24 juin 2006
La crise d’épilepsie, appréhendée comme un surgissement de l’inquiétant freudien et un éclatement du fantasme, laissant le sujet absenté de lui-même, rencontre un écho dans mon abord du séminaire L’angoisse de J.Lacan, dans le cadre de la plateforme de « La lettre lacanienne », à Lyon. Echo tout d’abord avec ce texte de Freud « L’unheimlich », « L’inquiétante étrangeté », « l’inquiétant », lequel m’amène à suivre un cheminement dans son œuvre pour, ensuite, revenir à ce séminaire avec les ouvertures qu’en apporte sa lecture, pas terminée.
Dans ce texte, en 1919, Freud écrit « le moment de l’épilepsie, action de folie, comme étant l’unheimlich, l’inquiétant « (*1). Cet inquiétant se découvre, dans son texte, comme un mode de l’effroyable remontant à l’anciennement connu, qui aurait dû rester secret et vient au jour : « le heimlich développé en direction d’une ambivalence jusqu’à sa coïncidence avec l’unheimlich »(*1) ; le ‘un’ indice du refoulement de cette représentation, le heimlich : une représentation née du narcissisme primaire de notre enfance, le double devenu image d’effroi, nous dit Freud… Par le surgissement de l’unheimlich, l’inquiétant, se réalise donc le retour du heimlich refoulé ; réalisation pour laquelle il faut qu’il y ait « débat dans le jugement », avance Freud.
Ce moment de l’épilepsie, à cet endroit de son œuvre, moment d’unheimlich, dont Freud reconnaît le caractère démoniaque, se dessine en un retour du refoulé, effet de la domination d’une contrainte de répétition. Question qu’il travaille contemporainement par ailleurs : il publie un an après, à l’automne 1920, son texte « L’au-delà du principe de plaisir », moment d’élaboration de la pulsion de mort et de sa deuxième topique. Freud constate une compulsion de répétition en intime association avec le principe de plaisir, induisant des retours produisant un déplaisir pas en contradiction avec le principe de plaisir ; et une contrainte émanant des motions pulsionnelles, se plaçant au-dessus du principe de plaisir, produisant des retours sans plaisir, – qui, dans le moment de l’action, n’avaient apporté aucune satisfaction -, et induisant la déliaison.
Cette réflexion sur la compulsion de répétition met Freud sur la voie de la pulsion de mort jusqu’à leur confusion, donnant à cette dernière un caractère pulsionnel de destruction.
Un peu plus tard, dans « le moi et le ça », en1923, pour donner une représentation à sa recherche, Freud superpose sa nouvelle conception dualiste, -pulsion de vie-pulsion de mort-, avec une polarité concernant l’objet, l’amour d’objet, par la voie de la haine et de l’amour. Plutôt qu’une transformation de l’amour en haine, il fait l’hypothèse, pour lui indispensable, d’une énergie déplaçable : l’influence de la libido narcissique repousse du moi cette pulsion de mort qu’est le sadisme, entrant au service de la pulsion sexuelle : « une énergie retirée d’éros », située autant active dans le ça que dans le moi ; une libido déplaçable au service du principe de plaisir, de l’éros désexualisé, sublimé alors, et toujours à l’intention principale de l’éros pour « éviter les stases et faciliter les décharges ». Avec cette hypothèse de la forme déplacée de l’énergie attenante au sadisme comme représentant de la pulsion de mort, Freud admet que les dérives des pulsions de destruction, – manifestation de la pulsion de mort -, sur le monde extérieur avec comme intermédiaire la musculature, opèrent l’union, et que le masochisme primaire, de retournement sur soi, devient une régression. Cette hypothèse le fait avancer cette proposition sur l’épilepsie : « la pulsion de destruction est régulièrement mise au service de l’éros à des fins de décharge : nous supposons que l’attaque épileptique est le produit et le signe d’une désunion pulsionnelle ».
