Le concept dans la psychanalyse ?

17 septembre 2007

Séminaire de Toulouse : science et ascience.

Je ne vais pas épuiser ce thème. Je me suis donné, pour ces quelques remarques, trois repères, dont je ne présenterai vraiment que les deux premiers. Je laisserai le dernier comme point de butée. Le Séminaire Livre I, Le Séminaire livre XI, « L’étourdit ». Lacan s’adresse aux analystes, mais ça ne concerne pas qu’eux. Au début, il part de Freud, bien sûr, et à la fin peut-être qu’il sort même de l’analyse. En tout cas, il y a un rebroussement du tout au tout.

Dans Les Écrits techniques de Freud, Lacan insiste d’emblée sur la pensée freudienne comme refus du système, même si elle y reste exposée. Les notions freudiennes répondent à une question préalable, plus ou moins explicite. Dans la considération de la science, avec et contre le physicalisme (attraction-répulsion), il s’agit de réintroduire le sens et le sujet. Freud est au milieu des contingences : la mort, la femme, le père. Ce qu’il propose relève de l’art du bon cuisinier : sauf qu’on y opère ici non pas avec le couteau, mais au moyen des concepts. Or ceux-ci surgissent du langage, dont il faut se désempêtrer, pour se soumettre aux faits. Rien d’évident, et les concepts sont donc révisables. Par ailleurs, introduire le sujet, c’est s’introduire, « soi-même est en cause ». Il est urgent de s’analyser, ce qui suppose d’être deux et même plus que deux. Car la situation analytique est au-delà de la compréhension mutuelle. En fin de compte, il s’agit bien de renouveler le déterminisme et de mettre de la raison là-dedans, c’est-à-dire dans le sens, le contresens et le non-sens. On vise par là un art du dialogue, et de rendre le patient capable de soutenir le dialogue analytique.

Le concept n’est donc, malgré tout, qu’un couteau ou un marteau qu’il convient d’avoir et de tenir bien en main. Tel est, résumé, le préambule de Lacan à son propos initial, au commencement même de son enseignement proprement dit.

Il revient alors au moins deux ou trois fois, directement ou indirectement, sur le concept, cette année-là. Dans les leçons I, XIII et XIX. Le but de son séminaire, qui ne vaut que si on y participe et si on y collabore (avertissement toujours d’actualité), c’est de repérer le sens de ce que nous faisons, de mettre en cause notre activité. Les notions fondamentales n’ont pas d’autre fonction que de viser à éviter les confusions. Il souligne l’émerveillement que produisent les textes de Freud : leur fraîcheur, leur vivacité ; l’engagement de Freud qui y met tout le poids de son autorité ; la question persistante de ce que nous faisons quand nous faisons de l’analyse, soit le problème de la garantie. Voilà ce qui justifie le passage par les concepts : s’y mettre et y mettre du sien. Il ajoute un point important, à savoir que la découverte de Freud est dans la façon de prendre le cas dans sa singularité, et que pour ce faire « ce dont il s’agit [pour le patient] c’est moins de se souvenir que de réécrire l’histoire ». On voit la valeur à la fois relative et absolue du concept : relative à l’action à mener, absolue en ce qui concerne son éclairage, son éclaircissement, son « éclairement ». C’est ce point qu’accentue un peu plus tard Lacan en posant que le mot c’est la chose même, puisque c’est la parole qui fait surgir la chose (à propos de l’exemple de l’éléphant). Le concept, alors, ajoute-t-il en reprenant Hegel, c’est le temps de la chose : ce qui marque et soutient l’identité dans la différence. Ces considérations sont à relier à la distinction, contemporaine, de la parole vide et de la parole pleine, à savoir que si celle-là est de l’ordre du bla-bla-bla, celle-ci renvoie à l’acte de parole comme tel, et par conséquent à la résonance de tous les sens qu’elle crée. Disons alors que la réalité du concept, c’est d’être opératoire.

Dans ce temps inaugural de son enseignement, Lacan n’attribue aucune essence au concept, il lui concède une utilité dans la pratique et son orientation : mais il oscille entre la conception freudienne, qui en fait à la limite une désignation, et une autre perspective, qui lui accorde presque une fonction créatrice.

