La vérité petite soeur de jouissance.

 Juin 2014.

Séminaire le Mans .De la jouissance à la pulsion

« Je ne sais pas comment m’y prendre, pourquoi ne pas le dire, avec la vérité pas plus qu’avec La femme,  puisque j’ai dit que l’une et l’autre, au moins pour l’homme, c’était la même chose, ça fait le même embarras. » « Encore »

A lire la phrase que j’ai choisi pour épigraphe, Lacan n’en a pas fait le tour, de la vérité. Comment le pourrait-on d’ailleurs ? Ce petit extrait n’est pas sans faire écho à l’impasse de Freud  concernant ce que veut  la femme. Lacan y ajoute la vérité, mais, aussi, les homogénéisent, «… la vérité est femme déjà de n’être pas toute, pas toute à se dire en tout cas. »[1]

La vérité est une dimension « inévitable, dans l’instauration du discours analytique ». Si on l’évite, la vérité, que devient l’interprétation ? De la suggestion[2].

La vérité, c’est par définition, ce qui nous échappe, ce qui nous surprend. La vérité n’est pas un savoir vrai, elle ne prédique pas le savoir. Chez Freud c’est la réalité psychique, qu’il distingue à la fois de la réalité extérieure, matérielle, objective, mais aussi de l’illusion religieuse. Je renvoie ici à la 35ème leçon d’introduction à la psychanalyse, dans laquelle Freud articule l’affiliation de la psychanalyse à la science, je crois même qu’il le fait au nom de la vérité justement. La vérité chez Freud, c’est la vérité du désir inconscient.

La chose freudienne

« La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », c’est le grand texte de Lacan sur la vérité, dans la première partie de son enseignement. Il faut souligner la solennité[3] de Lacan pour annoncer son retour à Freud, c’est-à-dire à la vérité, freudienne. Le contexte, c’est le combat que Lacan mène face à l’analyse de la résistance. Lacan y va de sa prosopopée : «…pour que vous me trouviez où je suis, je vais vous apprendre à quel signe me reconnaître. Hommes, écoutez, je vous en donne le secret. Moi la vérité, je parle. » Difficile d’être plus solennel !

  La vérité est une énigme pour les hommes, elle se dérobe aussitôt apparue. Il n’y a nul héraut de la vérité, car l’homme ne peut pas savoir par où elle va passer en lui. La vérité est pourtant irréductible à l’existence humaine, mais ne s’apprivoise pas. La vérité vagabonde, insaisissable, dans le rêve, le lapsus et l’acte manqué. On ne peut faire taire la vérité. Elle ne parle pas simplement en haut lieu, je veux dire que la vérité ne passe pas dans les pensées intelligentes, mais « par la fascination sans motif du médiocre et l’impasse de l’absurdité. » La vérité, conclue Lacan à la fin de son texte est « étrangère à la réalité, insoumise au choix du sexe, parente de la mort et, à tout prendre, plutôt inhumaine ». Son caractère inhumain, on peut le rendre à Freud je crois, quand il décrit la vérité comme « intolérante » (sic.), n’admettant ni compromis ni restriction (35ème conférence). En outre, pas moyen de s’habituer à la vérité : « On s’habitue au réel. La vérité, on la refoule. »[4]

Freud soulignait déjà que la vérité est «  ce qui existe en dehors de nous, indépendamment de nous… » (35ème conférence). C’est pourquoi dans « La chose freudienne », c’est la vérité qui parle, pas le sujet.

A cette époque, nous sommes en 55-56, la vérité n’est rien d’autre que vérité langagière, est promue comme un point pivot de la pratique freudienne, elle se déploie sur un terrain absolument favorable, indubitablement  valorisée, et, comme le souligne François Balmès – dont je vais reparler dans un instant –  tant du coté de l’analysant que du coté de l’analyste. Plus précisément, il souligne que la vérité est valorisée indifféremment au regard des places des deux protagonistes dans la cure analytique. Je crois pouvoir dire que cette vérité au champ de l’Autre, elle ne bougera pas dans l’enseignement de Lacan, il n’y a pas à revenir à cette vérité freudienne.

Les faces de la vérité – décriée

Mais elle n’est pas-toute la vérité lacanienne, et dans « L’envers de la psychanalyse », le 17 juin 70, on peut lire :

« … c’est tentant, sucer le lait de la vérité, mais c’est toxique […] vos propos, si vous les voulez subversifs, prenez bien garde qu’ils ne s’engluent pas trop sur le chemin de la vérité. […] La vérité est séduction d’abord, et pour vous couillonner […] que de la vérité on ait tout à apprendre, ce lieu commun voue quiconque à s’y perdre. Chacun en sache un bout, ça suffira, et il fera bien de s’y tenir. Encore le mieux sera-t-il qu’il n’en fasse rien. Il n’y a rien de plus traitre comme instrument […] A vrai dire, ce n’est que d’où un savoir est faux que le savoir se préoccupe de vérité. Tout savoir qui n’est pas faux s’en balance. »…

