est celà qui gît toujours derrière l’automaton, et dont il est si évident, dans toute la recherche de FREUD, que c’est là ce qui est son souci » martèle Lacan dans le Séminaire XI. L’automaton c’est le sujet soumis à la répétition automatique, faisant de lui un automate, un pantin, soumis au bégaiement de sa mémoire.
On peut se servir aussi de ce trépied peur-angoisse-effroi pour se représenter un peu mieux à quoi correspond le trépied lacanien symbolique-imaginaire-réel : la peur a un nom, c’est le symbolique ; l’angoisse c’est l’imaginaire, le corps, l’image, la forme ou l’informe, qui vient couvrir le réel qui lui se rencontre parfois sous l’espèce de l’effroi. C’est un peu schématique…
Mais de quel réel s’agit-il ? Car enfin, depuis que je vous parle, vous devez bien sentir que je ne parle pas des sujets qui se disent harcelés par leur chef de service (quoiqu’ils puissent l’être vraiment) !. Les assurances et les protections contre les mauvaises surprises fabriquées par la science, pour contrer les accidents dus à la même science (voir AZF), ont-ils fragilisé le sujet moderne et abaissé son seuil traumatogène, sa tolérance ? Et il ne suffit pas d’imaginer sa propre mort, pour être réellement traumatisé bien que Lacan signale (dans sa conférence à Louvain) comme habituel et même nécessaire d’imaginer sa propre mort pour supporter la vie (Lacan heideggerien en l’occurrence), à l’instar de Freud dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort. Dans le traumatisme, le bio-traumatisme selon l’expression de Colette Soler pour l’opposer au traumatisme sexuel classique, dans son cours en 2001, le sujet s’est « vu mort » : il a cru sa dernière heure arrivée et, comme Sisyphe revenu des enfers, ou Polynice dont la vision du cadavre non enterré provoque l’acte d’Antigone , s’est vu, cadavre jeté dans le sable. Ce corps, ce peut être celui du sujet, laissé pour mort sur le champ de bataille du terrorisme ou celui de l’autre, tué sous ses yeux, tué parfois à sa place, sur le champ de l’hécatombe routière : en temps de guerre pas plus qu’en temps de paix, comme le souligne FREUD dans « Considérations actuelles », le sujet ne peut se représenter sa propre mort, irrémédiablement condamnée à l’imaginaire. Le corps de l’autre vient ainsi figurer le Réel de la mort. Ce peut être celui du corps de l’autre semblable tué par le soldat. Ce peut être enfin le traumatisme dont je parlais au début : la rencontre avec le réel biologique du corps qui peut donc apparaître avec toute son horreur au sujet qui, en général, s’organise pour ne pas trop savoir comment il fonctionne, aidé en cela par le silence des organes, seul signe de bonne santé selon Leriche. Là aussi le corps peut aider à se représenter le trépied lacanien : il y a le corps symbolique (pour ne pas dire le corps du symbolique que Lacan décrit parfois comme un organe) soit celui dont on parle, les organes qu’on nomme (j’ai mal au foie), puis le corps imaginaire soit l’image que l’on a de son corps, les identifications, l’enveloppe, (le narcissisme va avec), et enfin le réel biologique qui va se manifester par des symptômes corporels, des douleurs.
Donc la première condition nécessaire, mais pas suffisante au trauma, est la rencontre avec la mort, une rencontre qui met la vie en jeu. Mais cette rencontre avec la mort doit-elle pour autant être toujours si réelle pour signer le trauma ? Une analysante me décrivait un jour cette scène de son enfance où son père s’amusait à faire peur à ses enfants en leur faisant jouer à la courte-paille celui qui serait vendu : elle y avait si bien cru qu’elle s’était vue non pas morte mais objet vendu en tant que tel. Ne pourrait-on pas y voir là la blessure narcissique de l’ouvrier vendu avec son usine à un fond d’investissement ? Certains sujets peuvent donc être réellement traumatisés lorsqu’ils se trouvent surpris en position d’objet dans le désir de l’autre, (c’est effectivement le cas dans des cas avérés de harcèlement moral) faisant ainsi le jeu du retour à l’inanimé de la pulsion de mort freudienne, sans que pour autant la mort réelle, le cadavre, soit là. On peut observer cela dans une prise d’otage ou un viol, mais aussi dans le mot qui tue, qui fixe le sujet dans position d’assujettissement insupportable à l’autre, soit comme objet, et un objet n’a pas de désir, ce qui renvoie à la mort du désir comme seule mort du sujet, mais aussi au débat sur la pulsion de mort (s’agit-il de mort, de destructivité, d’inanimé ?)
