Sans doute parce que j’étais frustré de ne pouvoir participer aux travaux de l’APJL à Angers – retenu à Nice par une thèse – je me suis trouvé jusqu’à la dernière limite sans arriver à enchaîner sur l’intervention de Pierre Bruno. J’ai donc commencé par la lire, relire et relire, pour tenter d’y articuler – c’est ma méthode – quelques remarques susceptibles d’en faire résonner les conséquences : la première est de souligner le carrefour où il nous a conduit – de l’amour, de la poésie et de la psychanalyse. A dire vrai, ce n’est pas la première fois qu’il nous amène là – j’y reviendrai. Du coup, j’ai tiré des fils autour de ce même point.
1 – Il y a d’abord cette thèse niçoise d’une collègue, Virginie Jacob Subrenat, qui m’a retenu à Nice samedi : elle s’achève justement sur une interrogation qui porte sur l’articulation de la poésie, de l’amour, du discours analytique et de la modernité. Elle m’a remis heureusement en mémoire le fait que, dans le Séminaire 20, Lacan situe, au même « moment », le changement de discours, qui en quelque sorte confirme sa théorie du lien social, et le surgissement aussi bien de l’amour que du discours analytique. Ce qui fait résonner déjà la question sur laquelle Pierre nous a laissé et qui portait sur le fait de savoir si l’on pouvait obtenir par la voie de l’amour ce que promet une cure : « Il y a de l’émergence du discours analytique à chaque franchissement d’un discours à un autre. Je ne dis pas autre chose en disant que l’amour, c’est le signe qu’on change de discours » (p. 21).
2 – Il y a ensuite le message d’un autre collègue, Laurent Cantonnet, qui m’a fait parvenir, en écho à notre séminaire qu’il suit via Internet, le thésaurus des occurrences de Lacan sur l’amour. De fait il prépare également un travail de thèse sur l’amour chez Lacan. Occasion donc de relire les passages concernant poésie, amour et psychanalyse. A dire vrai, on pourrait se contenter de lire ces passages en suivant, justement comme une sorte de poème, si le thésaurus ne comptait dans les 300 pages : c’est dire l’importance du thème chez Lacan. Je me laisse aller à un sondage essentiellement sur les séminaires XX, XXI et XXII, qui témoignent à la fois de l’importance de l’amour pour Lacan, et d’un glissement incessant dans l’effort d’appréhension.
Il y a des surprises : si est attendue la coïncidence de l’amour et de la psychanalyse autour du transfert et du sujet supposé savoir (suggérant à ce titre une issue différente pour l’amour et la cure), plus surprenant en effet est l’affirmation du fait qu’en aimant Dieu, c’est nous même que nous aimons (XX, 66). La condition pour qu’un homme puisse faire l’amour à une femme, c’est qu’il soit passé par la castration : si cette condition n’est pas réalisé, il la désire et « il lui fait toutes sortes de choses qui ressemblent étrangement à de l’amour » (XX, 67) ! L’acte d’amour, c’est, pour un homme, aborder la cause de son désir : « faire l’amour, comme le nom l’indique, c’est de la poésie » (XX, 68). Il y a d’autres occurrences à explorer, notamment l’opposition de la psychanalyse et de la science sur la question de l’amour : c’est la science moderne qui a rendu l’amour courtois à sa futilité – mais c’est de là qu’a surgit la psychanalyse comme « objectivation de ce que l’être parlant passe encore du temps à parler en pure perte » (futilement). Ces remarques amènent Lacan à mettre en étroite relation l’impossible du rapport sexuel (son non sens) et de l’amour ( !), avec le savoir (XX, 84, 131) – pour situer l’amour côté femme comme ne pouvant « aimer en l’homme (…) que la façon dont il fait face au savoir dont il âme » (dont il tire sa substance) (XX, 81). Autre surprise, il critique sur ce point aussi bien Lénine que Freud (XX, 90) – pour ne pas connaître suffisamment la haine… et donc l’amour.