Freud fixe cette hypothèse dans son article de 1926 « Le problème économique du masochisme ». Une énergie se déplace, une autre ne se déplace pas ; une partie de la pulsion de destruction, par l’action de la libido est dérivée sur l’extérieur avec l’aide de la musculature, au service de la fonction sexuelle, c’est le sadisme proprement dit. Le sadisme, comme représentant de la pulsion de destruction, devient le sadisme originaire, l’énergie restant à l’intérieur représentant le masochisme originaire. Même énergie donc. Le masochisme, pour Freud, est un témoin de ce moment où un alliage s’est accompli « si important pour la vie de la pulsion de vie-pulsion de mort, point d’appui pour la séparation d’un dedans dehors ». Dans son texte, le masochisme originaire et la pulsion de mort font presque équivalence ; Lacan situe le masochisme primordial, « dans sa forme structurante », et l’instinct de mort au point de jonction de l’imaginaire et du symbolique (*2)
Ce moment d’unheimlich, qu’est l’épilepsie, induit la désunion pulsionnelle et un débat dans le jugement ; lequel jugement n’est rendu possible que par cet alliage (pulsion de vie-pulsion de mort) : « le juger est comme la suite appropriée du développement de ce qui à l’origine a résulté du principe de plaisir, inclusion en moi, exclusion de moi ». A la polarité pulsionnelle ’l’inclus », il fait se correspondre l’affirmation (Bejahung) comme partie de l’éros, la dénégation, suite de « l’expulsion » (Ausstossung), comme partie de la pulsion de destruction, dans son article sur « la Dénégation un an après, en 1925.(*3)
Ce dernier texte fait émerger de cet alliage (pulsion de vie-pulsion de mort), le symbole de la négation, signifiant qui marque l’absence dans la présence, la présence dans l’absence, et la répétition, telle l’image du potier (dans le séminaire L’éthique) façonnant de ses mains un vase autour d’un vide ex nihilo, ainsi le petit fils de Freud façonnant l’absence avec sa bobine et ce mouvement d’inclusion – exclusion : « le masochisme primordial est à situer autour de cette première négativation, de ce meurtre originaire de la chose »(*4). La négation introduit dans la conscience un contenu refoulé de représentation en se faisant nier : le désir primitif du sujet se manifestant sous une forme inversée.
Par une lecture rétroactive nous pouvons suivre le tracé d’un chemin de Freud de « L’unheimlich » à ce texte ’’La dénégation », en quelque sorte, dans les termes freudiens, d’une désunion pulsionnelle à une union pulsionnelle. Le symbole de la négation résonne avec le « un »(*5) de unheimlich : d’un entredit à une entrevue(*6). Le « un » de unheimlich dit le refoulement dans sa manifestation d’incroyable, d’inacceptable de ce qui est perçu, de ce qui revient de heimlich : un heimlich, signifiant pour dire un affect attaché à une représentation refoulée parce qu’elle est inacceptable ; cet angoissant-là est quelque chose qui fait retour. (*7 ) Le surgissement de l’unheimlich, l’étrange, signale le heimlich, le fait entrevoir, nié et conservé, sous une forme méconnaissable, telle une dénégation dans l’imaginaire.
Moment d’angoisse devant ce qui est perçu de ce qui ne doit pas se voir, un heimlich, intimement connu. Moment d’inquiétant pour cette fillette qui, avant de tomber dans une crise d’épilepsie, s’aperçoit dans le miroir, et ne reconnaît pas son visage horrible, énonçant alors « c’est pas moi » ; au moment de la résolution, quelques mois après, elle énoncera « c’est pas moi qui l’ai tué ». La vue déniée de son image a suspendu, peut-on dire dans l’après coup, sa phrase, – portant débat dans le jugement d’existence (débat entre la représentation et la perception)-, qui dans le moment résolutif, peut se terminer dans une phrase dénégative, dans le symbolique.
Freud illustre, avec l’épilepsie, ce moment d’unheimlich, semblable à tout moment d’angoisse en fin de compte(*8). Si on peut dire que tout moment d’angoisse serait une dénégation dans l’imaginaire, il avance la spécificité de la crise d’épilepsie avec son texte introductif à une édition des « Frères Karamasov » de Dostoïevski(*9), entre 1926 et 1928, en la situant comme symptôme hystérique, articulé au mythe fondateur du meurtre du père originel, et son corollaire l’interdit.
