13 février 2009
Introduction
Parler du risque de vivre n’est pas sans risque de débiter des lieux communs ou de dérouler les tuyaux d’une philosophie pour caserne de sapeurs-pompiers. Car si les pompiers méritent toute notre reconnaissance, ils méritent également plus que les extincteurs de pensées que sont les discours des professeurs de sagesse. Le risque de vivre ne se mesure pas à l’aune de la prudence ou de l’ataraxie des passions qui fait de la paralysie le primum de la sécurité.
Parler du risque de vivre c’est pour un psychanalyste prendre le risque de sortir de son confortable cabinet pour aller respirer les virus idéologiques de son époque puis y retourner pour questionner ce « vivre » avec ceux qui lui parlent. Car ce « vivre », qu’il partage avec eux, n’est pas à priori une notion psychanalytique. À s’en tenir au sens biologique du mot, l’analyste n’aurait rien à dire. Le risque de vivre concerne plutôt l’animal pour qui la mort est réelle sans exister, où l’assureur qui avant de vous faire signer un contrat, actualise les chances de chute de votre pipe. Il vaut mieux alors lui annoncer pour gagner sa confiance que vous n’aller pas vous installer en Irak, ou dans la bande de Gaza, où dans les Landes, mais dans une « gated community » une citadelle de luxe sécurisée d’un centre ville européen. Le risque de vivre se calcule à l’intersection de votre géolocalisation et de votre position sur l’échelle de la fortune.
Pris sous cet angle, celui où se cantonne l’individu, le risque de vivre intéressera l’historien, le géographe, le démographe, le sociologue ou l’épidémiologiste, enfin les spécialistes de l’espèce humaine. Le psychanalyste, ce mal-logé des sciences humaines, va devoir retourner la notion comme un doigt de gant et se demander comment le vivant qui lui parle (il n’y a toujours qu’un seul humain qui parle au psychanalyste en exercice), comment cet être de parole va prendre dans sa vie réelle, et non seulement dans ses beaux discours imaginaires, le risque singulier de désirer, d’aimer et d’agir, non comme un automate programmé, mais tel un sujet surgissant de ses actes.
Il n’est pas, pour tous, nécessaire de passer par la psychanalyse pour accéder à cette dimension subjective du risque de vivre. Certains sujets mus par une force pulsionnelle intense peuvent haïre, aimer, désirer, agir selon leur singularité, sans craindre de se détacher de la masse et, ce sera leur qualité éthique, la seule qui devrait avoir valeur discriminante entre les êtres humains, qui fera de leurs actes ceux d’une canaille ou ceux d’un juste. Pour le pire ou le meilleur de leurs congénères, ces sujets sont l’exception et nous pouvons tirer leçon de leurs biographies.
Mais pour les autres, l’immense majorité des gens ordinaires, comme vous et moi, bien qu’en réalité nul ne sache si son voisin n’est pas un être exceptionnel, enfin pour la plupart d’entre nous comment se présente le risque de vivre ? Soyons réaliste, ce qui s’observe c’est plutôt un évitement systématique de tout ce qui ferait apparaître la vie comme un état instable et fragile. Par de multiples stratégies, nous nous efforçons de maintenir intacte une illusion de sécurité nécessaire, celle que donne à l’enfant l’enveloppe parentale protectrice. Ou, pour formuler ces stratégies d’existence en termes moins psychologiques, disons que la défense face au risque de vivre se fera par le démenti du réel sous couverture du fantasme qui donne au sujet le cadre de sa perception de la réalité.
Que la vie soit un rêve est probablement le rêve dont nous avons la plus grande réticence à sortir. Dans les phases historiques de prospérité économique et de paix locale, nous pouvons parcourir une vie comme des somnambules. Dans notre bulle narcissique, nous nous satisfaisons d’une adaptation conformiste et le risque de vivre se confond avec les idéaux du Moi quand ce n’est pas avec les uniformes du Moi idéal, mais alors le sujet reste forclos. Cependant, il se peut que cette adaptation idéale soit subvertie par des symptômes névrotiques ou psychotiques, dans ce cas, le sujet se manifeste mais se trouve empêché de vivre. Ce sont ces sujets, symptomatiques et empêchés, qui peuvent s’adresser à un psychanalyste lorsqu’ils ne se laissent pas séduire par l’escroquerie des psychothérapies ou l’abrutissement des psychotropes. Non que l’analyse soit inaccessible aux conformistes mais ils n’y pensent même pas ou bien pensent à la dépense. Ajoutons à ce propos que la question économique, le fait qu’une analyse requière un paiement autonome, sans subvention, écarte ceux dont les ressources suffisent à peine à la survie. De même l’adhésion à une croyance religieuse peut suppléer à toute demande d’analyse. Vous connaissez probablement la thèse que Freud développe dans son ouvrage : L’avenir d’une illusion. La pratique religieuse, active ou passive, installe le croyant dans une névrose collective qui le dispense de névrose individuelle. Nous pouvons compléter son point de vue en disant que névrose et psychose individuelles trouvent dans le lien social des Église et groupes de fidèles les matériaux pour une auto-thérapie. Je dois constater qu’en vingt ans de pratique libérale de la psychanalyse, je n’ai reçu que très peu de catholiques pratiquants et aucun musulman. Cet état de fait ne tient peut-être qu’à des effets statistiques entre la rareté des vrais demandes d’analyse et le faible pourcentage d’authentiques croyants dans la population globale. Mon témoignage ne donnera donc toujours qu’une vue sociologiquement restreinte de l’extrême diversité des existences humaines.
En cela les limites de la psychanalyse interdisent l’universalisation de ses concepts et de ses conclusions.
Et pourtant le psychanalyste accueille quiconque s’adresse à lui, sans distinction, mais ne propose pas l’analyse pour tous. Il éconduit les canailles pulsionnelles et les débiles sans éthique sachant qu’à leur fournir sa caution il fera d’une canaille, un débile passe-partout et d’un débile, une canaille efficace. Il lui faut donc, pour ce discernement, manier un rasoir éthique ce qui suppose qu’il se soit lui-même soumis à sa coupe. Je ne vous apprends rien, qui êtes surinformés, que la psychanalyse répond d’une éthique. Jacques Lacan consacra à cette question toute une année d’enseignement, son septième séminaire de 1959-60. Faire qu’un sujet, dans le champ de la psychanalyse, prenne le risque de vivre, c’est l’engager dans une éthique du désir soutenue par un bien dire.
L’éthique en tant que telle n’existe pas. Le soutenir est une imposture. Il n’y a que des éthiques dédiées, des éthiques « de » comme le souligne le philosophe Alain Badiou. Ainsi l’éthique spécifique de la psychanalyse, qui n’est pas collective, ce serait alors une morale et la psychanalyse ne serait qu’un baume pour masseur des âmes. L’éthique de la psychanalyse impose le un par un, elle ruine toute croyance au UN mais elle n’est pas individualiste car l’individu c’est la bande, le groupe, la masse. Singulière par nécessité puisque seul le sujet, dans son énonciation, peut approcher un réel à nul autre pareil qui porte son être et fonde son éthique. Ce réel, c’est ce qui reste toujours disjoint de la parole, ce que nous sommes hors de nous-même, ce qui nous-même pas, le vestige d’une jouissance étrangère. Prendre le risque de vivre, dans la psychanalyse, c’est prendre celui de passer par ce point d’impossible où se tient notre part maudite. Il faudra montrer de la clinique pour donner quelque probation à cette affirmation dans les limites, vous le savez, du secret absolu que nous devons garantir à celui qui se confie à notre écoute.