Lacan a envisagé le nœud borroméen précisément à partir du fait que toute demande est une demande d’amour. On se souvient de ses formules : « Encore, c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour » (XX, 11) et le fameux « Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça » (XX, 101) où il est possible de lire une tentative de donner ce que l’on n’a pas (ça, précise Lacan, c’est l’objet a) grâce à celui auquel on s’adresse (XX, 114)…
Lacan avance de la rencontre amoureuse, contingente, qu’elle donne l’illusion que le rapport sexuel cesse de ne pas s’écrire – avec l’équivoque : est-ce que cela signifie qu’il existe enfin, ou qu’il « inexiste » sans espoir (XX, 132). Plus tard il dira d’un homme qu’il aime une femme par hasard (XXI, 63). Dès le séminaire suivant, Lacan si non conteste la borroméanité de l’amour, du moins distingue plusieurs modalités de l’amour non borroméennes : l’amour divin, l’amour courtois, etc., identifiant pourtant l’amour à un dire « en tant qu’évènement ») (XXI, 64) – dont il insiste sur l’effet de vidage (de l’amour sexuel, de la jouissance, XXI, 68, 70) jusqu’à faire de l’amour le rapport du Réel et du savoir (7XXI, 2) : c’est également la place où la psychanalyse se tient (XXI, 72). Lacan ici indique que si l’on prend l’amour comme moyen d’unir la mort avec la jouissance, l’homme avec la femme, l’être au savoir, alors il est un ratage – puisque l’on ne peut dénouer que par le moyen : la question étant alors de savoir s’il y a un autre usage possible de l’amour (XXI, 73). Etant donné que Lacan, en revenant sur les identifications freudiennes, corrèlera l’amour à l’identification paternelle, on peut se demander légitimement si l’amour ne subit pas les conséquences du déplacement de la fonction paternelle selon que c’est le père qui fait tenir le nœud ou selon que c’est le sinthome (XXI, 142) (ici abordé à partir de la distinction Nom-du-Père et « nommer à ») (XXI, 158). On se souvient qu’il redonnera une triplicité à l’amour avec le triskel de l’identification paternelle (XXII, RSI, 167) voire une quadruplicité en indiquant qu’il n’y a d’amour qu’à la condition de l’identification au quatrième terme qu’est le père (XXII, 167)…
Je terminerai cette ébauche de parcours par la distinction que l’on trouve à la fin du Séminaire XXI, qui prend la question de l’amour côté femme (239), entre deux amours : l’amour courant, celui du transfert, et l’amour qui se produit quand émerge la jouissance de la femme (240). Mais cela fait l’homme (et peut-être la femme) amoureux de son inconscient – condition pour ne pas errer (plus tard, dans RSI, il précisera que l’homme fait l’amour avec son inconscient, 91). D’où ce commentaire adressé à notre époque : « Pour la première fois dans l’histoire, lâche Lacan, il vous est possible, à vous d’errer, c’est-à-dire de refuser d’aimer votre inconscient, puisqu’enfin vous savez ce que c’est : un savoir, un savoir emmerdant » (XXI, 242). C’est une interprétation du rejet de l’inconscient par le discours capitaliste… Et c’est de cela dont il s’agit avec la promotion actuelle de la (psycho)thérapie par la psychopathologie d’Etat (cf. le décret Accoyer)…
3 – Je reviens alors à la dernière intervention de Pierre Bruno – occasion d’une autre rencontre de fin de semaine. Souvenez-vous de cette affirmation – déduite de la lecture de « Kant avec Sade » par Pierre Bruno et Isabelle Morin et Pierre – selon laquelle l’objet a est le père réel : dont Pierre éclaire aussitôt le retournement du fantasme qu’il fait équivaloir à la fin de l’analyse : séparer le père réel comme agent de la castration et l’objet a comme plus de jouir ouvrant dès lors à la dévalorisation de la jouissance. Le hasard m’a alors mis entre les mains un papier d’un sociologue marseillais, Jacques Broda, auquel j’ai quelque fois fait allusion. Celui-ci est intitulé : « Visibles, invisibles, Père où es-tu ? ». Il ose établir une correspondance entre père et prolétariat, et les associer dans la disparition du « prolétariat comme concept de la lutte des classes » : « il y a une forclusion du nom de la classe ouvrière », écrit-il., « qui s’appuie sur celle du Nom du Père ». Elevant ainsi la « classe ouvrière » au rang de nom propre, il éclaire sans doute d’un jour nouveau le fait que le prolétaire soit un symptôme social – une façon de se passer du père en s’en servant : mais c’est surtout le lien entre ce nom et l’acte par lequel le prolétaire « reprend le pouvoir sur la vie » que je voudrais souligner : puisque Jacques Broda apporte ainsi un écho à la remarque de Joyce cité par Pierre, selon laquelle Joyce, grâce à la restauration de la place vide du père réhabilite « l’Auctor de nos actes ».
4 – La question de savoir s’il est possible de parvenir à une fin d’analyse autrement que par la cure, par l’amour, rebondit. Peut-on dire que la voie de l’écriture choisie par Joyce, soit également celle de l’amour ?
J’avais évoqué ici-même une des conséquences de « l’humiliation du père » en parlant de maladie du nom : l’humiliation du père est telle, parfois, que le nom qu’il transmet est alors disqualifié pour signifier l’appartenance de tel ou tel à la communauté qu’il fréquente. Intuitivement, il me semble que l’amour du nom soit en quelque sorte l’envers de cet accident.
A ce point de ma réflexion, nouvelle et heureuse rencontre cette fois avec une suggestion d’Isabelle Morin : comme je m’ouvrais de mes difficultés avec cette séance, elle m’a rappelé une personne qu’elle m’avait déjà signalés. Etrange coïncidence, elle s’appelle Martine Broda : j’ignore si elle a le moindre rapport avec Jacques Broda ! Elle écrit à un ouvrage consacré au lyrisme et à la lyrique de la poésie amoureuse qu’elle a titré précisément : L’amour du nom (Paris, José Corti, 1997). Selon elle, l’amour du nom – au moins chez certains poètes – est sans doute l’amour du nom inventé ou rencontré pour désigner l’aimé(e).