La barre entre effroi d’un coté, peur-angoisse de l’autre, n’est donc pas si facile à mettre…sauf par le sujet lui-même, dans l’après-coup, à condition que le Samu-Psy lui en laisse le loisir. De ce fait, tel sujet, victime officielle d’un attentat, n’en sera pas plus traumatisé que ça, alors que tel autre ayant loupé un virage verra sa vie transformée. Tel autre trouvera dans un statut de victime parfaite chaussure à son pied névrotique alors que tel autre se taira pour le restant de ses jours, traversé par la mort selon l’expression de Semprun.
C’est pourquoi la deuxième condition nécessaire au trauma, que Lacan met en avant pour borner le réel dans le Séminaire XI, est le fantasme. Il est bien évident que c’est par le biais du fantasme, que le sujet névrosé soumis à la mauvaise rencontre, sous l’effet de l’après-coup, va alors se constituer ou non comme authentiquement victime, souffrant de ce que la nosologie psychiatrique nomme une névrose actuelle et plus spécialement une névrose traumatique. On n’a pas fait mieux dans la description de la névrose traumatique depuis Freud, qui malgré quelques erreurs lorsqu’il dit que les sujets ne se préoccupent pas du souvenir de leur accident le jour, ou qu’une blessure physique les protège des conséquences psychologiques, fait oeuvre de clinicien grâce surtout aux travaux de Ferenczi, psychiatre hongrois qui le premier a soigné par la psychanalyse des blessés psychiques. Freud a ainsi mis en évidence, dés le début de son œuvre, la notion d’après-coup (nachträglich) qui fait suite au trauma, parfois sur plusieurs années et qui est une espèce de temps de latence, de gel du temps et du souvenir, dans l’attente d’un second temps logique qui va boucler la boucle, sur le même modèle que celui du noeud de capiton qu’utilise Lacan pour décrire l’effet-rétroactif du dernier mot de la phrase sur le premier. Ainsi l’aprés-coup immédiat du trauma a-t-il un rôle immédiat sur l’évolution notamment dans ce que l’on peut appeler la deuxième trahison, lorsque le tiers manque à l’appel, ce tiers que les militaires ou les policiers connaissent sous les traits du binôme, du partenaire. Mais la réponse du tiers social a aussi un impact non-négligeable, que ce soit la suspicion pesant sur la femme violée, la honte pesant sur les épaules des soldats d’Indochine ou d’Algérie embarqués de nuit à la gare de Marseille, l’anarchie des agents de la solidarité à Toulouse, etc… En ce qui concerne les victimes d’un génocide encore faut-il préciser qu’on ne voit pas quelle réponse pourrait être au niveau d’une adéquation quelconque. D’où l’impression que les cellules d’urgence médico-psychologiques en feraient soit trop lorsqu’elles débarquent avec leurs gros sabots, soit pas assez si elles ne se mettent pas en branle.
On peut donc inférer que le réel ne suffit pas : ainsi il a été décrit des réactions typiquement traumatiques fondées sur l’imaginaire chez des sujets qui, parmi des millions de personnes comme je suppose beaucoup d’entre nous, sont restées des heures devant leur poste de TV retransmettant les images des tours jumelles s’effondrant le 11 septembre 2001. L’impact de l’image était là lié probablement au fantasme des gens non seulement se représentant l’horreur vécue par un proche mais témoin direct de manière déjà répétitive d’un événement échappant à l’entendement. L’impact de l’image peut donc, tout comme l’annonce d’une mauvaise nouvelle, je me souviens personnellement de ce que je faisais et où j’étais lors de l’annonce de l’assassinat de Kennedy, ou l’annonce de la mort d’un proche, autrement dit du symbolique, avoir un effet traumatique immédiat. Qu’en fait le sujet après ? Là est la question, et là intervient directement la mémoire comme le note dés 14-18 Ferenczi dans son Journal clinique (cité par Stéphanie Pechikoff in Toulouse-AZF p48) : « Faute d’avoir oublié, l’individu est ravi à lui-même, hors de lui ». Et il y a ce fameux temps de latence, temps de latence précédant ou non le déclenchement des cauchemars, ou temps de latence entre le traumatisme initial et un autre, plus mineur, replongeant le sujet immédiatement dans l’événement. Les psychiatres ont aussi, à mon avis, décrit abusivement ce temps de latence entre l’événement et le moment où le sujet se met à se plaindre, alors qu’en réalité la répétition a toujours été là.