Le risque de vivre est ainsi une subversion de la jouissance mortifère, de l’inertie pulsionnelle. En cela la psychanalyse n’est pas une école de sagesse, mais elle n’est pas non plus un nihilisme. Elle ne quémande pas l’approbation secrète des tenanciers d’un pouvoir dégondé de toute éthique. Elle dénonce la belle âme, mais ne crache pas sur le pain des hommes tel le filousophe qui brigue son nom de narcisse dans le concert des cyniques.
Dénoncer l‘éthique devient chic, tout comme se peut entendre un ministre qui, sans doute voulant effacer qu’il tailla sa carrière politique dans les humanitaireries, déplore la gêne que son secrétariat aux droits de l’homme occasionne dans le commerce avec les régimes criminels. Certes la psychanalyse en tant que praxis n’a pas de vision du monde, ni de message politique à imposer, mais l’analyste peut souligner que nos Diogènes mondialisés préfèrent au tonneau solaire la résidence surchauffée et le restaurant trois étoiles à l’écuelle brisée. L’éthique de l’analyste n’exclut ni le mépris, ni la colère, n’en déplaise à Plutarque, voir à Montaigne.
C’est que le sujet n’est pas rien, contre tout absolutisme du Moi ; entendons sujet de l’inconscient qu’aucune philosophie ne pourra, sous quelque masque que ce soit, jamais assimiler, pas plus que la Science, surtout la technoscience lorsqu’elle vire au scientisme de s’inféoder sans vergogne au maître capitaliste. Annulons ce sujet, tel sera le mot d’ordre de l’exploiteur et de sa garde-chiourme managériale. S’il lui prenait l’envie de se risquer à vivre où irions-nous ? Car tous savent que le sujet de l’inconscient peut se dresser sans crier garde et cesser d’être le travailleur idéal qui se contente de rêver. Oui, le sujet n’est pas rien même s’il est presque rien , un rien le plus souvent, mais pas rien.
Un sujet vivant
Il est probable que votre culture philosophique et psychanalytique soit assez étoffée pour que la notion de sujet vous apparaisse avec clarté. Cependant si je veux la repréciser c’est que cette notion reste sujette, c’est le cas de le dire, à bien des malentendus. Lorsque je dis « je » suis-je sujet ? Ou lorsque je commence mes phrases par moi-je ? Ou lorsque je rêve ou lorsque je fais l’amour ? Ou lorsque je rêve que je fais l’amour ? Est-il éveillé ce sujet ? Est-ce un être grammatical ou une substance vivante ? Comment dans l’orientation lacanienne se manifeste le sujet ?
Dans son séminaire sur les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, le livre 11 datant de 1964, Lacan nous indique que le sujet c’est le cogito de Descartes remis à sa place dans l’inconscient freudien. Ça vexe toujours quant, on nous remet à notre place c’est ainsi que Freud se fit haïr et cette haine aussi tenace que la vérité n’à de cesse d’aboutir à la censure de sa découverte, voir à sa mise hors la loi par le délire technocratique de la contre révolution libérale. Le sujet de l’inconscient est mal vu par les ego triomphants et pourtant le « cogito ergo sum » doit se lire : « je pense « donc je suis » ». Ergo sum est le contenu de ma pensée et non la preuve de mon être. Dans un des séminaire suivants, celui de 1966-67 : La logique du fantasme, Lacan montre qu’après Freud, l’être et la pensée sont dissociés, là où je pense je ne suis pas, là où je suis je ne pense pas. L’être du sujet n’entre jamais dans le champ de la pensée si nous admettons qu’il faut pour penser, passer par un langage. C’est dans cette division qu’apparaît le sujet chaque fois qu’il prend la parole. En cela le sujet de l’inconscient ne préexiste pas à sa division que nous écrivons S .
Une autre manière de saisir cette division est de remarquer que lorsque vous entendez votre voix proférer un phonème ou une syllabe, vous avez déjà prononcé ce phonème, cette syllabe. Votre acte de dire, votre énonciation, précède d’une infime fraction de temps l’énoncé qui se déroule. Or si votre audition est consciente, votre énonciation reste toujours inconsciente, même quand vous ne vocalisez pas, quand vous cogitez avec votre voix intérieure endo-perçue. Ce constat permet de soutenir que le sujet de l’énonciation, ( il y a bien quelque chose de vivant et d’intentionné qui articule), ce sujet anticipe le sujet de l’énoncé, (il y a bien un sujet grammatical) ? C’est ainsi que le fait de dire impose sans cesse le futur antérieur à l’existence du sujet vivant puisqu’il aura été ce sujet de l’énonciation. Dans cette division énoncé/énonciation, le sujet est coextensif à l’énonciation.
J’espère que vous saisissez combien le sujet dans le discours analytique est une instance insaisissable et croyez- moi ça énerve un pareil furet, ça crispe le mou du bureaucrate, ça pourrait même provoquer un collapsus cérébral chez le psychomaton s’il se rendait compte qu’un signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Là, le sujet n’est plus que représenté, inconsistant, rien qu’un point vide en mouvement entre deux signifiants, tout flou le sujet. Mais c’est justement dans ce mouvement que se manifeste son être car si aucun signifiant ne le désigne comme tel, son être l’accompagne comme une ombre déportée, hors de lui, dans le réel. Lacan reprenant un terme de la phénoménologie heideggérienne dira que l’être du sujet lui ek-sist en tant que sa part de jouissance perdue.
Une écriture donne le mathème de cette conceptualisation du sujet :
voir pièce jointe
Je suppose que vous avez déjà rencontré ce mathème que Lacan proposa en1970 dans son séminaire « L’envers de la psychanalyse « . Il indiquait que ce carré de lettres est l’écriture d’un discours. Qu’est-ce qu’un discours pour Lacan ? C’est un dispositif symbolique qui établit des rapports constants entre les éléments qui font que nous, les êtres parlant, sommes à la fois sujet (au singulier) d’un inconscient individuel (pas d’inconscient collectif, c’est une fable racontée par Jung) et sujets (au pluriel) des représentations collectives qui nous lient aux autres dans le moment de l’histoire humaine où nous vivons. Quel est le medium qui circule entre le sujet individuel et le sujet collectif ? C’est le langage qui est représenté ici par les lettres S1-S2 c’est-à-dire par la structure fondamentale du langage : l’opposition entre deux signifiants. Vous retrouvez aussi le sujet barré sous S1 et la lettre a sous S2. Cette lettre a représente la part du sujet qui ne peut pas se symboliser par la paire de signifiants S1-S2. Avec Lacan nous parlons ici d’objet a où se condense ce qui nous reste de jouissance vivante. C’est notre part vivante alors que S1-S2 ne frémissent d’aucune émotion, c’est déjà notre nom gravé sur la pierre tombale. Vous remarquerez qu’entre le sujet S barré et a son être de jouissance Lacan à tracé une double barre, c’est l’indice d’une impossibilité. Du fait que nous parlons, il nous est impossible de rejoindre notre être. Cette impossibilité, cette disjonction, porte aussi le nom de castration primordiale. Voici ce qu’avec Lacan nous appelons un discours : articulation paradoxale du symbolique, et du réel de la jouissance. L’enjeu du vivant, le risque de vivre se décide dans les choix que nous faisons autour de cette part de jouissance et ces choix sont éthiques.