Cette poétesse a lu Lacan, et j’avoue n’avoir pu la lire – avec une certaine passion – que cette seconde fois. Elle retrouve dans la poésie amoureuse le fait que l’aimé soit le manque de l’amant. C’est en quelque sorte la place de la Chose innommable qu’occupe l’aimé : de sorte que trouver, inventer le nom de l’aimé vérifie plus qu’ailleurs que le mot est le meurtre de la Chose – ou, aussi bien, est la réitération de l’échec de ce meurtre (une version de la façon dont l’amour est vide). Est-ce que la métonymie du nom propre de l’aimé (des noms propres) n’est pas métonymie du nom (le nom du nom de nom) requis pour métaphoriser ladite chose ? Je dois à Maéva Arnoux, une auditrice de ce séminaire, le rappel de l’étymologie de « métonymie » : littéralement « changement de nom ». Alors n’y a-t-il pas dans l’amour, avec cette nomination de l’aimé(e) ainsi entendue, une obligation faite au sujet de vérifier la déliaison des dimensions du symbolique, de l’imaginaire et du réel ? L’amour comme dire participerait de ce que Pierre Bruno, à propos de Joyce, a joliment appelé faufilage. Par là, chacun tresse. [Ne touchons-nous pas là une de ces contradictions dont l’amour est fabriqué : entre le fait qu’il réaliserait un faux nœud et le fait que le nom de l’aimé aille contre ce court-circuit ?]
Martine Broda, dans un chapitre de deux pages consacrées au thème de « l’amour de la morte » met en évidence que « La Morte évoque une séparation d’avec l’Autre maternel, qui peut-être vécu comme un meurtre nécessaire, condition de l’accès au langage » (p. 64). La Morte reconstruit la place de la chose : « c’est une des ruses d’Eros, écrit-elle, que de faire apparaître comme perdu et appropriable comme tel, un objet qui échappe en tout état de cause à l’appropriation ». Conclusion paradoxale : la perte devient une autre modalité de la possession ! Il me semble retrouver par là le sens de l’équivalence dont Lacan attribue la formulation à Freud, de l’amour et de la mort.
Martine Broda affiche au dernier paragraphe de son ouvrage une position qui me paraît échapper au dilemme entre optimisme et pessimisme : « Et, en dépit des imprécations et de sinistres prophéties, la poésie d’amour devrait encore moins qu’une autre être appelée à disparaître aujourd’hui, car à l’époque de la mort de dieu, notre illumination la plus accessible est profane. L’amour est appelé à durer aussi longtemps que l’homme, il durera tant que celui-ci sera un être de désir ».
5 – L’amour, avec cette réduction du nom à la place de la Chose, est une telle pratique de l’évidement du sens. Il me semble retrouver par là ce que Pierre Bruno avançait du nom HCE chez Joyce. HCE est rempli de bien des occurrences sans que cela remplisse HCE de sens. Sans doute cette remarque vaut pour les hétéronomies d’un Pessoa, qui, à peine un nom propre posé, devait composer l’œuvre qui le rangeait – et lui Pessoa avec – parmi les poètes… Ici c’est le le poème qui se fait faufilage.. Il m’a fallu ce détour pour me rappeler que Pierre Bruno avait déjà posé la question de savoir si l’amour permettait d’aller à la fin de ce que promet une analyse ou de court-circuiter au contraire ce qui permet cette fin. On trouve cette question, en effet, dans « Le tour de force du poète », son commentaire de l’emprunt fait par Lacan, à la poésie chinoise, de la conception de l’interprétation psychanalytique (La passe, Toulouse, PUM, 2003, pp. 137-149).. Il inscrit celle-ci dans la topologie de deux tores enlacés (de la demande et du désir) : l’interprétation est à la fois trou et coupure puisqu’elle isole la partie de l’objet ou les deux tores s’enlacent. L’isolement permet de déboiter l’un de l’autre, sans rompre la chaîne qu’ils forment, les deux morceaux des différents tores. Ainsi le fils qui parcourt l’âme de l’un des tores est celui qui traverse le trou central de l’autre. Le coup de ciseau et la mise en chaîne des deux morceaux restants interrompt l’enroulement des deux fils, l’un sur l’autre… Sauf que les fils sont également tranchés par le ciseau : il faudrait donc les rabouter. Comment Pierre voit-il la chose ? Lacan dit de la poésie qu’elle a deux effets : effet de trou, que nous avons tendance à privilégier, et effet de sens. Est-ce que le raboutage concerne ce deuxième temps ? Un nouage qui préserve l’effet de trou ?
6 – [J’avais livré, pour conclure, un fragment clinique qui marquera par son absence…]