5 juin 2009.
Séminaire Albi: « chaque individu est un prolétaire »
Introduction.
Ce travail vise à rendre compte du séminaire que Michel Lapeyre a tenu cette année à Albi qui avait pour titre « chaque individu est un prolétaire ». Il ne s’agit que d’un seul point de vue, d’une seule écoute, je ne peux engager et restituer que ce que j’ai pu retenir ou en retirer personnellement. J’ai pu assister aux séances du séminaire et j’ai disposé des textes, sauf pour les deux dernières séances dont les textes ne sont pas encore disponibles. Je me suis basé là-dessus pour écrire ce témoignage. En plus de témoigner de ce que j’apprends du séminaire, j’y vois aussi l’occasion de s’en servir pour essayer de dire quelque chose de l’enseignement de la psychanalyse, sur l’école, si possible simplement. Je le ferai dans une dernière partie, avant cela je présenterai le séminaire, sa méthode et sa question, et ensuite je dégagerai ce qui m’est apparu incontournable dans le discours de Michel Lapeyre.
Je distingue trois choses :
Le prolétaire comme un mot que l’on peut réinterroger pour y prendre quelque chose de neuf, quelque chose qui fasse invention. Le capitalisme comme notre lot commun et notre responsabilité à tous, au cas par cas, ce qui nous menace. L’époque contemporaine. La psychanalyse, la seule, avec l’art, qui permet cette interrogation et l’établissement de ce constat. Le psychanalyste en reçoit mille fois la preuve sur son divan, il en récolte aussi les solutions.
Présentation du séminaire.
Ce séminaire s’est composé de huit séances sur le campus de l’université d’Albi d’octobre 2008 à juin 2009, plus une introductive qui a eu lieu ailleurs en juin 2008. Il devrait y avoir quatre autres séances à partir de septembre 2009. L’ Association Jaurès Espace Tarn et l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan étaient partenaires pour l’organisation de cet événement, qui en fait ne serait rien sans les personnes qui œuvrent avec chacune des deux associations. Ce ne serait aussi rien sans les auditeurs qui sont venus aux séances. Ce séminaire peut être à minima défini comme un lieu de rencontre et d’échange, de parole et d’écoute. On y rencontre, parle, écoute et échange quelque chose de commun et que l’on ne peut pas garder pour soi, on ne peut que le recevoir et le donner, le redire et l’entendre sans cesse. Cela passe par exemple par cette citation de Bertolt Brecht : « l’avenir de l’humanité n’a d’intérêt que vu d’en bas », comme pour dire à qui l’on s’adresse, ni à un dieu ni à un élu, un « omnprésident », cela vise ce qu’il y a de plus bas dans l’humanité et que l’on ne voit pas mais qui concerne tout le monde. Ce séminaire s’adresse à chacun comme quelconque et vise notre fond vital commun. De nombreuses autres citations orientent l’auditeur, elles ne viennent pas comme la réponse, la solution d’une énigme mais comme tentatives de réponse qui maintiendraient la question ouverte.
Michel Lapeyre use d’une méthode particulière dans son discours. Il ne présente pas une thèse mais un essai sur un thème. Il part du prolétaire et il gravite autour afin d’en tirer quelque chose. Ce quelque chose il le lance « comme une bouteille à la mer », « c’est le risque, je le prends ». C’est peut-être le risque à prendre si l’on veut transmettre quelque chose à quelqu’un. Il s’adresse non pas à une foule mais à des auditeurs. Chacun y prend et en rend ce qu’il veut, ce qu’il peut.