Freud lui, tant qu’il n’a pas l’idée de la pulsion de mort, reste embarrassé par les névroses de guerre et surtout sur leur étiologie sexuelle. Dans l’introduction à Psychanalyse des névroses de guerre, il assimile d’abord le refoulement des névroses du temps de paix à une névrose traumatique élémentaire (p.222 tome XV) autrement dit il y aurait refoulement et oubli… Mais dans tout le texte sur l’inquiétante étrangeté Freud revient sur l’angoisse que génèrent les morts et il propose d’étendre le terme de refoulement « au-delà de ses frontières » ‘p. 184 1919) à quoi fait suite dans Au-delà le phénomène de la répétition lorsque le patient ne peut se souvenir de ce qui a été refoulé (p.289 tome XV). C’est, partant de la répétition dans la névrose traumatique, que Lacan reprend la question du traumatisme là où Freud la laisse. La même question se pose à eux : celle de l’énigme du cauchemar traumatique. Vous savez que ce qui étonnait Freud, c’est que le cauchemar traumatique non seulement échappait à la théorie de la réalisation de désir du rêve classique, mais aussi qu’il se bornait à repasser toujours le même film, film à priori désagréable. Pour Freud, ces cauchemars, qui obéissent à une contrainte de répétition, tentent selon son expression « une liaison des impressions traumatiques refoulées sous développement d’angoisse » c’est-à-dire faisant intervenir l’angoisse court-circuitée au moment du trauma, une angoisse qui a manqué au moment du trauma et qui a laissé tout son effet à la surprise. Ils révèlent au sujet qu’il est gouverné par des « pulsions démoniaques », mettant hors-jeu le principe de plaisir et le ramenant avec effroi au trauma chaque nuit. L’effraction du pare-excitation, débordé par les stimuli externes, est redoublée d’une exposition aux pulsions internes qui se manifestent ainsi : et voila la pulsion de mort, dont le trajet de réel va du trauma au fantasme comme le souligne Lacan dans le Séminaire XI.
Pour Lacan, la répétition est toujours le signe d’une rencontre ratée avec le réel. Mais cette rencontre est-elle si ratée ? Dans le séminaire XI Lacan la présente en même temps comme peut-être possible, entre le rêveur et le réel, à partir de l’exemple du rêve du fils qui brûle, trés proche il faut le dire de ce que des patients évoquent des particularités du cauchemar traumatique, à savoir qu’il les laisse à chaque fois emplis de terreur entre rêve et réveil, et qu’il leur arrive même d’halluciner éveillé et de rejouer des scènes de guerre dans leur chambre.
C’est bien comme cela, avec cette force intrusive, que les patients vivent leurs cauchemars traumatiques. Marie-Odile Godard, psychanalyste de l’IPA, a publié récemment un livre sur les rêves traumatiques sous-titré « La longue nuit des rescapés ». Elle amène un matériel d’une richesse extraordinaire, après rencontré des rescapés des camps de concentration et des massacres au Rwanda ainsi que des anciens combattants d’Algérie. Elle constate elle aussi qu’il n’y pas dans ces rêves de refoulement, et qu’il font appel à ce qu’elle appelle un fond d’horreur partagé qui ne serait autre qu’une représentation de la pulsion de mort. Elle voit comme Freud et même Lacan le rêve traumatique comme un signe : une marque ? Elle conclue de manière un peu décevante, à l’envers de Lacan cette fois, que les rescapés sont condamnés à vivre entre le monde réel et cet autre monde : pour Lacan c’est exactement l’inverse évidemment, le monde n’est pas réel… il est immonde…c’est-à-dire imaginaire mais vous voyez où il veut en venir en mêlant imaginaire et monde dans cet immonde…
