Mai 2007
L’an dernier, à Toulouse, nous lisions Freud en allemand et dans sa traduction française, « Die endliche und die unendliche Analyse ». A la fin de ce texte, Freud résume ce qu’il attend au minimum d’une psychanalyse,“ l’Eigenanalyse, mit der seine Vorbereitung für seine zukünftige Tätigkeit beginnt/ l’analyse personnelle du candidat par laquelle commence sa préparation à son activité future“ (1938, Studienausgabe, Ergänzungsband, p.388) :
« Ihre Leistung ist erfüllt, wenn sie dem Lehrling die sichere Überzeugung von der Existenz des Unbewussten bringt, ihm die sonst unglaubwürdigen Selbstwahrnehmungen beim Auftauchen des Verdrängten vermittelt und ihm an einer ersten Probe die Technik zeigt, die sich in der analytischen Tätigkeit allein bewährt hat./ Son travail est accompli quand elle apporte à l’apprenti la conviction sûre de l’existence de l’inconscient, quand elle lui transmet les perceptions de soi à l’émergence du refoulé qui par ailleurs seraient peu dignes de foi et quand elle lui montre à travers ce premier échantillon la technique qui seule a fait ses preuves dans l’activité analytique.“ Freud ajoute que les processus de transformation du moi se perpétuent spontanément chez l’analysé.
Je me suis arrêtée sur cette négociation des sensations de soi lors de l’émergence du refoulé « qui par ailleurs seraient peu crédibles ».
De nombreux exemples cliniques nous confirment ces moments où un signifiant est moins apte à déclencher de la jouissance ( ce que Freud appelle « die Bändigung der Triebe » ? ibidem, p.366). Une patiente dit qu’elle a passé la matinée avec une sorte de brouillard dans la tête, une vague inquiétude ; ce brouillard s’est levé immédiatement quand elle s’est rendue compte que la date du jour était l’anniversaire d’un sinistre qu’elle avait subi quelques années auparavant. Dès que la pensée fait le lien entre les deux signifiants, les deux dates, les sensations de soi se modifient. Un signifiant perd de sa capacité à déclencher de la jouissance, le phallus a fait le tri entre les significations. ( voir : l’exemple de Jean-Marie Jadin du « ver » dans JP Dreyfuss, JM Jadin, M Ritter, « Ecritures de l’Inconscient », Edition Arcanes, 2001, p.37-41 ) Le sujet disparaît dans le S1 « sinistre » (réel) et se trouve « dans le brouillard » dans la date, S2. Faut-il dire que le S2 permet de retrouver le S1 ? L’émergence du refoulé permet au sujet de se réapproprier la date comme « simple » signifiant.
De quoi témoignent les moments de passe en fin de cure ( dans mon cas, les moments de passe et la fin de la cure proprement dite se suivaient ) ?* Comment rendre transmissible l’irruption du réel et ses effets ? Et le reste qui relance le travail ?
Dans ma cure, je cherchais la sortie depuis un moment. Un événement extérieur intervint brutalement : la maison dans laquelle je passe quelques jours de vacances à la montagne est touchée par la foudre. Pendant plusieurs jours, j’ai cherché à rationaliser comment cela avait pu arriver à ce moment et à cet endroit, de cette façon : la logique scientifique de l’évènement. Je cherchais le sens. Il n’y en avait pas.
Quelques jours plus tard, dans un dessin animé pour enfants à la télévision, le visage du méchant se mettait à grimacer encore plus que dans le dessin, pendant quelques secondes son expression diabolique se prolongeait au-delà du film. Ce visage exprimait une méchanceté gratuite dépourvue de sentiment de faute ou de culpabilité, et cette méchanceté n’avait rien à voir avec moi, ne me concernait pas, ne s’adressait pas à ma logique, mes craintes ou ma compréhension des choses. Une sorte de jouissance de l’Autre qui existe, mais qui n’a pas de lien avec moi. Décidemment, ce coup de foudre ne rentrait pas dans ce qui pouvait me causer en tant que sujet. Faire le deuil que le sujet n’est pas causé par une seule causalité, adieu fantasme.
J’ai fait ensuite un rêve où je voyais et entendais mon analyste de face comme sur un écran, il apparaissait en couleur avec sa voix et en noir et blanc sans la voix. Mon objet « a » était sa voix, et cet « a » pouvait se décoller de son image.