Ainsi ce carré de lettres, ce jeu des quatre coins, est ce que Lacan désigne comme le discours de l’inconscient où le sujet barré est représenté par un signifiant S1 auprès d’un autre signifiant S2. Le résultat de ce passage de S1 à S2 est la chute, symbolisée ici, de ce qui ne s’inscrit jamais sur le passeport symbolique, qui n’a pas d’ambassadeur, le reste de l’opération, le sans papier, le déchet : ce fameux objet a où se condense l’être réel du sujet. Ce discours de l’inconscient Lacan le nomme aussi discours du Maître car c’est l’inconscient qui mène le bal. Le sujet est un assujetti aux signifiants, comme à son être où se maintient le peu dont il jouit, son petit plus de jouir a. Mais ce discours est également dit « du Maître » pour des raisons historiques car le rapport maître- esclave est le plus ancien de liens sociaux.
Vous comprendrez bientôt pourquoi j’ai choisi cette voie d’approche par les discours car la thèse que je soutiens ici est que le sujet vivant n’est pas seulement un être qui jouit de manière inconsciente mais qu’il est également un élément du social et du politique. Le sujet de l’individuel est aussi sujet du collectif, ce qui exclut tout solipsisme et devrait dissiper les illusions individualistes. Nos actes et nos prises de positions singulières ont des conséquences collectives. Le sujet parlant est embarqué dans des liens sociaux qui trament une réalité politique même si le moment de l’histoire est celui du délitement du lien social.
La réalité politique de l’abolition du lien social porte un nom : c’est la tyrannie dont nous avons déjà en France un avant-goût. Thomas Hobbes rejoint Daniel de Foe en ce début de XXIeme siècle : une multitude de Robinson Crusoé rêvent sur autant d’îles virtuelles directement branchées sur un Léviathan hypnotique. Ou pour le dire en des termes moins allusifs : prenons dans une référence autorisée, des interviews par une radio d’Etat réalisés dans un village rural français encore habité par une poignée d’agriculteurs en retraite et quelques ouvriers qui élirent à l’unanimité -100% des voix- un Président proche des catégories les plus fortunées du pays parce que disaient ces français de souche : « il est comme nous, il à été bien élevé comme nous ». Comment peuvent-ils s’identifier ainsi à celui qui de toute évidence n’est ni très bien élevé, ni tout à fait comme ces gens qui vivent avec 800 euros par mois ? Quel est le medium qui à pu les mettre sous une telle hypnose ? La télé bien sûr où la montre et les boniments du candidat valaient tous les bouchons de carafe. Maintenant ces braves gens doutent, leurs conditions de vie se dégradent et le « casses-toi pauv’con » craché sur l’un des leurs à fait mauvais effet, mais ne croyons pas que leur croyance évolue, si le Président a des ennuis c’est de la faute à la gauche qui crie à l’Assemblée et à tous ces manifestants qui feraient mieux de rester chez eux. Comment savent-ils cela, dans les termes d’une telle compréhension ? Par le même conditionnement qui emporta leur unanimité. D’où les enjeux d’un contrôle renforcé des médias.
Je cite cet exemple réel pour illustrer combien l’errance et le vide entretenu de toute pensée politique conduisent un sujet à se positionner collectivement contre ses intérêts objectifs. C’est que l’enjeu n’est pas strictement économique comme le pensait Marx, notre place dans les rapports de production ne détermine pas directement notre mode de pensée. Notre réalité psychique s’interpose entre l’économie réelle et nos décisions électorales pour reprendre l’exemple cité. Et c’est précisément sur cette réalité psychique que s’exerce l’hypnose médiatique qui va distordre la perception de la réalité objective. Résister à une telle hypnose implique de remettre en mouvement un mode de survie calé sur le principe de l’homéostasie, sur la moindre tension, en terme jeuniste sur le cool ; cool étaient les papys ruraux en plébiscitant le génie politique qui allait nettoyer leur campagne de tous ces étrangers qu’ils ne voient qu’à la télé. Lorsque domine ce principe d’inertie psychique c’est le vivre sans risque, sans risque de réveil, qui sera préféré dans l’espace des comportements politiques.
Des sujets empêchés de vivre
Or qu’est-ce qui empêche un sujet de mobiliser son inertie psychique et de prendre le risque de vivre ? Sa névrose évidemment, surtout lorsqu’elle s’est fossilisée dans les défenses conformistes. Mais sans m’ attarder sur la conformisation généralisée, c’est à dire l’adoption d’une fausse identité du moi par décalque voir tatouage d’un imaginaire préformé sous l’impact du prêt à voir qui tapisse nos murs et nos écrans, aussi bien que par l’introjection dans notre lexique des pensées préparées que je désigne comme les virus idéologiques, donc sans aller plus en profondeur dans une analyse du conformisme contemporain, je vais explorer avec vous comment un sujet névrosé, selon sa structure, s’empêche de vivre. Je ne parlerai pas des psychoses qui lorsque le sujet n’invente pas des solutions viables vont de l’autodestruction dans les cas de mélancolie, à l’hétéro destruction dans certains cas de paranoïa et jusqu’au génocide lorsque à la paranoïa se mêle une perversité psychopathique comme dans le cas de Hitler et d’autres tyrans sanguinaires. Je resterais sur le terrain d’apparence moins inquiétant des névroses, seulement d’apparence car il faut savoir que la plupart des exécutants de haut et de bas niveau des crimes hitlériens, mis à part quelques vrais charognards, étaient des bons pères de famille bien crasseusement névrosés, des escouades d’obsessionnels.
Je m’en tiens donc à la clinique du risque de vivre dans la phobie, dans la névrose obsessionnelle, et dans l’hystérie.
Commençons par la phobie car c’est la plus fondamentale des névroses ; je dirais la névrose nécessaire pour entrer dans la dimension du désir, à condition d’en sortir.
Vous connaissez tous le chou chou des conférenciers lacaniens, le célèbre enfant freudien : le petit Hans. De quoi avait peur ce brave petit garçon : des chevaux, plus exactement qu’un cheval ne le morde. Ce cheval était-il réel ? Assez pour ne se confondre avec aucun des nombreux canassons à la tache, à la peine dans les rues de la Vienne Belle Époque mais assez imaginaire pour les valoir tous. Le cheval d’angoisse de Hans était autant cet animal mordeur qu’un signifiant, chimère mi-mot mi-bête, une représentation. De quoi ? De l’incapacité du père de Hans à séparer efficacement l’enfant de la jouissance de la mère. Jouissance, emprise réciproque, câlins du petit dans le lit de maman écartant le mari, maman dévalorisant le pénis de l’enfant, questionné, tracassé, par son auto-érotisme et par les érections intempestives que provoquait une trop grande proximité incestueuse.
La jouissance d’une mère est impensable pour un enfant. Cette jouissance baignée d’amour le ramène à des temps archaïques, au moment de la détresse originelle de son existence lorsque l’univers s’emplissait d’une seule Chose tenant sous la coupe de sa foncière méchanceté la survie immédiate de l’être. Mais c’est aussi une jouissance qui confronte l’enfant au hors sens du féminin dans cette femme qui l’engendra, énigme de ce qui la fait étrangère à elle même, radicalement Autre au-delà de la borne phallique. Le cheval qui mord , le cheval qui tombe, le charivari des pattes frappant le vide, ce cheval du mythe individuel d’Hans n’était pas un substitut du père redouté comme le supposa Freud mais sa suppléance dans deux opérations défaillantes, celle de la privation réelle de la mère et celle de la castration symbolique de l’enfant. Pas assez de père consistant pour la première et pas assez de père réel pour la seconde, de père affirmant son désir sexuel pour l’inestimable objet a d’une femme aimée. En conséquences : trop de mère envahissant l’enfant par la marée du féminin. Le recours au signifiant-totem « cheval » fixa l’angoisse dans une peur dénommable, mais le prix à payer fut un empêchement du mouvement. Hans ne pouvait plus sortir de chez lui. Il ne pouvait plus prendre le risque d’aller jouer avec les gamins se cachant entre les wagons de la gare toute proche. La vie d’Hans s’était rétrécie à l’enclos familial et ce fut le succès de cette première psychanalyse d’enfant conjointement conduite par son père et par Freud que de le libérer de sa geôle phobique, que de rouvrir pour cet enfant l’espace du jeu et d’une libre respiration. Hans débarrassé de sa peur, qu’il nommât avec pertinence sa « bêtise » deviendra Herbert Graf : l’inventeur de la mise en scène d’opéra. Le petit Hans fit de l’issue de sa névrose une création discrète mais essentielle comme medium entre le génie musical et la culture d’une époque.