Tous les sens participent aux cauchemars traumatiques, l’ouïe, la vision, même l’odorat, mais c’est avant tout l’impossibilité de dire, de les dire, qui domine longtemps le tableau clinique. La figurabilité y privilégie l’image au détriment du mot. Dans le Séminaire XI, Lacan met en relief la fonction scopique pour la situer toute entière dans le domaine de la répétition : c’est par le regard qu’une rencontre se fait, heureuse ou malheureuse, eutuchia ou dystuchia, dit-il. Il invente l’adjectif « tychique », de tuché, pour mieux l’illustrer et signaler la primauté du regard dans le trauma, ce que la clinique confirme : au moment du trauma, la vision du sujet se concentre sur quelque détail, plutôt visuel, bien que la voix puisse intervenir aussi, et réalise pleinement ce que Lacan trouve chez Merleau-Ponty, en l’espèce le « je me vois me voir » notamment dans la fonction de la tache. Ainsi un patient électricien dans un centre commercial, qui se fit tirer dessus quasiment à bout portant par un tireur masqué, et qui garde comme empreinte le regard du tireur et la crénelure du revolver. Le montage du regard dans sa fonction de leurre, envers de la conscience pour Lacan, se démonte-t-il mieux ailleurs qu’à l’instant du trauma ? Que le sujet traumatisé fasse dés lors, à ses yeux, tache dans l’univers parait assez évident. C’est probablement ce que le trauma lui révèle, au sens où Lacan peut le dire page 73 : « Le regard peut contenir l’objet a de l’algèbre lacanienne où le sujet vient à choir, c’est que là pour des raisons de structure, la chute du sujet reste toujours inaperçue car elle se réduit à zéro »… Avoir été ne serait-ce qu’un instant le zéro l’extrait pour toujours de la comptabilité des humains (n’était-ce d’ailleurs pas le but de la solution finale) et en fait à jamais un revenant. « Le feu qui brûle est un masque du réel, dit Lacan (le 16 mars 1976) dans Le sinthome, mais c’est un feu froid, si le réel est à chercher, c’est du coté du zéro absolu ».
C’est dans le Séminaire D’un autre à l’Autre que Lacan reprendra la question du trauma pour en souligner une caractéristique : dans la scène traumatique, le corps y est aperçu comme séparé de la jouissance. (23 avril 1969) ce que décrivent les hypnotiseurs ericksoniens sous le vocable dissociation et qui ne manque jamais dans les scènes de torture ou de viol, mais aussi les accidents, lorsque le sujet se voit dissocié de son corps pour supporter la douleur physique. Il évoque dans cette leçon le point-origine de l’inconscient, à l’aide de la bouteille de Klein, comme un « je ne sais pas impensable constituant le trauma freudien ». Mais cet endroit, dit-il, où « ça ne veut rien dire » commande un « ça veut dire de remplacement ». C’est ce que le rêve dans sa répétition d’images d’un événement qui ne peut pas s’inscrire, tente d’ébaucher à chaque fois, et que Freud appelle tentative de liaison. Mais pour revenir à ce point de départ de la structure, Lacan se sert du trauma pour poser dans la leçon du 14 mai 1969 la question de l’étrangeté, de l’altérité première du signifiant à la base de l’essence du sujet, et un sujet, c’est celui qui « efface la trace en la transformant en regard » dit-il. C’est par là qu’il aborderait ce qu’il en est de l’Autre, nous dit Lacan, en mettant en exergue l’énigme de la jouissance absolue. Dans cette optique, le trauma provoquerait la jouissance absolue là où le signifiant serait le plus étranger…à signifier ? Pas de mot pour le dire chez le névrosé, traumatisé de la langue.