« Chaque individu est un prolétaire » – Chaque individu est un prolétaire ? – Chaque individu est un prolétaire ! « Vu d’en bas », la question se pose. Le séminaire proposait d’en débattre. D’une part en recherchant à définir le prolétaire et le prolétariat, pas uniquement celui de Karl Marx ou de la Rome antique mais celui de tous les temps et qui ne vit pourtant que dans un, « un présent qui ne passe pas ». « Vu d’en bas », c’est le temps du capitalisme. L’intérêt de l’humanité est-il vraiment là ? Il y a aussi le prolétaire dans l’ère postmoderne. D’autre part, pas sans la psychanalyse qui peut permettre d’en reformuler la question, en déformant toujours les mots pour arriver enfin à dire quelque chose. Avec la question du prolétaire revue et corrigée la psychanalyse amène peut-être du neuf, un prolétaire nouveau, nouveau né et toujours naissant. On retrouve là, je pense, la même articulation que dans le séminaire « Création, Psychanalyse et Politique » que Michel Lapeyre tenait précédemment mais avec quelque chose en plus, grâce au prolétaire. Si chaque individu est un prolétaire, « création, psychanalyse et politique » pourrait s’écrire : prolétaire, psychanalyse et prolétariat. La psychanalyse tente de comprendre l’articulation entre la création de chacun et le politique, le sujet et le social, le singulier et le pluriel. Même si ce n’est qu’un effet de langage, le fait que prolétaire se décline en prolétariat permet d’éclairer le lien entre ce qui fait un et ce qui fait association. L’œuvre de Rimbaud est souvent appelée une « œuvre-vie », l’œuvre du psychanalyste est peut-être une œuvre-lien. De plus, la question du prolétaire pose clairement la question du capitalisme, j’y vois, à mon avis, une solution mais pas la seule pour « rejoindre la subjectivité contemporaine ». « Nous sommes face à une alternative » et « il n’y a plus que le choix ».
Ce qui reste – ce qui sauve – no surrender, le capitalisme.
Ce qui reste quand il n’y a plus rien, ce qui sauve quand il y a encore quelque chose à sauver. No surrender, pas de reddition possible, ne pas rendre les armes. Il s’agit de trois intitulés de séance du séminaire et autant de façons de définir le prolétaire et le prolétariat. Pour le dernier, peut-être était-ce no surround qui voudrait dire pas d’entourage, pas de limite, là ça serait le capitaliste, le texte de ce séminaire ne circule pas encore et je n’ai pu vérifier. Le mot prolétaire désigne à l’origine un citoyen romain qui n’a que ses enfants (proles) comme richesse. Il forme la classe la moins considérée de la civitas. Il dispose d’un droit de vote théorique et ne peut compter que sur sa force de travail pour survivre. En dehors de ses enfants et de sa vie il n’a et n’est rien.
Le prolétaire et le prolétariat sont ce qui reste même quand il n’y a plus rien et que l’on est en bas, l’inscription dans la chaîne des vivants transmise d’une génération à une autre. Le prolétaire ne transmet rien de plus que le minimum vital à l’espèce humaine. L’humus sur lequel quelque chose peut recommencer à vivre. Selon Pierre Legendre le principe de génération en est la clef de voûte. Le lien à l’autre se transmettrait d’une génération à une autre. Le lien à l’autre, c’est le prolétariat comme lieu de la rencontre du prolétaire comme autre, « lieu de préservation de la relation à la substance humaine ». « Il est le constant ».
Le prolétaire et le prolétariat sont tout ce qui reste et qui est valable pour tous : malaise du désir et malheur banal (Freud), honte de vivre et égarement de la jouissance (Lacan). Le prolétaire nous ramène à l’humilité de l’humain devant la vie, il redonne et réordonne la seule solution qui vienne renouveler le lien social. Il ne va pas sans heurs, égarements et trébuchements. Mais c’est aussi ce qui le sauve, ce grâce à quoi on le reconnaît, « qui trébuche et ne tombe pas ajoute à son pas » (Cervantès). L’humain est une contradiction, un paradoxe, une incertitude. Il arrive comme un cheveu sur la soupe. Le prolétaire fait le nœud, crée l’illusion entre l’un et l’être, le mot et la chose, l’Autre et le corps. Son geste permet d’échapper « aux pesanteurs de la norme » par la « grâce du désir ». Il clame « l’aimer » et « le vivre », il choisit la « liberté de s’en foutre et la responsabilité de sa position ».
