30 mars 2009
La fois dernière, nous avons terminé notre discussion, grâce aux interventions de Bernadette Sauret et de Dimitri Sakellariou , sur la question de l’infini. J’ai déjà signalé cette hésitation de Lacan concernant le statut du cercle : est-ce qu’il est équivalent à une droite infinie ? Je ne suis pas mathématicien , et la remarque qui suit est celle d’un candide : pour qu’on puisse dire que le cercle est infini, il faut supposer un agent qui le parcoure sans la nécessité de s’arrêter , comme le peintre Opalka peignant une suite ordinale numérique ; sans cet agent extérieur au cercle et venant courir sur sa circonférence, l’intuition que nous avons du cercle est qu’il est fini. Quand il est parcouru, par contre, c’est un infini potentiel. Cependant, pour qu’il y ait équivalence de ce cercle infini avec une droite infinie, il faut une autre condition qui est qu’il ait comme rayon une droite infinie. On peut supposer qu’ainsi la courbure du cercle serait effacée. Quant à la droite infinie, au sens cette fois de l’infini actuel, elle n’est pas représentable comme infinie, sinon par une convention , celle d’un 8 horizontal qui signifie l’infinité de la ligne qui, en tant que représentée, est finie. De quel infini parle Kierkegaard dans la phrase que je vous ai citée, et dans laquelle il parie pouvoir atteindre « la certitude de l’infini » en ne cédant pas sur son symptôme, qui est la mélancolie. Avant de répondre, ou de tenter de le faire, je voudrais vous dire quelques mots concernant la mélancolie, ces quelques mots m’étant venus dans un débat qui a suivi un passionnant exposé de Marie-Claude Lambotte sur la mélancolie, justement. Partons de l’affirmation, que j’emprunte à une analysante : Je n’existe pas, dans laquelle le sujet n’existe comme énonciation qu’à se nier dans l’énoncé. Cette formule est radicale, au sens où le sujet mélancolique ne dispose que de ce moyen pour se soustraire à la jouissance de l’Autre. Pour Kierkegaard, comme nous l’avons vu, le refus de se marier avec Régine Olsen découle de sa décision de ne pas risquer, dans cette union d’amour, perdre sa mélancolie, c’est à dire ce qui lui permet d’ex-sister en se niant dans l’énoncé et notamment, pendant tout un temps, de nier qu’existe un auteur appelé Soeren Kierkegaard, du nom de son patronyme, comme si l’acceptation du patronyme le menaçait d’être transformé en otage de l’Autre. Divisé entre son existence comme sujet de l’énonciation et son inexistence comme sujet de l’énoncé, un tel sujet ne peut se poser la célèbre question de Leibniz : pourquoi existe t-il quelque chose plutôt que rien ? Cette question en effet implique que le « rien » soit articulé dans la chaîne signifiante de telle sorte qu’il donne lieu à un effet de signifié auquel le sujet puisse s’identifier, non sans angoisse. Pour un sujet mélancolique, la seule question serait : pourquoi suis-je rien plutôt que quelque chose, mais dans cette proposition « rien » appartient à l’énoncé sans être subjectivé . Ce pourquoi ce rien peut faire retour dans le réel sous forme de trou , en tant que phénomène élémentaire.
Quant à la direction de la cure, la question majeure a été bien posée par Marie-Claude Lambotte : un sujet mélancolique peut-il s’identifier ailleurs que dans une identification spéculaire ? Autrement dit, a t-il les moyens de ne pas se réduire à l’image identificatoire que lui propose l’Autre dans le miroir, ou plutôt en miroir ? Paradoxalement , la réponse est : oui, puisqu’il est mélancolique. En se niant dans tout énoncé, il s’affirme dans l’énonciation, y compris peut-être grâce à ce das Lieben, que j’avais décelé chez Freud. Le problème n’est donc pas qu’il ne s’aime pas, mais qu’il ne puisse le savoir. Or, c’est là que le « deux » intervient : je ne peux savoir que je m’aime qu’en aimant l’Autre ; C’est sans doute là que peut prendre sens et être acceptée la proposition de Lacan sur la réciprocité de l’amour à propos de laquelle j’avais été caustique la fois dernière. Aimer sans perdre sa mélancolie, tel est le dilemme qui rend problématique l’issue, soit savoir que je m’aime. Il y a donc narcissisme, puisque le das Lieben investit l’énonciation, mais corrélatif d’un rejet de l’Autre, qui persistera et se confirmera, dans le cas d’une psychose , dans la forclusion du Nom-du-Père. Comme on le sait rejet et forclusion sont les deux traductions possibles d’un seul terme allemand Verwerfung, que Freud emploie très tôt,dans les années 1890, sous une forme verbale.