Les autres dans la rue devenaient de pauvres petits autres comme moi, leur demande ou leur désir n’avait plus de caractère impérieux à priori, les « autres » étaient impuissants comme moi, réduits à demander ce qu’il vaut mieux refuser, parce que ce n’est pas ça. Leur demande s’imposait moins impérativement, cela me laissait une certaine liberté pour mieux l’accueillir.
Avec le dégonflement du fantasme s’est fait une libération pulsionnelle qui m’a longtemps fait poser la question si j’avais bien fini ma cure, le transfert subsistait avec une sorte de lucidité que « ce n’est pas ça ».
(La demande arrête de courir à l’infini, j’ai la liberté de vouloir ou non ce que je désire. « Ce lien transférentiel marqué de l’impossible rencontre est généré, fondé sur la privation et le deuil…. Ce côtoiement est celui qui implique la privation de savoir. Faire avec ce manque relève de la pulsion. » Marie-Annick Gobert, dans « Retour à la passe », Edition des Forums du Champ Lacanien, 2000, p.151).
Le réel du corps
J’ai eu une sensation corporelle bizarre au niveau de mon avant-bras droit : il me semblait dévitalisé, desséché, comme du bois mort (Strandholz), une sorte de corrosion de fin de vie, un os . J’éprouvais la matérialité de ce morceau de mon corps comme de l’extérieur. La mort me semblait proche à tout moment, je me sentais éminemment mortelle, comme si la vie ne tenait qu’à un fil. En même temps, je m’en servais parfaitement de ce bras qui par ailleurs ne montrait aucun signe de fatigue particulier. Au niveau de la langue, je pouvais éprouver la bizarrerie des sonorités, par exemple de mots allemands dont la sonorité pouvait soudainement paraître étrange et drôle. La langue aussi pouvait se dévitaliser, se dessécher, s’encroûter, comme si le sujet ne l’habitait plus.
Un phénomène psychosomatique
J’avais une recrudescence d’allergies diverses, je toussais plus qu’avant, rien d’extraordinaire, mais à un moment apparaissait une allergie au niveau de la cornée de mon oeil gauche, un phénomène qui faisait penser à un processus auto-immune ou une neurodermite de la conjonctive. Ce processus n’avait pas de sens, arrivait là comme un cheveu sur la soupe, ne renvoyait à rien ( ne faisait pas métaphore comme l’allergie et sa toux qui pouvaient renvoyer à un désir, par exemple). Il y avait une tâche laiteuse sur ma cornée.
Des témoignages de passants qui mentionnent l’apparition de phénomènes psychosomatiques dans la passe m’ont fait tendre l’oreille.
Quel rôle joue le corps en dehors de manifestations d’angoisse, de somatisations ou de l’hystérie de conversion ? Quel arrimage constitue le corps quand les moments de passe privent le sujet analysant de son assise dans la chaîne signifiante, quand le sujet s’arrête sur un S1 qui ne renvoie qu’à l’ »absens » de sens ? Devant ce vide de sens, de signification, la consistance du symbolique est moindre ( « usée jusqu’à la corde ») : le corps peut creuser le sillon du réel (Martine Noël**). Il devient une imaginarisation du réel ? La pétrification du sujet dans S1 ?
Le moment, où le signifiant sans signifié se présente, signifiant non-habité par le sujet, ce moment peut-il être représenté par le corps réduit au squelette, sans vie ? Ce bras étrange et extérieur, constitue-t-il une nouvelle altérité, altérité qui manque au S1 pour faire différence avec un S2 ? Le bras devient-il le signifiant qui n’avait pas représenté le sujet et qui pourrait le représenter dorénavant ?
Les phénomènes psychosomatiques sont formulés dans la théorie lacanienne comme des S1 qui ne peuvent pas entrer dans une chaîne de symbolisation – qui n’établissent pas d’éclatement métonymique dans S2. Il y a un S1, mais pas de S2 pour faire différence et pour loger le sujet. Le sujet est donc aliéné et non séparé. Il est traversé par le langage mais ne se l’approprie pas. C’est dit, mais pas entendu (José Guinart**). Il n’y a pas d’aphanisis du sujet. Le corps produit un signifiant 1 comme un bégaiement ? Ou supporte-il le signifiant comme une marque pour faire S2 ? Ce S1 est-il une marque de la jouissance maternelle ? (voir Sém. XI p.209, l’holophrase).