Nous voilà passés de la vérité encensée, à la vérité « décriée ». « La vérité décriée » est le titre d’un texte de François Balmes[5], brillant commentateur de Lacan, dont je rapporte ici la thèse :

«…  la déprise de la vérité est la marque d’un franchissement analytique par lequel s’accomplit l’écart entre le discours de l’analyste et celui de l’hystérique, ce sera ma thèse. Alors seulement se pose de façon entière la juste distance de la vérité qui parle au mi-dire de l’interprétation»[6]

La thèse renvoie bien évidemment à la conceptualisation des quatre discours, deux de ces discours concernant directement la cure analytique, le discours de l’analyste et le discours de l’hystérique étant celui auquel s’apparole l’analysant. Deux protagonistes, deux discours, deux rapports à la vérité. De cette thèse, je souligne une chose : « de façon juste et entière » signifie que s’il est vrai que « L’envers » marque un tournant conceptuel sur cette question, celui-ci est préparé, la déprise de la vérité est annoncée depuis plusieurs séminaires. François Balmès semble donc ne pas ignorer ce point, mais il ne l’aborde pas dans son texte, et c’est ce que je vais essayer de faire.

Ajoutons aux vérités de l’analyste et de l’analysant une troisième vérité, qui est la vérité du discours, la place de la vérité étant en bas à gauche.

« Le lieu de l’Autre […] est fait pour que s’y inscrive la vérité, c’est-à-dire tout ce qui est de cet ordre, le faux, le mensonge – qui n’existe pas, sinon sur le fondement de la vérité. Ca, c’est le franc jeu de la parole et du langage. […] Mais qu’en est-il de la vérité dans ce schéma du quadripode ? […] C’est l’autre face de la fonction de la vérité, non pas la face patente, mais la dimension dans laquelle elle se nécessite comme de quelque chose de caché. »[7]

 

La vérité du discours, ce qu’elle met à sa place, ne peut qu’être voilé, quel que soit le discours. J’y reviendrai à la fin de mon parcours. Deux faces de la vérité, donc, celle de l’Autre, et celle des discours, en bas à gauche, à la place de laquelle peuvent venir se placer les différents éléments de la structure.

 Mais que la vérité soit « divisé », cela était déjà articulé dans le séminaire précédent, « D’un Autre à l’autre » à la première leçon, où Lacan affirme la non-consistance de l’Autre, c’est-à-dire qu’il n’y a rien qui garantisse le champ de l’Autre, l’Autre est troué :

« Si nulle part dans l’Autre ne peut être assurée la consistance de ce qui s’appelle la vérité, où donc est-elle, la vérité, sinon à ce qu’en réponde la fonction du a ? […] Moi, la vérité, ai-je écrit, je parle, je suis pure articulation émise pour votre embarras. C’est bien là ce que peut dire la vérité pour nous émouvoir. Mais cela n’est pas ce que crie celui qui est en souffrance, d’être cette vérité. […] A ce niveau, quoi chez l’Autre peut répondre au sujet ? Rien d’autre que ce qui fait sa consistance et sa foi naïve en ce qu’il est comme moi. C’est à savoir ce qui en est le véritable support – sa fabrication comme objet a»[8]

L’objet a, objet cause du désir, objet de la pulsion, objet dans le fantasme, est aussi « ce qui fait la cohérence du sujet en tant que moi », « la non-jouissance, la misère, la détresse, et la solitude », là où se profère « le cri de la vérité » [9]. On pourrait écrire : le mo(a).

Résumons-nous. 1) Dépréciation de la vérité, en particulier du coté de l’analyste, vérité « attention danger » ! 2) La vérité est pas-toute dans le champ de l’Autre[10] du langage.  3) Le sujet peut être la vérité, de s’incarner à un certain niveau, comme objet a. 4) Distinction, au regard de la vérité, de l’analyste et de l’analysant.

 On ne peut pas ne pas remarquer tout de suite que la vérité en a, c’est le discours de l’hystérique. Quant au mi-dire interprétatif de l’analyste, c’est le S2, le savoir venant à la place de la vérité, « faire fonctionner son savoir en terme de vérité »[11] dit Lacan (il le dit aussi autrement… bien évidemment). Je reviendrai plus tard sur ce quatrième point. Mais pour les trois autres, ils sont annoncés dès le séminaire XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », et à la définition du sujet divisé entre le savoir et la vérité.

Le sujet divisé entre savoir et vérité

Le titre officieux de ce séminaire est « Les positions subjectives de l’être », séminaire moins connu mais fondamental par rapport à ce que je soulève ici. Lacan se livre à une analyse du cogito cartésien, « Je pense donc je suis », tournant historique qui fonde le sujet de la science en quoi consiste le sujet freudien, et à partir duquel La science se déploie.  Le pas de Descartes est celui-ci : la visée d’une certitude, en rejetant tout savoir préétabli, et remettant la question de la vérité à Dieu. La démarche de Descartes n’est pas de vérité mais de certitude. Elle ouvre la voie à La science, car la vérité, remise dans les mains de l’Autre (Dieu), se trouve exclue du rapport du sujet au savoir. « Tout d’un coup, il devenait possible de savoir ce qui était impossible à découvrir quand on y cherchait d’abord ce qui était vrai : j’ai nommé la science. »[12] Le savoir, désormais, sert à accroître le savoir, sans se préoccuper de vérité[13].