L’événement a été inapparolable comme le dit Pierre Bruno, mais je me demande là-aussi si la fameuse phrase de Wittgenstein « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » qui, en bon lacanien m’avait d’abord choqué, ne serait pas à mettre au compte du silence imposé par le non-symbolisable du trauma. Il est à noter que le Tractatus fut élaboré en pleine guerre de 14-18 alors que Wittgenstein était dans une situation d’extrême solitude sur le front de l’est : il est alors confronté à l’absence totale de l’autre à qui parler (Carnets secrets 1914-16 Tours Farago 2001 p. 109). De plus son seul ami l’anglais David Pinsent se trouve du coté ennemi, on voit donc comment sa philosophie constitua probablement pour lui une tentative de rester lié aux humains. Dans son cours de 93-94 Badiou note 3 points sur lesquels Lacan valide Wittgenstein, 3 points à mon sens essentiels, c’est dire l’influence de Wittgenstein sur Lacan, quant à la question du traumatisme vu par Lacan : la disjonction radicale du sens et de la vérité, la subjectivité antiphilosophique et la théorie du sujet. 1- il y a un écart entre sens et vérité, la vérité n’est pas du coté du sens, la vérité est inhumaine, elle est hétérogène à l’humanité, d’où la question : le trauma est-il une fenêtre sur la vérité ? 2- l’acte antiphilosophique, dans lequel Lacan se reconnait antiphilosophe comme Wittgenstein, implique une experience de la rencontre de la limite comme réel et, partant, une experience de la loi au dessus de la loi, ce qui l’amènera à Antigone : je rappelerai que Antigone est celle qui, au mépris de sa vie, voudra coute que coute rendre les honneurs au corps de son frère jeté par Créon sans sépulture. Lacan écrira (Ecrits – p. 319) que « le premier symbole où nous reconnaissons l’humanité dans ses vestiges est la sépulture et que le truchement de la mort se reconnait en toute relation où l’homme vient à la vie de son histoire ». 3-une théorie du sujet comme s’absentant totalement du discours ce que Lacan repère dans le Tractatus ; il y voit un sujet qui serait une ponctuation évanouissante, un point sans étendue. Le sujet est un point du monde mais ne fait pas partie du monde, il est un oméga, un point-limite. Vous voyez j’imagine ce que l’on pourrait voir là du trauma comme experience de cela…
Comment témoigner de cela ? Car ça n’empêche pas le témoignage pour certains : on voit bien aujourd’hui l’enjeu du témoignage verbal qui, malgré ou à cause des techniques modernes de stockage par internet ou autres, malgré les études historiques, se retrouve heureusement mis en valeur, la civilisation orale n’étant pas morte, mais aussi imposé. Pour Lacan se référant à Au-delà (Fonction et champ de la parole in Ecrits p. 318) « l’instinct de mort exprime essentiellement la limite de la fonction historique du sujet. Cette limite est la mort non pas comme échéance éventuelle de la vie de l’individu, ni comme certitude empirique du sujet, mais selon la formule qu’en donne Heidegger, comme possibilité absolument propre, inconditionnelle, indépassable, certaine et comme telle indéterminée du sujet, entendons-le du sujet défini dans son historicité. Elle représente (cette limite) le passé sous sa forme réelle c’est-à-dire non pas le passé physique dont l’existence est abolie, ni le passé épique tel qu’il s’est parfait dans l’œuvre de mémoire, ni le passé historique où l’homme trouve le garant de son avenir, mais le passé qui se manifeste renversé dans la répétition ».
Mais revenons à notre question ? Qui sont ces sujets traumatisés, victimes d’un passé qui se répète, qui se présentent plutôt comme symptômes que porteurs de symptômes, qui, quitte à parler, diraient plutôt « je suis douleur » que « j’ai une douleur » ? Je posais la question de la névrose dans un article de Psychanalyse n°2 en disant : « Ca ne fait pas névrose » au sens où ils ne ressemblent pas à des névrosés, qu’ils ne seraient pas porteurs d’un symptôme, étant eux-mêmes le symptôme. Le trauma, s’il laisse une marque, l’efface aussitôt, donc pas de symbolisation, que du réel brut. Lacan, après ses 2 premières théories du réel, le réel comme ce qui revient toujours à la même place (la répétition donc) et le réel comme l’impossible (l’impossible à symboliser), passe à sa troisième théorie (dans « La troisième » justement, texte présenté au congrés de Rome) en 1974 : Le réel est à chercher dans le symptôme, il lui donne son sens. Le symptôme, c’est ce qui ne cesse pas de s’écrire du réel et c’est dans la lettre, « dans ce qu’il y a de plus vivant ou de plus mort dans le langage, que nous avons accès au réel ». Et c’est lalangue qui véhicule la mort du signe, la jouissance s’y déposant comme du bois mort selon son expression qui rappelle curieusement l’expression de certains anciens de la guerre d’Algérie lorsqu’ils devaient faire disparaitre des cadavres : la corvée de bois mort.