Vous pouvez à juste titre penser que cette histoire est bien ancienne, et oui Herbert Graf est mort depuis longtemps et sa vie de petit Hans se déroulait dans la Vienne impériale contemporaine de Sissi. Mais la phobie reste d’une sombre actualité. La phobie est la plus universelle, la plus basique des névroses. Le lexique pharmacologique prétentieusement nommé DSM n’y change rien. La phobie structure l’humanisation du petit d’homme et nous pouvons tous nous retourner sur notre enfance pour y chercher le moment de phobie.
Mais il y a plus archaïque que la phobie, il existe la peur sans forme dont parle Freud dans son ouvrage Inhibition, symptôme, angoisse. La peur de l’abandon, la peur de la solitude, la peur du noir. La peur mal découplée d’une primitive angoisse où rode encore l’inquiétante étrangeté de la Chose. Nous verrons que c’est sur ce fond de peur anxiogène que s’étayent les motifs d’une inhibition à vivre qui n’est pas sans conséquences politiques.
Cette inhibition du mouvement dans la vie, inhibition de l’élan amoureux, renoncement aux réalisations désirantes, inhibition de tout mouvement vers un savoir inventif, stagnation sous la charge symptomatique ; cette inhibition multiforme nous la rencontrons dans la névrose obsessionnelle. Le névrosé obsessionnel s’agite beaucoup mais ne bouge pas. Il maintient immuable la jouissance de ses symptômes. Sous sa vivacité de surface, il a l’immobilité d’un mort.
Longues, ennuyeuses, peuvent être les analyses d’obsessionnels, mais elles ne sont pas sans espoir. Il arrive que lâche la lâcheté de ces sujets face au risque de vivre. Je peux ici témoigner du parcours d’un analysant qui phobique dans son enfance s’installa dès l’adolescence dans une névrose obsessionnelle dont la contrainte de pensée lui dictait la peur des maladies. Du lien très fort à une mère couvant l’enfant malade il fit la cause de son choix amoureux et s’enferma vingt cinq ans durant avec un tyran domestique, capricieux et cruel, son épouse en l’occurrence, qui lui refusait la paternité et dont rien ne semblait pouvoir le dégager.
Et bien il arriva qu’en analysant son désir de devenir père, il découvrit combien le fantasme masochiste qui le ligotait à sa partenaire masquait sa propre angoisse de vivre cependant qu’il pouvait déduire logiquement que le refus d’enfant était réel chez cette femme. Il se mit alors à étudier l’œuvre de Dante, la Divine Comédie mais surtout un tout petit ouvrage la Vita Nova, la vie nouvelle, où le poète témoigne de sa rencontre avec Béatrice. Fut-ce un effet de sa cure où de la puissance créatrice du génie poétique mais dans les mois qui suivirent il fit une rencontre, il ne refusa pas ce que la Fortune lui offrait, il tomba amoureux d’une femme comme s’il découvrait l’amour dans le matin du monde. Il quitta son épouse avec pertes et fracas. Avec beaucoup de pertes et beaucoup de fracas au point d’y perdre quasiment la vie. Ce fut là encore à la Fortune, à la Tuché, qu’il dut de survivre à ce qui faillit le mettre en terre. Mais ce seuil franchi c’est avec un nouvel amour qu’il peut vivre, une vita nova où comme par un miracle cette nouvelle compagne ne lui accorde pas la moindre chance d’une jouissance masochiste mais au contraire, sur les vestiges du fantasme aboli lui offre l’altérité d’un amour féminin. Le risque de vivre pour ce sujet obsessionnel passait par le risque d’aimer
Quant au sujet hystérique, le risque n’est semble-t-il pas ce qui l’arrête. Ce ne sont ni la loyauté, ni le respect de l’autre qui l’encombrent, et lorsqu’il se met au service d’un quelconque maître, c’est assuré de pouvoir régner sans partage sur lui. Je dit -le sujet hystérique – car de structure son sexe subjectif est indéterminé. Femme faisant l’homme, homme mi-femme, de fait ni l’un ni l’une mais se tenant au centre d’un balancement permanent, ne voulant choisir aucun sexe pour les incarner tous selon les suggestions de son reflet dans le miroir de l’Autre. C’est un vrai drame existentiel qui peut mener un sujet hystérique au suicide, si l’analyste n’y prend garde, que de vivre accroché au reflet du désir inconsistant de l’Autre. L’hystérique peut tout à fait mimer la mélancolie et s’engloutir dans la voracité de l’incessible sein qui le fixe à sa mère. Par chance pour ces sujets et les analystes, l’hystérie est rarement pure mais toujours composée de quelques traits obsessionnels qui protège le névrosé de la terrible proximité du réel.
Ainsi prendre le risque de vivre pour une hystérique, ici je prends le parti d’une sexuation car comme à l’origine de la découverte freudienne ce sont surtout les femmes qui portent chez les analystes la question hystérique, prendre ce risque la conduira à renoncer à ses offices d’intrigues, à ne plus s’entremettre pour offrir un viagra au père défaillant, à s’affronter à l’imperceptible toute puissance maternelle et à lui demander raison de sa position féminine, d’être une femme, comme du féminin qui concerne chacun des sexes.
Ceci peut donner un désir de maternité. Je l’ai maintes fois observé et vu s’arrondir le giron d’analysantes destinées à un célibat desséché. Cela peut se traduire par l’abandon des identifications idéales pour réaliser un désir autonome, venant enfin de soi. Ainsi cette jeune femme qui abandonna une profession acquise au terme d’un pénible apprentissage et qui bien que très valorisée dans sa famille et dans sa ville était source pour elle de contraintes insupportables. Elle lâcha sa carrière pour ouvrir un petit commerce, réalisant son rêve de petite fille interdit par les exigences parentales, une boutique d’accessoires de mode où elle réussit à merveille, se révélant une talentueuse créatrice de bijoux. Pour cette jeune femme, prendre le risque de vivre fut celui de mettre au rencart ses idéaux du moi et dans le magasin des accessoires son moi idéal. Sa création reste modeste, mais elle s’en trouve heureuse ; elle répond par sa singularité et par le biais du masque à la question de sa structure : comment être femme ? Voici brièvement illustré ce que peuvent être les effets d’une psychanalyse à l’égard du risque de vivre. Choix de la création, choix de l’amour, choix d’un travail dans la dimension du désir ; ce sont des choix modestes, presque banals mais ils impliquent un changement radical dans le cadre d’une existence individuelle, ils supposent l’apparition d’un sujet là où le moi le tenait refoulé ou forclos. C’est un des empans de la question du risque de vivre, celui du sujet dans sa singularité désirante. Cependant comme nous l’avons entrevu, le sujet singulier est aussi sujet du collectif. Sans un minimum de liens sociaux un sujet ne peut pas vivre. Nous ne pouvons donc pas éluder une réflexion sur ce versant social où le risque de vivre implique un vivre ensemble.
