septembre 2006
Ces réflexions, ces « raisonnances » plus exactement, sont une invitation à lire et relire deux articles de Pierre Bruno parus dans les n°5 et 6 de « PSYCHANALYSE » : « L’arrangement (sur la perversion) » et « La (dé)mission perverse ».
Voici deux textes qui devraient faire date dans la recherche psychanalytique sur ce thème (de la perversion) abordé le plus souvent de biais ou entre parenthèses au sein d’études qui ne lui sont pas exclusivement consacrées ; « comme si la rareté clinique de celle-ci était telle qu’il faille remplacer les grives par des merles »(1). Ici, aucun dépit cynégétique ; le lecteur peut remplir sa carnassière du plus fin gibier théorique car l’auteur lui fournit de quoi réviser, compléter ou constituer son savoir sur la perversion avec une précision inégalée.
Impossible donc d’en donner un résumé qui n’irait qu’à la vulgarisation. Cette étude intègre l’essentiel des connaissances acquises sur la structure perverse pour en dépasser le point d’aporie – (l’intrication des pulsions empêche le pervers d’accomplir sur lui-même son programme de jouissance pure) – par une thèse prévue par Lacan mais que Pierre Bruno renouvelle : le pervers tente d’imposer à l’autre « une jouissance sans libido » (2). La démonstration (qu’on se rassure, elle devrait s’éprouver incomplète voir falsifiable si le lecteur se donne la peine d’y travailler malgré certains passages d’une compacité encore redoutable) de cette disjonction réputée impossible passe par plusieurs points remarquables.
Essayons d’en retracer l’épure expurgée par souci de concision de ce qui fait sa probation : la clinique devancière des grands littérateurs ( Sade, Laclos, André Pieyre de Mandiargue, Gide, Pauline Réage, Jouhandeau, Thomas Mann… la liste reste ouverte) et celle plus discrète mais non moins subtile d’un Karl Abraham ou d’une Joyce Mc Dougall.
Un axiome tout d’abord : Le fantasme, transtructural, est « pervers dans tous les cas ».(3) .
(Quid des cas où la construction du fantasme ne peut se réaliser mais peut-être faut-il leur appliquer la vis pascalienne – Tous les hommes sont si nécessairement pervers que se serait être pervers par un autre tour de la perversion que de ne l’être pas– ) Ainsi après avoir posé cette universelle positive qui alimente les traits pervers de tout un chacun, de toute une chacune des névrosé(e)s, l’auteur aborde la thèse freudienne : le sujet pervers opte pour le désaveu de la castration maternelle en lui substituant un fétiche, puis parcourt ce qu’il nomme « Le legs de Lacan » (est-ce façon de rappeler que le véritable légataire universel est la série de ses lecteurs ?) à travers trois références : « Kant avec Sade », « D’un autre à l’autre », « Notes sur le masochisme ».
Occasion d’y retourner et saisir qu’il se produit un glissement de paradigme de Freud à Lacan, passage de la perversion centrée sur le fétiche à sa dispersion dans la malversation masochiste. L’extension de ce mode originaire de la perversion au-delà des enjeux sexuels est ici nettement soulignée par Pierre Bruno qui fait de l’escroquerie le paradigme fondamental de la perversion : « l’escroquerie est l’âme de la perversion »(4). Rien d’étonnant à ce que nanti d’une telle « âme » le pervers incline complaisamment vers la religiosité !
Nous passons ainsi par le second point remarquable : la perversion est une tentative d’abolir la valeur falsificatrice du phallus symbolique. Nous retrouvons la manœuvre, repérée par Freud, du désaveu du manque phallique maternel, mais portée sur un plan logique, à savoir l’inversion du jugement de vérité opéré par grand phi – il est faux qu’un homme est une femme- en un –il est faux que soit faux qu’un homme est une femme- C’est à cette vérité controuvée que le pervers, volontiers missionnaire, veut convertir ses victimes. En découle une persistante « faute intellectuelle »(5) dont l’efficace (misérable efficacité) vise à rapatrier toute la jouissance du coté des détenteurs du pénis fétiché pour en priver radicalement l’autre moitié : la féminine ; annulation du « pas-tout » par un « tout-pas » féminin dans la confrérie des phallophores.