Autrement dit s’il y a possibilité d’accés au réel chez le névrosé ordinaire, ce qui est la condition d’une psychanalyse, c’est par le biais du symptôme que ça peut se faire. Mais le cauchemar, dans ce sens, fait-il symptôme, lui qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ? Le cauchemar se répète à l’infini et reste non métaphorisable. Le modèle simple du trauma comme catastrophe, comme non-représentable de la mort, n’est pas suffisant. Le sujet découvre que la mort gît au sein même du langage, de lalangue comme dit Lacan, et que plus il essaiera d’utiliser le langage pour retrouver un sens plus il retombera sur la même impasse. C’est pour cela que les techniques d’abréaction, de mises en mot de l’experience de frayeur ne suffisent pas. L’appareil de représentation étant mis hors circuit, il fonctionne sur le mode de la répétition et non pas de la remémoration. Cela n’empêche pas par ailleurs le fantasme du sujet névrosé de garder tout son poids, le fantasme qui le pousse à continuer à mettre du sens, et comme dans la douleur chronique la répétition peut acquérir une fonction propre, la répétition de la même question « pourquoi moi ? » peut avoir pour fonction d’en masquer une autre, bien plus insupportable. En ce qui concerne la commerçante dont je vous parlais tout à l’heure, elle mettra longtemps avant de me dire que ce qui avait fait vraiment trauma chez elle (c’est là où ça devient intéressant, c’est d’aller voir en quoi, quelle idée, l’a marquée au fond d’elle-même) ce n’est pas sa peur de mourir, bien que rétrospectivement elle y pense, c’est ce mot qu’elle a prononcé et qui lui revient, là où s’arrêtent ses cauchemars d’ailleurs, ce mot qui signe la violence qu’elle a découvert ce jour-là chez elle, violence qui lui a permis de résister, puis de s’enfuir mais aussi de pouvoir dire son désir de mort sur son mari. Il s’agissait dans ce « tuez-le » de son fantasme, déployé au cours de son traitement, qui condensait sa situation à l’époque qui, pour le dire vite était perturbée par un contentieux familial et de couple envers son mari. Au non-sens initial du trauma, de la violence passée, répondait pour elle de manière inconsciente, dans la violence toujours présente, le sens de sa vie, à savoir qu’un homme ne protège pas une femme, qu’un homme ne sert à rien. Elle vivait encore plusieurs années aprés fixée à ce traumatisme, et collée, mais comme frère et sœur, contre son mari, mais un mari devenu totalement impuissant, dans tous les sens du termes, à jouer son rôle. Première version du trauma : le trauma comme traversée du fantasme, comme interprétation sauvage.
Mais elle avait fait en outre l’expérience d’une solitude radicale par le biais d’une violence qui avait fait d’elle l’espace d’un instant l’égale du soldat sur le champ de bataille, soit celui qui, bien plus cher que lui-même, court le risque de perdre son double, son binôme, son buddy, son symptôme qui fait de lui un humain et lui garantit qu’il est encore vivant (ce tuez-le dont le sens en l’occurrence aurait pu être, tuez mon mari, tuez mon symptôme). Il y donc bien en même temps quelque chose qui fait référence à un au-delà du fantasme, plutôt un en-deçà, quelque chose qui n’implique pas une prétendue fragilité antérieure, mais qui serait inhérent au langage, au symbole impuissant à signifier autre chose que le meurtre de la chose. « Ainsi le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir ». Le désir serait-il éternel ? Le musulman du camp vient nous rappeler que non, que mort du corps et mort du désir sont 2 choses distinctes. Or l’inconscient, s’il est désir, est avant tout fait d’oubli, plus précisément avec Lacan d’une mémoire de ce que l’homme oublie. Dans le séminaire VII L’ethique de la psychanalyse (p 272) Lacan nous précise cela : « Le redoutable inconnu au-delà de la ligne, c’est ce que en l’homme nous appelons l’inconscient, c’est-à-dire la mémoire de ce qu’il oublie. Et ce qu’il oublie, c’est ce à quoi tout est fait pour qu’il ne pense pas, la puanteur, la corruption toujours ouverte comme un abime, car la vie c’est la pourriture ». Cette mémoire n’est pas faite de refoulement mais plutôt de retranchement. Et c’est là où ça ne fait pas névrose, et que cela pourrait faire penser à la psychose, sauf qu’en l’occurrence, il n’y a rien à attendre d’un retour du réel puisque le sujet y est déjà et encore…De ce fait, et vous l’avez déjà compris, le fameux pare-excitation, censé protéger le sujet, pour Lacan, n’est rien d’autre que le langage lui-même, ce qui replace