Revenons à l’infini. De façon improvisée, j’ai dit que l’infini ce n’était pas plus que le fini, mais que l’infini était le fini sans les paramètres symboliques dans lesquelles s’articulent la réalité du fini. Ce n’est pas mal comme définition. En tout cas, ça permet de saisir pourquoi l’infini est irreprésentable à partir du fini, c’est à dire quand on veut construire l’infini sur le modèle imaginaire- symbolique du fini. Peut-être certains ont l’expérience de cette angoisse, que j’inclinerais à dire infinie, qui peut saisir un sujet quand il essaie d’imaginer l’infini. Nous avons des témoignages de cette expérience chez Rolland de Reneville et surtout René Daumal . Il n’est pas abusif de penser que cette angoisse est alternative au désir qui n’est jamais que de se séparer de l’armature symbolique qui sous-tend la réalité. Quels sont les modes par lesquels l’humain aborde cet infini dont il est l’inventeur ? Dans la religion, la notion de « glorieux » permet de saisir l’infini à partir d’un corps à quatre, et non trois dimensions. Ce n’est pas très loin de la physique relativiste qui met en cause l’illusion d’un temps où la simultanéité existerait. Dans la poésie, l’infini cogne dans les tropes quand ils sont subvertis, c’est -à -dire réinventés en dehors de leur fonctionnalité reçue (« Quelque chose noir » de Jacques Roubaud) ou dans une sémantique de l’impossible (« Soleil vu de dos » de Jacques Dupin) . Dans l’expérience mystique enfin, cette abolition des paramètres de la réalité est sans doute la plus probante, mais je ne veux pas en parler pour le moment. Remarquons maintenant ceci : si cette proposition sur l’infini n’est pas délirante ou pire, benête, elle a une conséquence qui est que nous devons renoncer à savoir ce qu’est l’infini en restant dans le registre du fini, et que, si nous quittons ce registre, nous ne pouvons espérer un savoir du même type que celui dont nous sommes pourtant nécessairement demandeurs.
Pour ne pas quitter cavalièrement Kierkegaard, nous voyons bien que , pour atteindre cet infini, celui dont je parle sans savoir si c’est le même dont parle Kierkegaard et encore moins s’il l’a atteint, la voie de l’amour n’est pas la bonne, ou plutôt, elle se révèle insuffisante. Nous ne pouvons pas, bien entendu, en conclure qu’ infini et borroméen, c’est la même chose, même si croire à l’amour ce n’est pas croire au rapport sexuel. Reprenons ce que nous enseigne la topologie, ou plutôt ce qu’elle nous impose. Si nous tressons R, S, I une fois nous n’obtenons pas, en raboutant au terme du tressage le bout de départ de chaque brin à son bout d’arrivée, R à R, S à S, I à I, nous n’obtenons pas un noeud borroméen, mais un nœud olympique. Pour obtenir un nœud borroméen, il faut procéder à un deuxième tour en ne fermant pas trop tôt les cercles. On peut, dès le premier tour si j’ose dire, fermer les cercles, mais il faut un deuxième tour, pendant lequel le cercle n’est pas fermé, pour obtenir du borroméen. Cela n’est pas sans résonner avec la question du cercle infini ou pas : si le coureur s’arrête après un premier tour de la circonférence du cercle, parce qu’il a reconnu la banderole d’où il est parti , il conclut que le cercle est fini et il peut mesurer la longueur parcourue qui sera la longueur de sa course. S’il continue sa course, il pourra , mettons après un deuxième tour, mesurer la longueur de sa course ,mais celle-ci ne sera plus jamais celle de la circonférence. Le problème se complexifie avec la figure qu’on appelle spirale et je regrette vraiment mon inculture mathématique , parce que je ne peux sur cet exemple précis la compenser avec la culture psychanalytique. Cela étant, il est fréquent qu’un analysant , après plusieurs années de cure , dise avoir l’impression de se retrouver à son point de départ. C’est faux , certainement, mais s’il le dit c’est parce qu’il a de nouveau rencontré une sorte de banderole transversalement verticale qui lui fait penser qu’il est encore sur la courbe inférieure, celle dont il est parti . Je dis « inférieure », ce qui suppose que la cure soit une spirale montante, ce qui est pure fabulation. Cela étant, je veux insister sur ceci que, quand vous procédez, en utilisant votre main, au tressage, vous parcourez avec votre main un parcours dans l’espace ,que vous pourriez visualiser si vous mettiez un voyant lumineux à votre doigt et même capter photographiquement dans sa continuité, comme sur les photos où sont enregistrés synchroniquement des éclairs successifs. Le parcours de la main est une corde.