Au risque de vivre ensemble : le malaise dans la culture
Quels sont les risques qu’un sujet peut et doit prendre dans le champ social et l’espace politique pour que sa vie soit autre chose qu’une survie de cloporte claquemuré sous les verrous d’un individualisme se rêvant comme exempté de ce qui fait l’histoire commune. Et lorsque la violence d’un pouvoir cynique qui partout a frappé les plus démunis les plus faibles en vient dans son aveuglement à cogner sur des proches, sur des bons citoyens qui ne font pas de politique, alors tout à coup, il faut se réveiller et c’est le désarroi et les protestations et les cortèges d’exorcisme. Vous entendez qu’ici je sors du champ de la psychanalyse en intention, de la psychanalyse de divan pour rejoindre le sens commun. C’est que le sens commun comme le bien commun sont des domaines que la psychanalyse peut éclairer par l’extension de ses concepts sans que cela deviennent une manœuvre partisane.
Ceux qui pratiquent l’analyse savent à quel point l’analysant se préoccupe peu de son époque et de sa politique. Et l’analyste depuis sa place n’intervient pas à ce niveau. Impassibilité politique avec l’analysant qui n’empêche en rien l’analyste d’agir comme citoyen et de la façon la plus déterminée. Pour reprendre les exemples cités, les deux analysants actuels se positionnent à des antipodes politiques .
Ce qui nous semble fructueux pour l’avancée conceptuelle, ce n’est pas de gloser sur d’obscurs choix électoraux nécessairement biaisés, mais d’explorer comment par les discours qui nous traversent, le politique, le culturel, le civilisationnel nous conditionnent. L’impact de la civilisation nous place devant des choix inévitables pour maintenir notre subjectivité d’individus dans une paradoxale aliénation-séparation par rapport à la nécessité de prendre le risque de vivre ensemble.
Ce sont ces questions concernant l’interface entre le sujet et la société où il vit que Sigmund Freud aborda avec une grande profondeur de vue dans un ouvrage datant de 1929 : Malaise dans la civilisation, ou Malaise dans la culture selon les traductions du mot allemand Kulture.
Ce texte demande une actualisations sur quelques points, en particulier l’importance que Freud attribue au père dans la formation de la subjectivité de l’enfant, mais, par son argumentation et sa logique interne, il reste très pertinent.
Comment dans cet ouvrage Freud définit-il la culture ? Comme la totalité des « réalisations et dispositifs qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des hommes entre eux ». En ce sens, au-delà des arts, la culture englobe l’ensemble des sciences et des techniques mais également toutes les institutions économiques, juridiques, politiques et religieuses qui règlent la vie sociale. Nous pourrions subsumer cela en disant que la culture est la somme des savoirs actifs dans les liens sociaux d’une époque et d’un lieu donné. Or nous dit Freud deux effets sont attendus d’une telle production de savoir. Que la nécessité originelle des humains, l’Ananké de la Grèce antique, notre misère face au puissances naturelles, que cet état de besoin soit remplacé par un pouvoir de domination toujours plus étendu générant un progrès de nos conditions d’existence. C’est le versant maîtrise de la réalité physique du monde et second objectif d’une culture : que soient freinées voir inhibées les tendances agressives des individus qui font qu’une société sans lois régulatrices est le lieu d’une guerre sans limites de tous contre tous. Encore faut-il que les lois soient régulatrices et ne participent pas de la scélératesse. La culture nous indique Freud accroît notre pouvoir, mais doit aussi le restreindre. Elle conduit les humains à faire un pas décisif :« le remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté ». Nous dirions en termes lacaniens que la culture et ses institutions doivent brider la jouissance. C’est justement cet effet castrateur de la culture qui nous dit Freud est mal supporté par les hommes. Simultanément à la recherche des bienfaits de la culture, il y a une contre volonté de s’en libérer afin de regagner une liberté de jouissance sans entrave. D’ou le malaise que Freud diagnostiquait en 1929 soit à mi-chemin entre deux guerres mondiales, lorsque dans sa propre culture un des deux mouvements politiques les plus criminels du XXe siècle montait en puissance.
Sa réflexion reste, je dirais, furieusement d’actualité et nous pouvons avec profit l’enrichir des apports de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss comme des travaux de sociologues et historiens contemporains sur lesquels je m’appuie pour ce travail que je partage avec vous tels que Marc Crépon1 , Hugues Lagrange2 , Zygmund Bauman 3, Corey Robin4 . Ce qui semble le plus problématique pour Freud c’est que l’instance qui pour chaque sujet doit être l’agent de la limitation des exigences pulsionnelles et donc le représentant de la culture, à savoir le surmoi, ce surmoi qui tire sa force des pulsions réprimées pousse l’individu à transgresser les interdits collectifs.
Le moins qu’on puisse penser à lire le Malaise dans la culture c’est que Freud n’a pas une conception idyllique de l’être humain, : « l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives (mauvaise traduction ; il faut lire ici – ses tendances pulsionnelles) une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possible, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans ménagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de la martyriser et de le tuer. Homo homini lupus/ qui aurait la prétention, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? »
Personne de sensé en effet bien que ce constat soit devenu un lieu commun justement parce qu’il justifie une énorme inflation réglementaire visant à endiguer cette menace. Mais nous devons remarquer que ces mesures judiciaires toujours plus complexes et raffinées accompagnent une conviction de plus en ancrée que nous-même ne sommes pas cet être à la cruauté sans frein, que c’est nécessairement un autre, un étranger à notre culture voir à notre éducation. Nous ne pouvons être que des victimes et nous devons être protégés de cet alien.
La création d’un ministère de l’immigration, autrement dit des expulsions, exhibant l’infâme brassard de l’identité nationale, est la réponse populiste à cette hantise. Peu importe si hors de notre sphère de confort se déchaîne une guerre où s’exprime sans contrôle l’homo homini lupus. Ainsi va le démenti général face au dérangeant constat freudien que nous sommes sans exception, activement ou passivement, cet être infiniment plus destructeur qu’une bête fauve. Soyez certains qu’en des circonstances d’anomie sociale il vaut mieux rencontrer un loup que n’importe quel humain. Nous pouvons avec Lacan qualifier cet être à la méchanceté sans borne : c’est le sujet acéphale de la jouissance pulsionnelle et si nous ne le reconnaissons pas en nous c’est que nous voulons ignorer la vérité de notre propre jouissance.
Heureusement le surmoi veille qui s’étant formé par introjection de l’interdit prononcé par le père contre l’accès incestueux à la mère instaure la conscience morale qui permet au sujet de reprendre à son compte les exigences de la culture.
Selon ce premier point de vue le surmoi se fait l’ambassadeur de la civilisation dans la principauté narcissique de chaque individu. Le problème est que déjà Freud pouvait constater que cela ne marchait pas très bien ce contrôle par le surmoi. Il se produit un bien étrange phénomène, c’est que plus la conscience morale générée par le surmoi obtient de renoncement à la satisfaction pulsionnelle, plus elle exige de nouveaux renoncements, le surmoi se renforce au fur et à mesure que le sujet lui obéit. Lacan appelle cela la gourmandise du surmoi et ce n’est pas qu’un mot d’esprit car le surmoi est la partie inconsciente du moi formée par transformation du ça. La force du surmoi vient des pulsions, donc plus il réprime la pulsion plus celle-ci ne trouvant pas d’exutoire gagne en puissance et fait enfler le surmoi. Oui le surmoi est autant une enflure que le moi.