la question du traumatisme initial dans un autre contexte. J’évoque le premier traumatisme, le traumatisme initial, puisque c’est quelque chose que l’on entend dire et répéter communément, qui vient du modèle freudien de la névrose : quand il y a souffrance, cherchez le traumatisme initial, le traumatisme infantile, c’est ce que des thérapeutes vont jusqu’à suggérer à leurs patients, vous avez dû être traumatisés dans votre enfance, c’est pour ça que vous réagissez comme ça aujourd’hui (vous me direz c’est un vulgate de la psychanalyse qui là fait retour !), on voit ça chez le douloureux chronique, et ce n’est pas faux en plus puisque on retrouve souvent des sujets dont le corps a gardé la mémoire de traumatismes précoces (ce qui me rappelle les développements de Bergeret sur la violence fondamentale). Mais, de traumatisme en traumatisme, sans remonter jusqu’au traumatisme de la naissance puisque vous savez que c’était l’objet d’un différent entre Freud et Otto Rank sur ce point, la constante est plutôt de confronter le sujet à une détresse fondamentale que Freud décrit sous le terme allemand de Hillflosigkeit. La dernière traduction des œuvres de Freud a donné le terme de désaide, ce qui est plutôt pertinent lorsqu’il s’agit d’évoquer un sujet confronté au non-symbolisable et coupé des autres de ce fait. Et un homme (ou une femme) seul, pas plus que le signifiant qui ne peut représenter le sujet que pour un autre signifiant, n’est plus un homme. En situation extrême seule l’entraide compte. Une experience extraordinaire avait été faite par des psychiatres anglais ayant recueilli des enfants isolés dans les camps après la guerre. Ils étaient devenus complétement asociaux et très violents, sauf entre eux : ils vivaient comme un seul et unique corps, se soutenant de manière inconditionnelle. On retrouve ça chez les enfants sorciers au Zaïre. Toute tentative de les individualiser était mise en échec et vécue comme une nouvelle menace. C’est que le sujet vitrifié par l’impact du réel n’a pas besoin d’être encore une fois transformé en objet, ou en pierre pour reprendre l’expression de Wittgenstein. Saviez vous que pendant la 2° guerre mondiale Wittgenstein s’engagea comme brancardier au St Guy’s Hospital de Londres où, semble-t-il, il distribuait des médicaments aux gens en leur disant de ne pas les prendre ? (Gaudilliere p. 216). Plus tard, alors qu’on lui demanda de collaborer à des recherches sur les blessés psychiques à l’hopital de Newcastle, il conseilla d’enlever toute étiquette aux patients dits choqués (shell shock), proposant même d’inverser les lettres du mots shock pour en afficher la nocivité, afin de permettre au patient de raconter à sa façon son expérience, ce qui visait ni plus ni moins la réappropriation d’un statut d’homme grâce à un tiers chargé de recueillir un récit.
En 1975 Lacan privilégie le nouage entre symptome et symbolique et y définit ce qu’il entend être un homme : « C’est par l’intermédiaire du symptome que nous pouvons dire ce qu’il en est réellement que d’être un homme » ce qui n’est pas sans évoquer le Si c’est un homme de Primo Levi. J’ai souvent entendu dire par les sujet que j’ai reçus qu’ils n’étaient plus des hommes, qu’ils avaient été atteints dans leur humanité, que des hommes ne font pas ça, qu’ils étaient déjà morts, qu’ils n’avaient rien pu dire, qu’ils étaient morts au langage… Le nœud du symptôme, dénoué à jamais, ce qui se répète est innommable, au sens strict, d’où l’intérêt de s’interroger avec Lacan sur la nomination en jeu dans le trauma. Le sujet s’il se vit au moment du trauma comme sommé de répondre mais sans voix, car sans mots pour dire ce qu’il y a de mort dans le mot, se vit-il comme nommé à une place intenable (l’objet) et dé-nommé en perdant son nom d’humain ?
Comment pourrait-il se réapproprier un symptôme, comme tout homme, au sens où Lacan l’entend (dans sa conclusion des Journées d’études de l’EFP à Paris le 9 novembre 1975) lorsqu’il dit : « L’accablement sous lequel vivent presque tous les hommes de nos jours ressortit à ceci d’avoir une âme dont l’essentiel est d’être symptôme » (1). Et s’il y a bien une chose que les sujets traumatisés répètent, en plus de leurs cauchemars et de leurs peurs, quand ils se mettent à parler, c’est d’avoir perdu leur âme… C’était d’ailleurs, si j’en crois un témoignage direct d’un patient, la question que le général Bigeard lui posa après la bataille d’Alger : as-tu perdu ton âme ? Et en perdant leur âme, n’ont-ils pas perdu, avec leur humanité, leur symptome ?