Le prolétaire et le prolétariat, ils ne renoncent jamais, ne baissent pas les bras, no surrender. Il est recommencement perpétuel, « il n’est que ce qui naît toujours, sans cesse, encore et encore ». Le prolétaire repousse toutes les conceptions du monde qui tendraient à l’y enfermer. Le prolétariat est révolution, retournement, renversement de tout ce qui voudrait le figer. Rien ne l’arrête, même pas le camp de concentration, même là il résiste. La psychanalyse a pour intérêt de révéler ce prolétaire, de redécouvrir le prolétariat, d’en redéfinir les limites, elle en fait l’éloge et lui rend hommage. La psychanalyse provoque la haine à son encontre car elle rappelle l’humain et le prolétaire comme symptôme, « honte de vivre », « insondable décision de l’être », « douleur d’exister », chance aussi, unique et irremplaçable. La psychanalyse ne rentre pas dans la machine du capitalisme, bien au contraire, elle en montre les limites. Au discours droit, elle préfère « le gai savoir, l’infini de la joie, l’éphémère, et l’existence passagère ». Elle renouvelle l’articulation entre prolétaire et capitalisme. Aujourd’hui nous sommes tous prolétaires, devant un capitalisme qui se montre sans visage. Même le plus riche travaille pour un plus riche que lui, il y a toujours un plus riche que soi et un plus pauvre à abattre.
Pour le capitalisme, le prolétaire et le prolétariat ne sont que chair à canon ou à industrie, capital humain, un numéro bien rangé dans les calculs froids de l’économie. Le capitalisme c’est le camp de concentration généralisé.
L’élève et l’école.
Cet écrit doit valider un travail universitaire qui a pour objectif d’inciter les étudiants à mener leur propre barque dans l’école analytique, à faire leur petit bonhomme de chemin et à en rendre compte.
Je peux témoigner de mon cas en exemple, un exemple qui n’est d’ailleurs pas forcément à suivre. Je me rends à divers séminaires, conférences, ou groupes de lecture. Je lis, je réfléchis et j’écris. J’essaye d’obtenir un diplôme de recherche en psychanalyse car je trouve que la psychanalyse à sa place à l’université. Son regard et son questionnement touchent à de nombreux domaines, même insoupçonnés comme la physique et la biologie. Il y a aussi la cure où l’on apprend beaucoup, à désapprendre et réapprendre surtout. La psychanalyse ne donne pas un enseignement, un savoir tout prêt, une recette directement applicable et dont les mises à jour sont toujours au point. L’avancée dans le savoir de la psychanalyse se fait en marchant au pas de chacun, bon gré mal gré, selon les rencontres. Ce qui m’interroge dans l’école, c’est précisément ce qui en fait une école, si pour faire école, il faut s’en décoller. Je me demande si le prolétaire ne fournit pas encore un essai de réponse.
Chacun, dans la vie, pris au cas par cas est un prolétaire. Il doit se débrouiller avec ça. Mais pas sans autres, pas sans le prolétariat, pas sans son appartenance à la communauté humaine. Le prolétaire pourrait être un exemple du savoir y faire avec le prolétariat, avec le social. Le prolétaire un exemple pour l’élève, le prolétariat un exemple pour l’école. Le prolétaire et le prolétariat, un modèle qui ne peut que ne pas être suivi, ou à suivre mais pas comme modèle, comme exemple parmi d’autres. « Pour se reconnaître prolétaire, il faut se savoir désirant », il faut ce savoir…
Conclusion.
En allant écouter ce séminaire, « chaque individu est un prolétaire », on se laisse parfois surprendre par quelques phrases lancées çà et là. « Moi, je renverse tout », « Vous retournerez-vous, que renverserez-vous ? » De ce séminaire et des précédents auxquels j’ai pu assisté, je retiendrai ce point de renversement, de butée et de bascule, qui donne le prolétaire et le prolétariat comme une possibilité toujours existante en en fournissant le socle. C’est ce que la psychanalyse, l’ art et maintenant le prolétaire essayent de transmettre et de laisser en héritage. Une chance qui peut venir à votre rencontre et dont il faut saisir l’occasion (le kairos), un réel qui bouscule l’existence. C’est ce que Lacan appelle les accidents de l’existence, ce qui fait qu’elle vaut le coup d’être vécue, aussi ce qui fait que nous sommes ce que ne nous sommes et que nous ne vivons que pour un temps, uniques et irremplaçables, ce qui fait qu’il y a une alternative au capitalisme, le prolétaire et le symptôme.
C’est par ailleurs une chance que ce séminaire se soit tenu dans une petite ville comme Albi. Peut-être qu’il n’aura pas autant de répercussions que s’il avait eu lieu ailleurs. Il ne faut cependant pas sous-estimer la cause surtout quand elle ne se voit pas, c’est aussi ce qu’enseigne le prolétaire.
