Le corps décalé : une figure de l’intime

Sylvaine Bourrel-Gibaud – Colloque Questions de Corps – 6 octobre 2012- Tarbes

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«Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre» et «m’aime et me comprend» : est-ce ainsi que le sujet se reconnaît, sans être ou en complet désaccord avec son corps, ou subjugué par ce qu’il en perçoit dans le reflet du miroir ou dans le regard de l’autre. Au début de la vie, qu’est-ce qu’un corps ? Quelles perceptions peut en avoir le nouveau-né, à partir de ses propres sensations de plaisir ou de manque ? Est-ce quelque chose d’imprévisible, d’étranger, de familier ? Et cet autre corps, celui qui porte l’enfant, la mère donc, est-il Autre ? Indifférenciés et Autre. Rien ne nous permet d’établir avec certitude sa différenciation par le sujet enfant, nouveau-né, d’avec le corps maternel dont dépend sa survie pour la réponse à ses besoins. Freud évoquait le terme d’ « hiflosigkeit » pour évoquer la détresse consécutive au sentiment d’impuissance du nourrisson face à des stimuli, internes ou externes qu’il ne peut maitriser. Qu’est ce qui permet de dire sa différence d’avec l’autre, puisque sa prématurité appuierait plutôt l’idée inverse? Dans le monde de l’humain, rappelons que c’est le langage avant même son accession qui donne à ce nouveau-né son statut de sujet. Il est nommé, avant même sa venue dans ce monde. Le langage donne à l’être humain l’accès à une certaine unité, ou plutôt identité, défait le caractère étrange des événements et des êtres ou plutôt les scinde en deux: une part prenant sens dans l’interprétation de ce qu’il est en tant que sujet dans le désir inconscient de l’autre, tu es ceci, garçon, fille, prénommé ainsi, pour telles raisons, inscrit dans telle lignée particulière, part aliénante et rassurante et une autre part à jamais irréductible, étrangère, inquiétante, mythiquement perdue et que rien ne viendra jamais complètement recouvrir. Du reste, ce reste peut être considéré comme une chance… Chance d’y loger son désir .Le langage aliène, avant de s’en emparer…

Il semble bien que ce soit en premier lieu par le corps, au travers de son corps que le sujet peut rencontrer l’étrangeté qu’il peut être à lui-même: trouble, malaise, palpitations, rougeurs, angoisses, symptômes passagers ou récurrents, autant de manifestations de l’inconscient semant le trouble, ou le doute sur ce qui fait l’identité, l’idée d’une certaine unité. Parfois ce corps n’unifie pas, il est à ce point désordre que le sujet dans le miroir n’en perçoit que des bouts effrayants, des bouts qui mis bout à bout n’en constituent pas pour autant une unité mais confine le sujet à l’état de folie. Nina, dans le miroir, au moment où elle vacille, n’est-ce pas le visage de Lily, sa rivale qu’elle croise en place et lieu du sien propre et qu’il lui faut éliminer ? (réf au film Black Swan).Tuer ou disparaître, c’est à ce point parfois qu’il ne semble pouvoir exister d’autre alternative.

Le corps n’est pas donné, n’est pas une entité à laquelle on a accès par la connaissance. Tous les savoirs édifiés sur le corps ne sauraient dire le rapport particulier d’un sujet à son corps. Encore Lacan: «le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance-consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. (Le sinthome).

Boursouflure narcissique ou reflet insupportable, on s’accommode comme l’on peut de ce corps, de ce corps qui jouit.

Soulignant le caractère étrange, Freud utilisait le terme d’unheimlich, ce qui ressort du domaine de «l’effrayant, qui suscite l’angoisse et l’épouvante» et s’interroge sur l’origine, la source de l’inquiétant. De son analyse, il en découle que le familier et l’étrange, s’ils sont parfois antonymes, peuvent dans certains cas être similaires. L’inquiétant, «l’unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, heimlich, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus de refoulement.». Un événement, une situation survient dans la vie propice à réveiller des motions pulsionnelles refoulées ou, nous dit Freud, des convictions dépassées, et c’est l’angoisse qui pointe. Il faut que cela puisse prendre un caractère réel car dans la fiction, dans la création littéraire, « beaucoup de choses ne sont pas étrangement inquiétantes, qui devraient avoir un tel effet, si elles se passaient dans la vie. » Deux conditions donc pour susciter le sentiment d’étrangeté : l’impression de déjà vu, mais obsolète ou refoulé, ou rejeté. Et le fait que cela puisse se produire dans la réalité, donc qui présente le risque d’une menace directe.

Pourquoi l’étrange? Qu’y a-t-il d’étrange dans un corps ? Le sien, celui de l’autre ?

Deux extraits de la littérature, je vous les livre :

« Il avait les yeux levés.