Ce premier paradoxe se trouve renforcé par un second, à savoir que plus le sujet est vertueux plus il sent coupable. Freud observant ce sentiment de culpabilité chez ses patients tente une explication. Il s’enracine dans les premier temps de la vie lorsque l’état de détresse originelle exigeait la protection d’une puissance. Le prochain secourable de l’infant est certes la mère archaïque mais avec la prise dans le langage le sujet naissant dans le signifiant repère qu’une parole fait loi sur cet Autre primordial, la parole du père comme garante du symbolique. C’est vers ce père de la loi que s’adresse le premier amour de l’enfant. Voici la thèse freudienne fondamentale. L’enfant va accepter la loi du père, son autorité pour ne pas perdre son amour et non par peur. Il a peur lorsque cette autorité est défaillante. C’est par amour que l’enfant entre dans le process de l’éducation et non par le pouvoir de la contrainte. Malheureusement à chaque renoncement pulsionnel, oral, anal, phallique, la colère gronde contre ce pouvoir aimé et les projets d’attentats se fomentent. Le pire étant son imaginaire mise à mort. Mythe des origines repris dans le rêve œdipien qui commémore l’inscription dans la loi symbolique. Ce passage par la castration dote alors l’enfant d’un signifiant, le phallus, dont il pourra faire usage lorsqu’il sera en age d’assumer une rencontre sexuelle. Le surmoi qui se forme à cette sortie par identification à l’autorité paternelle n’ignore rien des pensées hostiles de l’enfant. Le surmoi ne pratique pas la séparation des pouvoirs, il est à la fois le procureur, les gendarmes et la police secrète ; sa spécialité ce sont les écoutes téléphoniques et la surveillance d’Internet, c’est-à-dire qu’il connaît les pensées du sujet et ses échanges intrapsychiques. Il est même à l’origine des pensées les plus criminel d’où sa grande jouissance à les réprimer. Le surmoi c’est du Perben 2 à l’état naissant, c’est la perpète à pleines bennes. Sa violence retournée contre le sujet est celle que l’enfant destinait à son père. La résultante est l’affect de culpabilité qui pousse à rechercher la punition. Le sentiment de culpabilité est l’héritier de l’angoisse devant le risque de perdre l’amour du père.
Ce n’est donc pas le parricide qui fait l’enfant coupable, puisque ce parricide équivaut à la castration. C’est le conflit des pulsions qui crée l’ambivalence dans l’amour adressé au père.
La pulsion érotique va par compromis alimenter la formation des symptômes ; la pulsion de mort, Thanatos, va nourrir la culpabilité.
C’est à la jonction du sentiment de culpabilité singulier et des exigences de renoncement imposées par la culture que se condense le malaise. La culture vient renforcer la culpabilité en ce qu’elle requière un effacement de la volonté de jouissance individuelle au profit de la communauté. Or tout renoncement renforce le sur-moi qui alourdit un peu plus la culpabilité. Si Eros pousse au perfectionnement des liens sociaux donc à l’enrichissement de la culture, Thanatos ramène l’agressivité dans le collectif à la mesure où le sujet isolé y renonce. Ainsi le surmoi de chacun se prolonge dans un surmoi de la culture, le Kulturüberich que j’ai déjà évoqué. Quelle est selon Freud la forme prise par ce surmoi collectif : un discours de la morale ou de l’éthique énonçant des commandements impossibles à soutenir tel le précepte chrétien « aime ton prochain comme toi-même ». C’est d’une grande férocité estime Freud, non seulement on ne peut pas aimer les étrangers, mais de plus nul n’est assuré de se bien aimer lui-même.
En conclusion de ce livre d’une grande lucidité Freud questionne l’avenir, mais sans jouer les prophètes : l’avenir de l’espèce humaine dépendra de quelle tendance l’emportera : Eros ou Thanatos sachant que « Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature, qu’avec leur aide, il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier »
Le déclin des liens sociaux
Malgré l’inquiétude que peut générer pareil constat, le pessimisme de Freud est encore plein d’espoir. Au fond, il mise sur Eros, sur l’amour et la libido et c’est la position de l’analyste. Et pourtant dans notre XXIe siècle naissant ce n’est plus du malaise dans la culture qu’il faudrait traiter mais d’une syncope. La référence au père symbolique qui selon Freud ancre un sujet dans la loi d’interdiction de l’inceste, puis dans la castration qui limite l’impact des pulsions, cette référence s’est profondément affaiblie au cours du XXe siècle. Et ce n’est pas seulement dans les rapports intrafamiliaux que la place d’autorité du père s’est amenuisé, c’est dans la civilisation elle-même, dans la culture des sociétés dominées par l’économie capitaliste et le discours de la science. Nous avons précédemment défini la culture comme l’ensemble des savoirs actifs dans les liens sociaux d’une époque. Il est évident que le déclin de la fonction paternelle en modifie profondément l’incidence sur la subjectivité contemporaine. Notre réflexion sur la position que le sujet actuel peut prendre par rapport à l’existence doit intégrer cette transformation.
Ce qui n’évolue pas c’est le réel, il revient toujours à la place décrite par Freud soit par le truchement de notre corps condamné à la dissolution après de nombreuses souffrances ; par le biais de la dureté du monde matériel où les ressources vitales et les richesses ne sont produites que par le travail, le sien propre où celui d’exploités à des degrés divers de l’esclavage ; enfin par la menace plus ou moins proche que les autres humains font peser sur notre sécurité. Trois sources de souffrances réelles qui restent présentes auxquelles répondent trois modes de parades également immuables.
En premier lieux, les diversions qui font oublier ce réel : les loisirs, les divertissements, les activités de sublimation comme les études, le retrait des liens sociaux blessants dans les ermitages divers ou par la grâce d’un objet d’amour, la recherche de l’extinction des pulsions dans les multiples sagesses exotiques à quoi s’ajoutent toutes les croyances qui modifient la perception de la réalité. Le second remède se trouve dans toutes les satisfaction de substitutions qui atténuent la douleur d’exister comme l’attrait pour la beauté des êtres et du monde ainsi que pour les arts. Le troisième pharmakon s’avère le plus toxique puisqu’il s’agit de toutes les substances qui anesthésient la souffrance en agissant sur la chimie du vivant. Il s’agit bien sur de l’énorme consommation des drogues légales ou illégales. Ceci n’a pas changé depuis le début de l’hominisation et cela continuera.
Par contre ce qui change sont les modalités effectives et les proportions des remèdes car les réponses dépendent de l’état de l’organisation sociale. Or pour conceptualiser ce changement, qui conditionne réellement notre position dans le risque de vivre, nous avons plusieurs voies possibles selon la discipline suivie. Pour ma part, et pour ce soir, j’ai pris le parti de m’appuyer sur un moment de l’enseignement de Lacan qui fut tenu dans l’année suivant une bruyante manifestation du malaise dans la civilisation, dans les mois qui suivirent l’émoi de mai 68, grand feu de joie pour les uns, effroi pour d’autres qui n’en finissent pas, à travers même leurs descendants, de ressasser une volonté de vengeance dans une tenace haine de classe. C’est le 17e séminaire de 69-70 L’envers de la Psychanalyse qui m’offre l’outil nécessaire à ma réflexion avec ce mathème que j’ai déjà présenté : le mathème du discours. Un discours selon Lacan est ce qui articule le sujet de l’inconscient, celui qui concerne l’expérience psychanalytique, au champ sociétal où il peut vivre. Le discours est donc pour un sujet mise en œuvre d’un lien social. Lacan en isolait quatre, trois existant depuis toujours et un quatrième inventé par Freud.
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Il y a quatre discours qui font lien social et quatre places dans chaque discours. Ces places qui se succèdent de façon constante sont :
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Lacan organise ces places de la manière suivante :
L’agent en tant qu’il provoque la production, est avec elle dans un rapport de causalité mais de façon indirect. La double barre entre la vérité et la production marque la disjonction entre les deux places, la production ne pouvant jamais rejoindre la vérité.