* * *

Paradoxalement, c’est au moment même où il va poser comme tels les quatre concepts dits fondamentaux que Lacan va déjà ouvrir, sans le dire tout à fait, une critique de taille du concept ès qualité. Il demande et se demande si dans la psychanalyse il y a des concepts, si même les termes freudiens clés sont des concepts, et plus encore si la psychanalyse est une science. Car maintenir tels quels ces termes ne suffit pas, pas plus que collecter les faits pour les justifier ou les illustrer n’est essentiel. Il s’agit, dit-il (je paraphrase), de faire parler le symptôme, de lever le mutisme dans le sujet parlant. On reconnaît là l’aventure avec l’hystérique. Et ce dont il est question, c’est de savoir et comment et pourquoi. Cela nous conduit à invoquer, d’une manière ou d’une autre, le péché originel de l’analyse, le désir de Freud, avec ce qu’il garde d’inanalysé. Voire de honteux. Tel est le « fondamental » desdits concepts. Les fondements, les « pudenda », ce dont on doit avoir honte. Nous voilà donc avertis sur les concepts et leur place : non le ciel des idées, mais l’enfer de l’inavouable. Au moment de l’excommunication, Lacan situe son enseignement : comme revalorisation de l’instrument de la cure, soit la parole, et conjointement en tant que réhabilitation du concept (contre ceux qui le refusent), mais dans l’optique d’interroger le champ de l’expérience, d’examiner le désir de Freud qui y ouvre, de définir ce qui unifie ce champ. Soit la fonction du signifiant, puisque c’est sous l’égide de celui-ci, et aussi de ses limites, que Lacan va mettre en branle la bande des quatre…

C’est alors, et ainsi, que Lacan va déployer une conception du concept qui, tout en l’érigeant, ira jusqu’à le renverser, tout en le mettant en œuvre, aboutira à le mettre en cause… et à mal. Il expose son point de vue : « […] notre conception du concept implique que celui-ci est toujours établi dans une approche qui n’est pas sans rapport avec ce que nous impose, comme forme, le calcul infinitésimal. Si le concept se modèle en effet d’une approche à la réalité qu’il est fait pour saisir, ce n’est que par un saut, un passage à la limite, qu’il s’achève à se réaliser. Dès lors, nous sommes requis de dire en quoi peut s’achever l’élaboration conceptuelle […] ». Premier point donc : le concept entre approximation et franchissement. Deuxième point : c’est le sujet qui est appelé, à chaque fois, en chaque concept (avec l’inconscient qui le constitue, dans la répétition qui le traumatise – « troumatise » –, par le transfert qui le déplace, pour la pulsion qui le fait apparaître, comme « neues Subjekt »). Troisième point : chacun des concepts n’est pas séparable de la présence de l’analyste. Quatrième point : le maniement du concept doit tenir compte des effets sur l’auditeur de la formulation. On mesure à quel point le concept n’a de sens et de portée qu’en relation avec et l’usage technique, et la dimension épistémique, et l’orientation éthique, pas sans rapport donc avec le savoir-faire, le savoir et le savoir y faire. On est peut-être déjà sortis du concept, à défaut d’en avoir fini avec lui.

Ce sont en effet de drôles d’oiseaux ces concepts, des choses bizarres que ces fondamentaux : moins des définitions que des opérateurs (pas des rites pourtant), et qui ont trait moins à une essence qu’à une opération (pas magique pour autant). Chacun d’eux révèle, et s’avère être, une contradiction. L’inconscient, c’est la positivation d’une négativité. Lacan avance trois remarques à cet égard. La limite de l’« Unbewusst », c’est l’« Unbegriff », le concept du manque. Ensuite, l’inconscient accuse la clocherie, il montre ou manifeste la béance entre la loi, le déterminisme d’une part, et d’autre part la cause, la causalité : entre la saisie conceptuelle et ce qui reste anticonceptuel, indéfini. Ainsi et enfin, il est dans le trou, la fente : il est de l’ordre du non-réalisé, dans l’aire (l’ère) du non-né. La répétition, c’est l’aporie du nouveau. Lacan démontre qu’il traduit l’orientation de l’analyse vers le noyau de réel au cœur de l’expérience. Son ressort, c’est la rencontre évitée, la chance manquée, la fonction du ratage (un des exemples majeurs, c’est le regard). Le transfert, c’est la relation interhumaine comme espace et débouché d’embûches. Selon Lacan, il dirige, mais il est aussi commandé par, la façon de traiter les patients. Il comporte l’amour de transfert, face de tromperie, et la butée ou l’échouage sur le fantasme, face de résistance (SsS et objet a). La pulsion, c’est le traitement des paradoxes de la jouissance. Ce n’est pas un mythe ni un modèle, mais une convention, une fiction. Il est à rapporter à la catégorie de l’impossible (ses deux murailles que sont le réel… et le plaisir). Il est à référer à la demande et au désir de l’Autre.