Avant l’assassinat de son père, F. Dostoïevski était soumis à des attaques de sommeil, traduites par Freud comme châtiment d’un vœu contre le père haï. Après la mort réelle de son père par assassinat, ces attaques sont transformées en crises d’épilepsie : « la motivation inconsciente vient correspondre à l’acte », avance Freud. F. Dostoïevski n’aurait trouvé d’issue à ce traumatisme que dans l’acceptation d’un châtiment immérité par le tsar « petit père », une compulsion au jeu jusqu’à la ruine, équivalent de la compulsion infantile à l’onanisme. La peur infantile du père, en rapport avec une satisfaction autoérotique infantile, le vœu de mort à son égard du fait de sa dureté particulière, sont posées par Freud comme origine de cette névrose grave.
Dans le décours de ce texte, on peut lire que la crise fait retour sur une jouissance autoérotique, substrat d’une satisfaction autoérotique infantile, une petite mort. Nouvelle mise en scène sur une deuxième scène en tant que la relation entre la personne et l’objet père s’est transformé, en conservant son contenu, en une relation entre le moi et le surmoi, nous dit Freud. F.Dostoïevski est resté suspendu à la menace de castration qui le fait défaillir sans que l’opération de soustraction ait lieu, pourrait-on dire.
L’importance donnée par Freud au relais qu’ont prises les attaques épileptiques sur les attaques de sommeil, et sa référence au mythe fondateur du meurtre du père originel, évoquent un propos de C.Stein*9bis : « les vœux de mort à l’égard du père mort boivent du sang lorsqu’il meurt vraiment, parce que sa mort est la preuve qu’il ne saurait mourir du fait des vœux de son fils ». Ce qu’il faut nier c’est que le père est mort parce que c’était son destin, le rêve réalisant la mort de sa propre main, le sujet alors a provoqué la mort : ça ne doit pas se dévoiler. La réalisation, pour Dostoïevski, a lieu dans le fantasme et un acte dont Freud là ne situe pas la nature : sinon en indiquant que la névrose cherche à liquider par des voies somatiques des masses d’excitation dont elle ne vient pas à bout psychiquement. On peut lire cette étude de Freud comme établissant un rapport entre ce qui serait la question de l’unheimlich, la dénégation et le mythe du meurtre du père.
Freud a mis à l’étude, dans ce parcours de textes, ce cernement, cette délimitation du rapport d’intérieur d’extérieur, du moi non-moi, – délimitation réalisée avec la dénégation -, avec cette fonction de répétition et son élaboration de la pulsion de mort et de la 2ème topique, l’exemplifiant avec la crise d’épilepsie ; avec son Dostoïevski, il introduit la crise d’épilepsie comme moment traumatique articulant la pulsion de mort au meurtre du père.
Dans le séminaire L’angoisse, Lacan fait appel à une autre dimension que celle de la répétition automatique et liée au retour, celle qui donne le sens de l’interrogation portée par le lieu de l’Autre. Il cherche à situer l’objet, où il s’insère, à quel domaine il se rattache, -non pas dans l’opposition intérieur extérieur-, mais dans la référence à l’Autre, et aux stades de l’émergence du sujet…, à situer le rapport du sujet à l’objet, au lieu de l’Autre.
Du sujet dans son rapport au désir, Lacan situe l’angoisse comme étant la tentation, ce qui est craint étant la réussite, « que ça ne manque pas ». Lacan fait de l’angoisse un signal d’intervention de l’objet (a), distinct de l’objet commun(*10), non-spécularisable.
Dans la mesure où l’image réelle [i(a)] se réalise par l’intermédiaire du miroir de l’Autre, tout l’investissement libidinal ne passant pas par le spéculaire, il y a un reste, le phallus, (-φ), le manque n’ayant pas d’image : le « heim », point situé dans l’Autre, au-delà de l’image dont nous sommes faits, le (a) support du désir dans le fantasme est invisible. Un peu plus loin, Lacan avance que, dans le fantasme, ce que le névrosé se fait être, c’est un (a) postiche, quelque chose du (a) apparaissant à la place du heim, invisible. Parce qu’il est un (a) postiche, il protège de l’angoisse. Cet usage falace du(a) à la place de –φ correspond à la demande, alors $◊D. Quand ce (a) postiche sort de sa parenthèse, pourrait-on dire, dans un moment d’angoisse, le manque se met à s’imager, ne faisant plus appui pour le sujet, identifié alors à (a). On peut se demander si la réalisation du fantasme ne se situe pas à cet endroit comme l’effet de cette identification en tant qu’acting out ou passage à l’acte.