Je ne sais plus exactement. Il a dû me regarder et me reconnaître et sourire. J’ai hurlé que non, que je ne voulais pas voir. Je suis repartie…

Dans mon souvenir, à un moment donné, les bruits s’éteignent et je le vois. Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. Il se laisse regarder. Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d’être arrivé à vivre jusqu’à ce moment-ci. C’est à ce sourire que tout à coup je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d’un tunnel. C’est un sourire de confusion. Il s’excuse d’en être là, réduit à ce déchet. Et puis le sourire s’évanouit. Et il redevient un inconnu. Mais la connaissance est là, que cet inconnu c’est lui, Robert L., dans sa totalité ». Marguerite Duras, La douleur

« Quand il arriva devant la porte, sa mère l’ouvrait et se jetait dans ses bras…Elle l’embrassait et puis après l’avoir lâché, le regardait et le reprenait pour l’embrasser encore une fois, comme si, ayant mesuré tout l’amour qu’elle pouvait lui porter ou lui exprimer, elle avait décidé qu’une mesure manquait encore. « Mon fils, disait-elle, tu étais loin. » Et puis, tout de suite après, détournée, elle retournait dans l’appartement et allait s’asseoir dans la salle à manger qui donnait sur la rue, elle semblait ne plus penser à lui ni d’ailleurs à rien, et le regardait même parfois avec une étrange expression, comme si maintenant, ou du moins il en avait l’impression, il était de trop et dérangeait l’univers étroit, vide et fermé où elle se mouvait solitairement. » Albert Camus, Le premier homme.

Dans le premier extrait, il s’agit de l’écriture de Marguerite Duras, dans son très beau livre La Douleur, lorsqu’elle évoque le retour de Robert L revenu des camps, et qu’elle ne reconnaît pas au premier abord. La seconde lecture est extraite du livre de Camus : Le premier homme, sa visite à sa mère dans son pays natal après de longs mois d’absence. Portrait de cette mère, mère un instant puis de nouveau hermétique, inaccessible, Autre.

Rencontre de deux êtres où se dessine ce mouvement de l’étrange au familier, de l’intime à l’absolue différence.

Qu’est ce qui dans l’autre fait que je le reconnais? Ou que je ne le reconnais pas ou plus? Qu’est-ce que l’autre reconnaît dans mon apparence?

Lacan fait de la reconnaissance par le sujet enfant, encore dépendant sur le plan moteur, de son image spéculaire, un moment clé de sa construction par l’identification à cette image constituante (et aliénante). Désormais le sujet peut se reconnaître dans son reflet, c’est d’une reconnaissance psychique dont il s’agit, dont le corps est le support. C’est aussi un moment qu’il qualifie de « jubilatoire », cette connaissance s’associant donc à un moment de plaisir. Les aléas, les embûches, les accidents possibles au cours d’une vie renvoient à cette image, cette «forme orthopédique (réparatrice) et anticipée de sa totalité ». De cela, aucun scanner, aucun IRM ne peut en dessiner les contours, ou en délivrer une imagerie. Pourtant de cette construction, dont il conviendrait de refaire tout le tracé, découle cette figure unique, singulière du sujet, qui tient compte de l’aperception qu’il a reçu du regard de l’autre posé sur son reflet et des mots qui l’accompagnent. Sans le langage, l’enfant pourrait rester captivé par cette image inconnue. Construction singulière, éphémère, telle une photographie qui saisirait dans un seul mouvement, dans un seul cliché, l’aperçu du désir de l’autre qui délivrerait l’assomption de son image au sujet, et qui le fige dans un tracé inconscient, ignoré de lui-même. Cette réflexion pose la question des limites corporelles. Et de l’unité. Qu’est ce qui borde la jouissance ? Qu’est ce qui humanise ? Il y a des visages défigurés, inenvisageables, impensables, que l’on pourrait presque dire déshumanisés. La littérature en joue, telle l’histoire de la Gorgone que doit combattre Persée. Pour lui éviter de croiser son regard et d’être changé en statue de pierre (sous l’horreur de sa vision), la déesse Athéna lui offre un bouclier dont l’intérieur en verre poli lui sert de miroir. Il parvient ainsi, tout en regardant son propre reflet et guidé par la déesse à décapiter la Gorgone. On est dans le domaine de la mythologie, mais est ce que la différence remet en cause l’appartenance à l’espèce humaine ou fait toucher du doigt l’étrange (accompagné ou non d’effroi), soit ce qui fonde l’humain ? L’histoire est aussi riche de récits faisant état de la fabrication de « monstres » (pour amuser la cour). Par exemple, l’intrigue de « l’homme qui rit «  de Victor Hugo (1869). Son sourire désormais privé de l’expression de tout autre affect, sidère, il fige la pensée. Cela convoque en nous malaise et pulsions. Ce qui saisit le plus, c’est de reconnaître dans le monstre (ou dans le vampire) visage humain. Le corps captive, parce qu’il convoque au point de nouage entre le mot, le réel, soit l’irreprésentable, et l’imaginaire.