La démonstration arrive alors en son point-clef : le pervers veut se leurrer d’une interprétation de la castration comme privation, autre mode de la reconnaissance désavouée du manque de l’Autre. Notons ici que l’auteur opère un bougé à l’égard de la conception freudienne. Le démenti ne porte pas directement sur l’absence d’organe dans la perception, il concerne une reconnaissance initiale de la castration de la mère (manque symbolique d’un objet imaginaire) à quoi se substitue non pas immédiatement la chimère du fétiche mais une interprétation en terme de privation (manque réel d’un objet symbolique) qui ravale l’agent castrateur (le père réel ) vers un statut imaginaire d’Autre impuissant dans sa férocité même de privateur. C’est alors que le piège se referme sur le postulant pervers. Il doit en urgence convertir sa fausse interprétation, manque réel, en un phallus dévoilé ( phallus symbolique dégradé dans l’imaginaire) qui donnera forme aux extravagances du fétiche.
Cette opération sera la condition de son symptôme chargé de le protéger de deux dangers concomitants : être joui par le père et par la mère non-castrée ce qui lui délivrerait un ticket pour le néant. Le symptôme pervers est un arrangement ( au sens du contrat tacite que prise tant la Marquise de Merteuil dans « Les liaisons dangereuses » aussi bien que de la combinatoire des postures numérisées dans « Les cent vingt journées de Sodome ») avec l’Autre pour désavouer la castration tout en l’absolutisant afin de s’en remparder en y assignant l’autre
Nous retrouvons ainsi le lemme de départ : la perversion promet, mais au semblable, une jouissance totale, autrement dit sans libido. Celui, celle, que le pervers force à jouir le fera sans la présence du phallus symbolique et c’est l’effroi qui surgit où miroitait cette promesse.
Tel est le cœur de la mission perverse : prétendre garantir à l’autre une jouissance absolue. Sinistre duperie car sans phallus il n’y en a aucune, escroquerie de l’oasis qui n’était que mirage. L’ayant désertifiée du jouir comme du désir, le pervers pousse sa victime « dans l’anti-chambre de la mort »(6) soit vers la seule issue qui prouve la justesse de sa faute logique : la néantisation de l’objet « seule garantie réaliste pour que le létal du jouir ne soit pas terni par la rouille du vivant »(7). Pierre Bruno convoque ici la fureur de l’Histoire qui donne, hélas, assez d’exemples des exactions perverses perpétrées dans le collectif.
La question se pose alors de la spécificité d’une structure perverse, « incompréhensible, strictement, au névrosé parce que celui ci ne peut même pas imaginer qu’une jouissance soit désérotisée »(8). Pierre Bruno propose qu’il faut une conjonction particulière du couple parental : un réciproque mépris du père et de la mère. C’est dans ce lit désaccordé que seraient conçus les pervers, ( du moins que serait offert au sujet le choix d’une perversion). Pierre Bruno va, pour conclure, questionner ce que peut être une fin analytique dans la cure d’un sujet pervers, et là encore nous soupçonnons la novation.
Il se présente trois sorties classiques pour la perversion :
La conversion religieuse sous l’égide d’un père Dieu devenant Dieu le père (piège pour l’analyste dans l’idéalisation du transfert).
L’advenue de la lettre à la place du désir. C’est le symptôme de Gide à l’endroit de Madeleine.
La contingence de l’amour. La femme aimée en se substituant à la mère du désaveu répare le mépris où la tenait le père. C’est cette troisième occurrence qui, selon Pierre Bruno, préfigure le modèle d’une issue psychanalytique, car, dans ce cas la jouissance sans Eros est écornée par l’existence d’un partenaire aimé qui conserve un droit de tirage sur la libido. Mais pour que tienne cette configuration du transfert l’analyste doit veiller à soutenir le symptôme (quel qu’il soit) car il est le seul moyen pour que puisse être démonté ce qui de la structure reste coagulé dans le fantasme (la structure perverse réalise le fantasme universellement pervers).Pari pour qu’un désir enfin redevenu mobile laisse à ce sujet décillé le choix « de ne pas goutter ou de goutter follement le lait maternel »(9)
Voici, à grandes aiguillées, une lecture faufilée de deux articles dont je soutiens la candidature pour le débat du Midi-Minuit 2007. Puisse cette lecture singulière, réduite aux arêtes du texte, provoquer d’autres lectures, contradictoires ou plus complètes qui ne se priveront pas des substantielles références cliniques ni d’un excitant et topologique « touring » d’un château pervers l’autre, de la littérature.
1. P. Bruno in Psychanalyse n°5 Erès, 2005 p.5
2. Ibid, p.11
3. Ibid, p.5
4. Pierre Bruno in Psychanalyse n°6, Erès, 2006 p.68
5. Ibid ,p.71
6. Ibid, p.56
7. Ibid, p.56
8. Ibid, p.55
9. Ibid,p.71
Ces deux articles feront l’objet de discussions lors du midi-minuit des écrits de psychanalyse , le 24 mars 2007.