Cette fillette, déjà citée, se voit et ne se reconnaît pas dans le visage horrible qui lui fait face et chute dans une crise d’épilepsie ; ceci après que sa mère lui ait refusé de porter le nouveau-né de son oncle paternel, venant d’être assassiné. Ici le sujet ne se regarde plus dans l’Autre mais son propre regard surgit : « ce regard qui commence à ne plus nous regarder »(*11) Ce qui est vu alors dans le miroir est angoissant, c’est pour n’être pas proposable à « la reconnaissance de l’Autre » (*12) : quelque chose du (a) apparaît à la place de l’image spéculaire, [(a) à la place de –φ] ou plutôt ce (a) postiche sort de sa parenthèse, en quelque sorte, en tant qu’objet de la demande. Ce qui du fantasme est élidé surgit : le sujet ne se voit plus mais est regardé par l’œil ; miroir identifiant et assignant le sujet à l’objet « tu es…… le meurtrier », sujet qui passe à l’acte et chute dans la crise, le désir et la loi venant se conjoindre. La question de la dénégation, dans l’imaginaire, vient se lire dans ce rapport à l’Autre, (a) à la place de –φ. Si c’est dans la dépendance de la demande que l’objet (a) se constitue pour la femme, nous dit Lacan dans ce séminaire, c’est de la mère que la fille veut l’obtenir, en ce que, « sa revendication du pénis restera jusqu’à la fin essentiellement liée au rapport à la mère, c’est-à-dire à la demande…la question étant d’avoir l’objet »(*13) C’est précisément ce que Lacan situe de cette insatisfaction foncière dont il s’agit dans la structure du désir pré-castrative. L’objet phallique pour elle ne venant qu’en second et pour autant qu’il joue un rôle dans le désir de l’Autre. Le refus de l’Autre de céder l’objet, de le perdre, met le sujet dans l’impossibilité de faire face à cette image qu’il ne reconnaît pas : embarras, trouble du jugement, étrangeté.
Dans ce moment de la crise, c’est un mouvement de retour sur soi-même, de réversion, c’est le seul mot qui me vient, dans la morsure de la langue et le lâcher d’urine, résonance peut-être avec la possibilité d’éversion de la langue évoquée par Lacan.
On peut penser la même assignation pour F. Dostoîevski qui ne cesse de le terrasser hors de la scène et de faire retour sur un vœu infantile référé à un interdit originel. Cette identification absolue du sujet à l’objet l’efface et le projette sur ce que Lacan appelle la scène du monde, l’endroit où, dira Lacan, le réel se presse, la scène de l’Autre.
La crise d’épilepsie fait entrevoir le vœu rendant le sujet absent, qui ferme les yeux, ne voulant pas voir, ne voulant pas savoir, ne voulant pas que se voit, se sache ce qui dans ce moment en fait vient sur la scène ?
*1 L’unheimlich, l’inquiétant, S.Freud, 1919. EPEL, L’Unebévue.
*1 idem.
*2 J.Lacan, Séminaire 1, p196, édition du Seuil.
*3 La Dénégation.
*4 Sém. I, idem p.:196
*5 négation marque l’excès et la notion d’occupation, ’pas sans’ le heimlich par exemple.
*6 pour reprendre les mots de Lacan ; « la Verneinung est la pointe la plus affirmée de ce que je pourrais appeler « l’entredit comme on dit l’entrevue ».
*7 Freud, à l’époque de ce texte, affirme que tout affect qui s’attache à un mouvement émotionnel, de quelque nature qu’il soit, est transformé par le refoulement en angoisse. Il pose alors la différence entre l’angoisse et ce qui serait l’inquiétant par le travail de refoulement :….
*8 C’est en 1926, dans ISA, qu’il opérer le renversement : c’est l’angoisse qui cause le refoulement : ça met l’angoisse et l’inquiétant sur le même plan, ce qu’effectue Lacan dans son séminaire.
*9 « Dostoïevski et la mise à mort du père », S.Freud, 1928. EPEL, L’Unebévue.
*10 construit par l’image spéculaire, le moi-idéal, i’a.
*11 Séminaire L’angoisse, édition du Seuil.
*12 ce qui n’est pas reconnu par l’Autre revient par le vu, dans l’hallucination : la question est différente et peut se poser plus au niveau de la bejahung qu’au niveau du jugement d’existence ???…..
*13 Séminaire L’angoisse, idem, p.:233.