De ceci, que faut- il retenir, sinon que la considération des cordes ou des ficelles ou des cercles, prise en elle-même n’a aucun rapport avec la psychanalyse. Que nous raisonnions sur un dessin, ou que nous manipulions de vraies cordes dans les trois dimensions, la dimension psychanalytique ne s’introduit que si nous posons que c’est notre propre course qui donne consistance à la corde en question. Quand je dis « propre » ce prédicat n’est pas synonyme de « sujet » . Quand un corps humain vivant vient à naître et même avant, pendant la gestation, une consistance est conférée à la corde qui sera dite après « imaginaire » .Quand ce même corps est confronté à la pluie des signifiants, consistance est donnée à la corde qui sera dite « symbolique ». Par contre, comment décrire l’entrée en jeu de la consistance de la corde « réel » ? N’est-ce pas ce qui ne peut se dire « réel » qu’à ne se nouer que borroméennement aux deux autres ? Le sujet, dans ce nouage qui doit être borroméen, se manifeste comme « réponse du réel », définition du sujet dans « L’étourdit ». Le cas de la mélancolie est peut-être exemplaire, puisqu’il y aurait d’une part, concernant la consistance « réel », la nécessité logique de poser l’existence à partir de la non-existence, et d’autre part, concernant la consistance quatrième, celle du symptôme, la nécessité de poser un point d’Archimède qui servirait de levier à la division du sujet en donnant comme support au sujet de l’énonciation le das Lieben , et au sujet de l’énoncé l’affirmation première de l’inexistence, c’est à dire le fait que l’existence, en tant que prédicat , ne peut être que niée pour ne pas se trouver liée à l’imaginaire ou au symbolique. Je vais prendre un risque en reformulant ce que je viens de vous dire avec une précision maximale. Le je de l’énonciation est supporté par das Lieben et consiste dans la corde du symptôme. Le je de l’énoncé consiste dans la corde du réel et la condition pour que le réel consiste comme corde est que son ex-sistence soit niée, parce que c’est le seul moyen pour ne pas faire du réel un prédicat au moyen du jugement d’existence. Sur ce plan donc, Lacan ne prend pas les choses de la même façon que Freud.Cette formulation correspond cependant à une intuition, pas très assurée il est vrai, de Freud, quand il situe la fixation mélancolique comme originaire, ou au moins antérieure à celle de la démence précoce, de la paranoïa, et a fortiori des névroses de transfert.
Nous n’en sommes qu’au début d’une investigation qui s’annonce vaste, puisque nous aurons à reprendre les dernières années de l’enseignement de Lacan pour tenter d’en dégager une lecture qui ne soit pas rapsodique. En attendant , que dire de l’amour ? D’une part, il prend acte de l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel, d’autre part il est olympique et non borroméen. Troisième constat : dans l’amour, l’imaginaire est le moyen entre S et R, dans ce nouage olympique. Je vous propose de lire ainsi cette dernière proposition : le réel se reflète comme image dans le symbolique, ou mieux l’ex-sistence se reflète comme image dans le trou. L’image de quelque chose qui est d’ailleurs vient combler le trou du symbolique. C’est elle, ou c’est lui. Le symptôme, dans cette configuration, se retrouve à redoubler le symbolique, et c’est pourquoi il est désactivé. Pour que le devenir se remette en mouvement, il faudra un dédoublement du symptôme, mais que devient alors l’amour ?
Poursuivons dans cette même veine aventureuse. Le réel, soit l’ex-sistence , ne peut être un prédicat ni de l’imaginaire, ni du symbolique. Nous sommes là dans le passage entre consistance et trou d’une part (soit ce que Freud appelait le jugement d’affirmation) et d’autre part l’ex-sistence (ce que Freud appelle jugement d’existence). Chaque corde en effet a une consistance à elle, mais dans le rapport qu’elle entretient avec une autre corde , elle se détermine d’être consistance (I), trou (S) ou ex-sistence (R). Ce que Freud cependant rate en partie, c’est ce que Lacan met en lumière avec le borroméen, à savoir la contradiction qu’il y aurait à faire de l’existence un prédicat venant vérifier dans la réalité le jugement d’affirmation. Freud rate cette nécessité de poser d’abord l’inexistence. Pour ne pas reculer devant la difficulté, on peut se demander si le das Lieben n’est pas prélevé dans le jugement d’affirmation pour supporter le sujet de l’énonciation. Le oui du noyau narcissique originaire se diviserait avec le non qui empêcherait le réel d’être un prédicat , tout en étant sa condition.