Pour accéder à la remémoration et retrouver leur âme, comme le décrit Douville qui a travaillé à Toulouse (in Toulouse AZF Essai sur le traumatisme et la tiercéité Ed. La dispute 2004) le sujet doit accomplir 2 opérations : 1- une seconde expulsion du réel (après plusieurs tours) qui passe par des moments persécutifs ou caractériels (ce qui répond à l’abandon, la détresse, la trahison du tiers) et qui passe par la quête épuisante d’un double qui aurait vécu les mêmes choses. 2- une nouvelle division de la réalité visant à réinscrire le sujet dans le quotidien inchangé du monde d’avant, mais avec l’aide d’un tiers qui soit un vrai tiers. Seule une nouvelle rencontre avec un humain, un psychanalyste mais pas seulement un psychanalyste, a-t-elle des chances de venir tamponner ce réel. Passer de être un corps à avoir un corps grâce au lien social qu’ils constituent en tiers : c’est la politique des centres anti-douleur. L’ambition de Freud qui était de créer des centres psychanalytiques pour les combattants fit long feu. Lacan lui, fut sensible à un système particulier mis en place par le psychiatre anglais Bion, que Wittgenstein n’aurait pas désavoué : une thérapie de groupe sans chef. Remise en route d’un discours et reconstitution d’un tiers, d’un autre.
Le mythe de Sisyphe a ceci de particulier qu’il est connu de tous pour le supplice du rocher dont est victime le roi de Corinthe : il doit en effet déplacer du bas en haut d’une montagne, située aux Enfers bien sûr, un rocher qui retombera immanquablement sitôt atteint son but. Mis en exergue par CAMUS pour illustrer l’absurdité de la condition humaine, et rapproché par Roland Barthes (Un prolongement à la littérature de l’absurde – Combat 1950) du Lazare de Jean Cayrol (c’est d’ailleurs Lazare qui a donné son nom à l’oeuvre lazaréenne de Cayrol) ce mythe évoque irrésistiblement la notion de répétition. Mais, la raison pour laquelle Sisyphe fut condamné si lourdement reste obscure. Plusieurs versions existent sur la manière dont Sisyphe irrita Zeus au point d’être condamné à mort. Il n’est pas question ici de les détailler, mais retenons simplement que Sisyphe, fondateur de la ville de Corinthe, décrit tantôt comme un honnête homme, tantôt comme plein de ruse, se serait trouvé être témoin d’une mauvaise action de la part de Zeus et l’aurait dénoncé : c’est alors que Zeus lui envoie Thanatos, génie de la mort, pour le punir, que l’histoire véritablement commence, permettant de ranger Sisyphe au banc des grands damnés de la mythologie.
En effet, celui-ci, refusant son sort, commence par enchaîner Thanatos, ce qui a pour effet immédiat d’arrêter toute forme de mort sur terre : on imagine le désordre en résultant ! Furieux, Zeus est obligé d’envoyer Arès, dieu de la guerre, libérer Thanatos. Sisyphe, toujours peu désireux de mourir, invente un stratagème pour tromper Thanatos : il prescrit à sa femme, Méropée, de jeter son corps sans sépulture sur la place publique, sans lui rendre les honneurs funèbres. Arrivé dans le royaume des morts, arguant du fait qu’une femme traitant son mari de la sorte mérite un châtiment, il persuade Hadès de le laisser remonter sur terre se venger, promettant de revenir chose faite. Revenu de la mort, provisoirement ressuscité, Sisyphe reprend une vie paisible auprès de Méropée et « oublie » de redescendre aux Enfers. Voilà de quoi Zeus le punit lors de sa belle (et définitive) mort : d’être un « trompe la mort ». Il est revenu du royaume des morts après s’être vu, mort, son cadavre jeté dans le sable (ce qui n’est pas sans rappeler la raison pour laquelle Antigone se fera enterrer vivante, à savoir le refus de Créon d’enterrer le corps de son frère). Il s’est aussi un temps approprié les prérogatives de Zeus : décider de la vie ou de la mort sur terre, la sienne comme celle des autres. Voilà deux transgressions de l’ordre établi assez graves pour mériter un châtiment exemplaire le poursuivant pour l’éternité. (Association des Forums du Champ Lacanien de Wallonie – Colloque du 3 mai 2003 ACTES)