Dans la névrose, nous pouvons faire l’hypothèse d’une rupture du 4ème rond de la réalité psychique ou du fantasme au cours de la passe. Dans ce cas, le réel du corps, peut-il constituer un étayage pour le sujet ? Jeanne Granon-Laffon avance pour le phénomène psychosomatique l’hypothèse d’un doublement de la consistance du réel, d’un « réel supplémentaire » qui permettrait un nouage supplémentaire au niveau du nœud Borroméen ou une « réparation » dans le sens d’une suppléance ( comme le sinthome joycien en tant que doublement du Symbolique : l’écriture, voir RSI du 14janvier 75). « …le phénomène psychosomatique est une forme particulière de réparation d’une faute de nouage. » ( Jeanne Granon-Laffon, « Topologie Lacanienne et Clinique Analytique », Point Hors Ligne, 1990, p.153). Le doublement permettrait « une dialectique entre la nomination de l’opération elle-même et la texture ou le nom de l’élément de corde ou de fil qui l’effectue » et pourrait ainsi rendre compte de la dévitalisation, de ce sentiment de fin de vie en fin de cure ( ibidem p.113,143 ). Ce doublement permettrait également un nouage supplémentaire ( par exemple : le réel pourrait surmonter le symbolique deux fois) et de « réparer » un nouage défaillant. A l’intersection du réel et de l’imaginaire, où Lacan situe la jouissance de l’Autre, jouissance hors langage, hors symbolique, là où Lacan fait passer la vie sous la représentation, peut-on situer à cet endroit topologiquement ce phénomène du corps, le sentiment de se réduire à un corps ? (« La Troisième », figure 7)
Dans le cas d’une libération des trois consistances, la suppléance par le doublement du réel ferait 4ème rond et remplirait la fonction du sinthome. Le raboutage placerait les consistances en continuité et réaliserait le nœud de trèfle, la structure paranoïaque stabilisée. Ceci rapprocherait le PPS de la psychose avec la marque corporelle au raboutage topologique entre I et R ( comme le délire entre I et S et le rapport sexuel inscriptible entre S et R selon Jeanne Granon-Laffon, p.121).
Le PPS est un effort à partir de l’imaginaire pour tenter une transcription du réel sans médiation du symbolique. Il s’oppose au symptôme, et cette opposition fait valoir le rapport direct du signifiant à la jouissance, alors que le langage est exclusion de la jouissance. (Clinique différentielle des Psychoses, Fondation du Champ freudien, Navarin, 1988, p.303)
Le phénomène psychosomatique intéresse le désir et le besoin mêlés ( ici : besoin de voir, désir de voir). Il semble faire l’impasse sur la consistance symbolique.
Les deux phénomènes : le « bras mort » et la « cornée » ne sont pas du même registre. Le bras mort témoigne de l’arrêt de la chaîne symbolique sur un S1 primordial pétrificateur du sujet, un signifiant sans signifié. La symbolisation semble figée, sidérée mais non inconsistante par ailleurs.
La cornée est une atteinte corporelle, une marque non dialectisable.
La concomitance des deux, peut-elle établir une différence d’où naîtrait la relance de la symbolisation ?
PS : Pour compléter le récit de ce que j’ai considéré comme des moments de passe à la fin de cure – sur le versant de la symbolisation— , j’ai vu à un moment donné des fragments de mon patronyme sur les plaques d’immatriculation des voitures de Toulouse. Mon patronyme me venait de l’extérieur.
Dans un rêve, je voyais une colonne graduée qui baissait jusqu’à son point zéro : le travail analytique était allé jusqu’au bout, l’oignon était pelé. Néanmoins, ma vision dans ce rêve se poursuivait en dessous du zéro : jusqu’au « -1 ». Je n’étais donc point nulle, j’étais moins un(e). Donc quelque chose.
* Il s’agit ici d’un moment de passe « clinique », c’est-à-dire en dehors d’une procédure ou d’un dispositif de passe.
**Cartel « Lecture de R.S.I. » : Martine Noël, Hervé Déjean, José Guinart, Gabrielle Devallet-Gimpel