Je vous rappelle qu’à chaque place viennent quatre termes par rotation d’une place à l’autre toujours dans le même ordre S, s barré le sujet, S1 le signifiant maître, S2 le savoir, a le plus de jouir Tout d’abord nous trouvons le discours du Maître qui place ce sujet dans les rapports de production de la richesse et du pouvoir. Je vous l’ai montré comme écrivant aussi la relation du sujet avec l’inconscient car ils sont analogiques aux rapports de pouvoir et de production. Par le jeu des signifiants S1-S2, l’inconscient en tant qu’agent commande S barré et produit de la jouissance sous forme d’objet a qui se retrouve dans le fantasme et les symptômes. Sbarré est à la place de la vérité dans ce discours , comme l’était l’esclave antique, comme le sont les sujets prolétarisés de l’exploitation capitaliste. Tandis qu’à la place de la production nous trouvons la multitude de la marchandise et des services.
Vient ensuite le discours universitaire qui place le savoir aux commandes et dont la production est un nouveau sujet, un sujet inféodé aux études, un astudé disait Lacan et qui n’est autre que le sujet de la jouissance modifiée par le signifiant du savoir. Ce discours se laisse entendre tandis que celui du Maître est silencieux. Le troisième discours se fait entendre lui aussi et le plus souvent par un tintamarre car il anime toutes les contestations. C’est le discours de l’hystérique soit celui du sujet qui se réveille et prend la parole. Le sujet du Maître reste enfoui dans le rêve, celui de l’hystérie se dresse et objecte au discours du Maître par ses symptômes comme à celui de l’Université par son savoir contestataire, la contre-culture. Ne pas confondre cependant ces révoltes avec la révolte de l’université elle-même contre le maître lorsque celui-ci en vient à menacer son existence. Les tenants d’un discours, qui se révoltent lorsque leur lien social est en danger, mettent avant tout ce lien à l’épreuve. S’il est resté vivant le rapport de force peut tourner en leur faveur sinon ils seront battus dans cette guerre idéologique. Enfin le quatrième discours qui soutient un lien social, nouveau et fragile, à l’échelle de l’histoire de notre civilisation, le discours de l’analyste qui règle l’expérience de la cure inventée par Freud. L’agent est un quidam qui par sa propre mutation subjective peut se faire le semblant de ce qui tourmente l’analysant, sa jouissance pathologique en forme d’objet extime a, ici dans ce discours en place d’agent.
Ce quadrige de discours par leur rotation, les passages d’un discours à l’autre, faisaient tenir les liens sociaux à l’époque où Lacan pouvait les écrire, c’est-à-dire il y a quarante ans. Ils contenaient le malaise de la civilisation dont parlait Freud. Ils faisaient prévaloir la castration symbolique sur la jouissance pulsionnelle et les voies de la recherche du bonheur se répartissaient telles que Freud les avait, avec justesse, repérées. Et bien ce bel ordonnancement s’est rompu !
Le discours du capitalisme et ses virus idéologiques
Pour quelles raisons, selon quelle causalité ? je n’ai pas de réponse certaine. J’évoquerai trois hypothétiques facteurs pour cette rupture de l’équilibre des discours
1- Un facteur structural : le déclin du père et de la signification phallique. Ce fait socioculturel fut précocement repéré par Lacan et nous pouvons en déduire une distorsion introduite dans le discours du maître à la mesure de la disqualification des signifiants du Nom du Père et du Phallus.
2- Un facteur technique : l’accélération exponentielle du développement de la technoscience venant toujours plus renforcer la puissance des catégories sociales pouvant par l’investissement privé s’en approprier les effets de rente. Cette spoliation généralisée d’un savoir technologique obtenu grâce aux investissements collectifs (enseignement et recherche publics) fut à l’origine de la mondialisation financière dès lors que la numérisation de l’information autorisa un contrôle délocalisé des activités productives. La phase impérialiste du capitalisme se condensa ainsi en une oligarchie planétaire disposant de la quasi-totalité des pouvoirs économiques, politiques (par personnel spécialisé interposé) et idéologique.
3- Un facteur évènementiel : l’implosion de l’utopie marxiste-léniniste. Le triomphe définitif de la contre-révolution stalinienne se révéla dans la subite conversion de la bureaucratie soviétique à l’économie de marché. Ouverture du ban pour la contre-révolution libérale dont tous les prolétaires du monde subissent l’insupportable oppression.
La conséquence de ce retournement historique, à situer durant les dernières décennies du XX ème siècle, ne fut pas une disparition des discours mais l’émergence d’un néo-discours dont l’agent n’est autre que ce sujet de la jouissance évoqué par Freud, le sujet qui refuse ce qui dans la civilisation vient brider ses pulsions, un sujet qui rejette la castration.
Ce sujet prétend s’affirmer comme libre et souverain. Il opte pour un ultra-libéralisme. Il n’est pas un nouveau sujet mais un hybride du moi et du je un Moije dans la confusion de l’imaginaire et du symbolique. L’inconscient est annulé comme dans la psychose mais il faudrait alors parler d’une psychose normale car ce sujet est un champion de l’adaptation. Il serait plutôt du côté de la perversion dans son refus de la castration mais sans un trait pervers particulier car il peut se passer des autres du fait d’un puissant narcissisme. Son indifférence à autrui dans les situations de vie concrète sera démentie par son engouement pour toutes les causes virtuelles orchestrées par les médias spectaculaires.
Un tel sujet pour qui la castration est forclose peut rejoindre son propre objet de jouissance, du moins va tenter de franchir cette barrière de l’impossible. Il se montre décidé, pugnace et ne recule devant aucun moyen pour parvenir à ses fins. Il est désinhibé, décomplexé, près à prendre des risques puisqu’il confond vivre et jouir.
Mais par ailleurs ce sujet est aussi celui de la passivité, de la plus grande soumission à l’autorité de n’importe quel savoir pourvu qu’il soit consommable. Il est volontiers scientiste, il croit que la science peut vaincre le réel. Il sera donc massivement branché, appareillé, sur toutes les machines produites par la technologie et suggérées par la publicité. Ce sont ses lathouses, écrans, téléphones portables, i-pod, ordi et autres i-diotechnii……. (la liste est toujours provisoire) objets mimétiques de ses objets a, machines qui se substituent aux objets de jouissance originelle, sein, fécès, voix, regard, Nous pouvons donc écrire ce discours du sujet de la jouissance :
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Lacan lui donna le nom de discours du capitalisme car il est le résultat d’une mutation du discours du maître. Le capitalisme ayant une histoire assez longue derrière lui, c’est d’une couche récente, la couche ultra-libérale, qu’il s’agit dans cette écriture. Je serais tenté d’ajouter d’une fausse-couche récente dont nous découvrons à peine l’étendu du désastre.
Ce pseudo discours où le sujet usurpe la place du signifiant maître, ce qui lui donne une assurance d’hystérique, ne peut pas créer le lien social puisqu’un tel sujet ne se connecte qu’à son objet de jouissance. Il délite même les liens sociaux préexistant à son émergence. Nous pouvons comprendre l’indifférence et l’individualisme contemporains avec les lettres de cette petite matrice. Mais ce discours du capitalisme produit des ravages plus profonds encore qui viennent alourdir la très longue liste des exactions du capitalisme historique. Car l’absence de limites dans la recherche de la jouissance arme véritablement un surmoi collectif qui ne fonctionne plus comme une instance régulatrice mais tout au contraire comme l’instrument de cette dérégulation.