Si je conclus sur cette atypicité du concept dans la psychanalyse, du concept fondamental pour celle-ci (puisque « concept psychanalytique », je crois, ça ne peut pas se dire), je relève trois axes. D’abord un hiatus : entre la loi et la cause (l’inconscient), entre le signifiant, fini, et le réel, infini (la répétition), entre I et a (le transfert), entre mort et vie (la pulsion). Ensuite je formulerais volontiers l’achèvement et la réalisation propres à chacun des quatre : l’inconscient, dans la réalité sexuelle ; la répétition, dans la perte de jouissance ; le transfert, dans la séparation ; la pulsion, dans l’acte (« la pulsion est le tracé de l’acte »). Enfin et surtout, foin des concepts (non pas refus, comme celui des « ânes-à-liste » qui excommunient Lacan, mais dépassement, « Aufhebung ») qui n’ont d’utilité et d’usage qu’à ne plus servir à rien d’autre qu’à un passage, à la passe, soit à l’émergence du désir de l’analyste, et à l’avènement du désir de savoir (l’un surmontement du désir de l’Autre, l’autre retournement de l’horreur de savoir).

* * *

Je ne conclus pas mais termine sur une butée (la mienne d’abord) qu’offre « L’étourdit », dont je retiens trois éléments de critique du concept : d’une part que le concept a à voir avec la topologie sphérique alors que nous avons affaire en fait (nous avons « asphère » !) à une topologie de l’« a-sphère » ; d’autre part que le concept, c’est ce sur quoi repose la foire du langage (sic) ; et finalement que le concept n’est pas la structure ni la structure le concept. Ne nous pressons pas de comprendre mais hâtons-nous de manier. Tel est le message lacanien !

Bibliographie (Jacques Lacan !)

Le Séminaire, Livre I, Les Écrits techniques de Freud, 1953-1954, Paris, Le Seuil, coll. « Le champ freudien », 1975 :

– « Ouverture du séminaire », p. 7-10 ;

– leçon I, « Introduction aux commentaires sur les écrits techniques de Freud », p. 13-25 ;

– leçon XIV, « Les fluctuations de la libido », p. 201 ;

– leçon XIX, « La fonction créatrice de la parole », p. 226-268.

Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse,1964, Paris, Le Seuil, coll. « Le champ freudien », 1973 :

– leçon I, « L’excommunication », p. 14-16 ;

– leçon II, « L’inconscient freudien et le nôtre », p. 21-30 (et notamment 22, 23, 24, 25, 28) ;

– leçon IV, « Du réseau des signifiants », p. 43-51 (et notamment 47, 48, 50) ;

– leçon V, « Tuché et automaton », p. 53 ;

– leçon X, « Présence de l’analyste », p. 113-123 (et notamment 114, 115, 116, 117, 118) ;

– leçon XI, « Analyse et vérité », p. 133 ;

– leçon XII, « La sexualité dans le défilé des signifiants », p. 137 ;

– leçon XIII, « Le démontage dans la pulsion », p. 148, 149, 152.

– leçon XIV, « La pulsion partielle et son circuit », p. 159-169 (et notamment 164).

Autres écrits, Paris, Le Seuil, coll. « Le champ freudien », 2001 :

– « L’étourdit » (1972), p. 449-495 (notamment 472, 484).