Qu’est ce qui vient faire valeur d’étranger dans le corps, l’étranger dans la vie ? Certains d’entre nous sont confrontés à des maladies graves, voire incurables qui vont les confronter à toute une série d’épreuves : traitements, interventions… aussi dévastateurs que possible (il faudrait dire impossible). La question du corps se repose alors autrement, selon cet abord que j’ai choisi de traiter, l’intime et l’étrange. Comment par exemple penser la reconstruction du corps avec des parties du corps ? Ou que devient la pulsion, quand elle n’est plus rattachée à l’orifice du corps sur lequel elle s’appuie. Ou qu’elle est dérivée…que ces orifices sont supprimés, branchés sur des prothèses ou substituts ? Comment intègre-t-on tous ces artifices à l’image de son corps ? Notons que ces artifices parfois deviennent indispensables pour que la vie continue. « Trous, bouche, yeux, anus, oreilles, narines, tout humain est touché au point de son animalité dont il voudrait se déprendre. » Pascal Quignard

Jean- Luc Nancy, philosophe, a rédigé un texte, paru sous le titre « l’Intrus », où il évoque la transplantation cardiaque qu’il a dû subir une dizaine d’années auparavant et les nombreux bouleversements attenants. L’intrus, témoignage intime de l’auteur raconte comment un sujet est ébranlé par les greffes d’organes. Ebranlé de toutes sortes de façons extérieures et intérieures à lui et jusque dans son psychisme. La greffe du cœur semble être une illustration de ce qui peut être le plus étranger au cœur de chacun et on pourrait faire une comparaison avec ce qui peut se révéler via le symptôme. En cela, ce sentiment d’étrangeté peut s’apparenter à ce qu’éprouve un sujet en proie à l’angoisse. Se découvrir inconnu à soi-même.

Dans cette expérience, qu’il nomme la vie/mort, Nancy témoigne d’une forme de passivité. Il dit « la révolte et l’acceptation sont également étrangères à la situation. » Il est plutôt porté par le désir des autres, ses proches mais aussi par la position médicale. Quant à lui, il reste très divisé sur ce qu’il convient de faire.

Dans cette expression la vie/mort, c’est aussi le caractère nécessairement lié de la mort à la vie qu’il relève ainsi : « La vie ne peut que pousser à la vie. Mais elle va aussi à la mort…Isoler la mort de la vie, ne pas laisser l’une intimement tressée dans l’autre, chacune faisant intrusion au cœur de l’autre, voilà ce qu’il ne faut jamais faire. »

L’étranger dans le corps

L’effet de l’annonce de l’obligation d’une greffe modifie les rapports de l’homme avec son corps. De silencieux, ce corps passe à l’état d’étrange et d’inquiétant et l’auteur ne cesse d’en guetter les moindres manifestations. Un sentiment d’étrangeté s’éveille en lui. Le premier caractère intrusif, c’est l’organe lui-même, le cœur qui lâche, qui l’abandonne, qui n’est donc plus son cœur, un cœur qu’il faut « extruder », puisqu’il est fichu, un cœur qui est désormais intrus dans son propre corps. Que peut faire un corps sans un cœur ?

La deuxième étrangeté consiste à ce que le corps accepte cet autre cœur, sous la forme du greffon, venu d’ailleurs. A ce propos, il souligne que la greffe, c’est la possibilité de réseaux humains, où la vie/mort est partagée, où la vie se connecte avec la mort, sans distinction de race ou de sexe, sans limites. On peut lui transplanter le cœur d’une femme noire. La seule limite qui va conférer à l’étranger son statut d’intrus, c’est le système immunitaire qui va le déterminer, avec possible rejet du greffon. Mais pourtant !

Sur le plan physiologique pour accepter un corps étranger, il faut baisser le système immunitaire du corps greffé, c’est-à-dire rendre le corps étranger à lui-même. Il compare le système immunitaire à la signature physiologique d’un sujet. Si on le prive de ce système, on lui enlève son identité. On le prive de son identité, en voulant le contraindre à accepter l’intrus. Cela donne lieu à des manifestations diverses : zona, effets secondaires à l’immunodépression, cancer, traitements et surveillance médicale continuelle.

Il dit de lui qu’il est devenu avec ce cœur ouvert une béance ouverte, jamais refermée, intrus à lui-même. « Je suis ouvert/fermé. »

Perte de repères, pertes d’identités dont il sort égaré et à tout jamais autre.

Le « je » disparaît mais s’enfonce dans une intimité encore plus profonde. L’intrus l’expose et le mute. L’intrus, c’est lui, c’est l’homme, c’est l’autre et soi. Et c’est en intrus qu’il est devenu qu’il fréquente le monde. C’est au prix de ce consentement que la vie est possible.

Consentir, c’est considérer que l’intrus fait partie de nous, comme possible rejet.

Consentir à consiste à se laisser déranger par l’intrusion de l’étranger en soi, d’en supporter les effets sans succomber, sans « céder à la jouissance du renoncement » (Michel Lapeyre).

Succomber serait prendre le risque de perdre la chance du rejeton.

Pour consentir, ne faudrait-il pas qu’en chacun subsiste une petite part étrange, décalée, à nous-mêmes inexpliquée pour garder figure humaine ?