Le drame du capitalisme contemporain qui lie organiquement finance et industrie, la preuve nous en est donnée par le début d’effondrement de l’économie dite réelle dès lors que les industries de la fausse monnaie perdent leur crédibilité, ce drame qui frappe la totalité de la population mondiale est dû au fait que, ne pouvant plus spolier une société plus primitive, un groupe désorganisé, une classe prise en otage, le capitalisme fou s’attaque au substrat humain. Pour survivre c’est-à-dire poursuivre son accumulation de plus en plus concentrée de la richesse entre quelques mains, (et l’élection à la consommation normée de nouvelles classe moyennes chinoises ou sud américaines ne gomme pas l’appauvrissement tendanciel du plus grand nombre), ce capitalisme menace le substrat écologique, le substrat culturel, le substrat politique et son propre substrat économique comme le ferait une maladie auto-immune. La résultante d’une telle nocivité est une fragilisation des individus par le sentiment d’insécurité, une peur diffuse réactivant les angoisses archaïques que ce discours exploite à son profit.
Le pseudo discours qui porte ces pratiques, parasite et neutralise les anciens discours assurant la cohésion sociale. Étant à la fois mimétique du discours du Maître et de l’inconscient, comme du discours hystérique le discours capitaliste tend à détruire ces discours.
L’hystérie à disparue de la nosographie. Ses manifestations sont assignées dans une grille neurobiologique qui ouvre un marché toujours plus vaste à l’industrie des psychotropes.
Le discours universitaire voit son autonomie disparaître dès lors que le savoir entre dans une stricte visée productiviste génératrice de profits à court terme. Le comble est qu’au moment où le capitalisme soumet l’université à son idéologie, le pouvoir politique proclame l’université autonome et libre.
Quant au discours analytique, le pouvoir technocratique qui assiste le discours ultra-libéral voudrait le réduire à la psychothérapie afin d’en dissoudre l’éthique.
Comment ce discours qui nie les liens sociaux peut-il s’être répandu sur la totalité humaine, devenant en cela la forme nouvelle du totalitarisme ? Grâce à sa capacité à générer puis à diffuser massivement un ensemble de notions prêtes à penser qui s’installent dans les modes de penser préalables comme des programmes parasites. Ces chaînes signifiantes répondent à une conception neurocognitiviste du parlêtre puisqu’elles émanent d’un discours qui forclos l’inconscient. Aucun travail n’est à fournir pour adopter ce que nous sommes en droit de nommer, à l’instar des virus informatiques, les virus idéologiques du discours capitaliste. Il suffit de se laisser aller au conformisme ambiant et de laisser parler à notre place le verbiage courant qui emplit la sphère publique. Des exemples de virus idéologique du discours capitaliste ? Ils sont triviaux : tous nous gérons nos vies, notre capitale santé, notre capital diplômes, notre capital relationnel ; nous savons nous vendre, nous sommes les managers plus ou moins bien coachés de la micro entreprise que nous sommes devenue par la grâce de Dieu le Marché. Gestion virale. Qui n’a pas subit dans son secteur d’activité l’assaut des officines d’évaluation ? Evaluation virale. Ce sont là des micro virus , mais il existe aussi les mégalovirus , les virus pour mégalo comme la fiction de la libre concurrence et d’un marché unique, généralisé, absolu. Justement le virus qu’il faut pour démanteler tous les services publics et permettre au secteur privé de tirer des profits du bien commun. Donc très logiquement les fonctionnaires sont des privilégiés paresseux et les chercheurs du CNRS seulement des loirs qui cherchent des bureaux bien chauffés pour passer l’hiver. L’industrie virale du capitalisme lance simultanément, dans les têtes, des virus leurres qui détournent la colère des peuples contre des cibles choisies puisque les politiques requises par ce discours se font contre les peuples. Les fonctionnaires , les étrangers, les fous, les terroristes, la neige en hiver, les fumeurs, les anarcho autonomes de la taïga corrézienne, la chaleur en été ; d’autres industries de l’idéologie virale visèrent dans le passé d’autres cibles humaines avec les horreurs que l’on sait. Car c’est la loi des utopies que de ne perdurer le temps de leur délire que par la stupéfaction des masses sous l’action des virus idéologiques . Avant l’utopie ultralibérale, l’humanité fut confrontée à l’utopie nazie, à l’utopie marxiste-léniniste, dont les virus ne sont pas sans descendants malgré leur ruine. Je vous assure que la chasse aux virus idéologiques est un exercice très vivifiant. Mais je préfère laisser pour le débat l’exploration plus fine de ce que sont ces foutus virus. Et oui, ou bien ils seront bientôt foutus, ou c’est nous qui serons foutus.
Et cependant je n’éprouve personnellement aucune peur face au discours capitaliste et à ses vibrions psychiques. La gouvernance par la peur ne m’impressionne pas, bien que chaque jour apporte sa semi-remorque d’alarmes télévisuelles qui attisent la phobie générale. Je constate que ce sont les sujets les plus protégés, les plus assurés de bien vivre, d’être dorloté, d’être surmédicalisés, de tous les êtres humains de la planète qui sont les plus sensibles à la culture de la peur. Leur demande sécuritaire fait le fond de commerce de tous les régimes de l’état d’urgence permanent. Aillez peur, je vous protège, aillez peur ! Le pouvoir phobogène enlace sa clientèle dédorée pour un tango de la pétoche au rythme de danse macabre. Car ce que voile la peur programmée, c’est l’angoisse devant le réel. Le réel de la castration c’est-à-dire de la perte des privilèges, de la décrépitude du corps, de la mort inéluctable. Le virus sécuritaire qu’une infime minorité inocule aux plus larges masses écrase les singularités. Il inhibe le désir. Il enferme chacun dans son enclos individualiste. Il fait se replier chaque citoyen dans la sphère privée et l’addiction consumériste. La peur et le virus sécuritaires imposent un conformisme de masse, une indifférence de chacun pour tous et la plus grande passivité. Son mot d’ordre subliminaire : « ne prenez surtout pas le risque de vivre » fige l’avenir dans un arrêt image des caméras de surveillance. C’est ainsi qu’une civilisation laisse Thanatos, la pulsion de mort, prendre les commandes de son destin.
Afin de poursuivre
Alors que peut dire un psychanalyste à ceux qui ont eu la patience de suivre ses propos ?
Que chacun se demande ce qui domine sa vie. Est-ce Eros, la rencontre vivante, le hasard de l’amour, le désir créatif ? Est-ce Thanatos, l’enkystement à petit feu, la soumission, ou la fuite hypnotique dans la jouissance ? Même si, pour tous, la mort conclura. La mort réelle n’est pas Thanatos. Thanatos c’est la mort au cœur du vivant, c’est le refus de vivre.
Ce que propose la psychanalyse c’est de découvrir quels sont les obstacles qui nous empêchent de prendre le risque de vivre, de les mettre à jour et de les surmonter. Démasquer la cause profonde de notre peur, et brûler ses tigres de papier. Se dégager comme sujet singulier de la gangue conformiste, inventer des solutions de vie animées par une éthique, pouvoir aimer et travailler selon ses inclinations, s’orienter dans les brouillages politiques, prendre position, seront autant d’affirmations d’un désir assumé. L’entrée en analyse , toujours libre, toujours volontaire, peut être le premier pas qui contredit tous les dispositifs de contrôle social et d’intimidation armée qui voudraient nous contraindre à survivre comme des animaux dénaturés. Oui, le courage est possible.
1. Marc Crèpon, La culture de la peur, Galilée 2008
2.Hugues Lagrange, Demandes de sécurité, Seuil 2003
3.Zygmund Bauman, Le présent liquide- peurs sociales et obsession sécuritaire, Seuil 2007
4.Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, Armand Colin