Or Freud, dans la droite ligne de Descartes, pose que le rapport du sujet au savoir est un non-rapport, le sujet est séparé du savoir, il est sujet d’un non-savoir – en quoi Lacan soutient que la théorie freudienne prend ses racine dans la science. Mais si la psychanalyse est une science – question omniprésente chez Lacan dans cette période – elle n’est pas science sans vérité, la vérité bannie fait retour… du refoulé[14].  Il ne s’agit pas, en psychanalyse, de la vérité de l’être philosophique, mais  « la vérité est à dire sur le sexe. »[15].

C’est du sexe que provient la vérité, non du savoir, « la vérité fait retour dans l’expérience et par une autre voie que celle qui est de mon affrontement au savoir»[16]. Le sujet a un rapport divisé quant à son savoir, mais le savoir, à son tour, s’arrête devant le sexe. Un point du savoir ne peut se savoir : la réalité sexuelle. On ne peut pas tout dire de la réalité sexuelle, c’est pourquoi, aussi bien, il n’y a pas de vrai sur le vrai.

Le sujet est divisé entre le savoir et la vérité. Je pense, « donc je suis » :

 « là où je pense, je ne sais pas ce que je sais », et « ce n’est pas où je discours, là où j’articule, que se produit cette annonce qui celle de mon être d’être, du « je suis » d’être, c’est dans les achoppements, dans les intervalles de ce discours où je trouve mon statut de sujet. Là m’est annoncée la vérité : où je ne prends pas garde à ce qui vient dans ma parole. »[17]

La vérité s’annonce comme un « je suis d’être », car cet impossible à dire, ce réel qu’est la réalité de la différence sexuelle, c’est là que le sujet trouve sa seule certitude, à savoir d’en être soustrait, chu, déchu, éjecté, « le sujet prend sa nouvelle certitude, celle de  prendre son gîte dans le pur défaut du sexe. »[18]. D’un coté le sujet du signifiant et le savoir, le savoir qu’il sait mais dont il ignore qu’il le sait, et de l’autre coté, l’impossible à savoir sur le sexe – origine de l’horreur de savoir. Ajoutons à ce rapport du sujet au trou du sexe « ce quelque chose qui en est le supplément ludique et en même temps la défense »[19], c’est-à-dire l’objet a. Plutôt que l’horreur… du non rapport sexuel, on peut presque le dire, même si Lacan ne le dit pas encore bien sûr, plutôt que l’horreur, l’objet a, qui, s’il se révèle dans le fantasme, représente également la mise en jeu du sujet dans la partie sexuelle.

C’est bien d’un jeu qu’il s’agit, avant l’analyse et dans l’analyse. Pour tout être sexué, le jeu consiste à mettre hors jeu ce qu’il en est de la réalité sexuelle, le joueur attend sa place dans le savoir, et l’enjeu du joueur, se sachant déchu d’une partie qui s’est jouée ailleurs, c’est-à-dire tombé du désir de ses parents, c’est lui-même sous la forme de l’objet a.

« Et c’est en quoi le jeu est la forme propice, exemplaire, isolante, isolable, de la spécification du désir, le désir n’étant rien d’autre que l’apparition de cet enjeu, de ce (a) qu’est l’être du joueur, dans l’intervalle d’un sujet divisé entre son manque et son savoir. »[20]

a est la forme par laquelle l’être du sujet, exilé de l’impossible à savoir la réalité de la différence sexuelle, se retrouve lui-même, comme enjeu de la partie sexuelle qu’il joue. La partie a commencé ailleurs, au niveau du désir de l’Autre, et dans cette structure le sujet se place en a, « quelque chose où je m’instaure comme déchu, où je m’instaure comme réduit au rôle de haillon dans ce qui a été cette structure du désir de l’Autre par lequel le mien a été déterminé. »[21]

La vérité fait retour, donc, de plusieurs manières : dans les failles de mon discours, mais aussi dans le symptôme, « être de vérité »[22]. Le symptôme, il est quoi ? Il est vérité. Et il est où ? Dans l’absence de rapport, dans le non-rapport du sujet au savoir, dans la division (« Entzweiung » dans ce séminaire) entre le sujet et son savoir. Il y a une troisième voie de retour pour la vérité : le sujet en place d’objet a, il est ce rien, oui, mais ce rien est ce qui fait « la soudure de ma relation subjective…de ma relation subjective comme être »[23] et c’est en ce point que le sujet peut trouver sa vérité.

« Chaque fois que le sujet trouve sa vérité, là, ce qu’il trouve, il le change en objet a. C’est bien là le dramatisme, absolument sans antériorité, à quoi nous pousse l’expérience analytique. […] Ce que la psychanalyse révèle, c’est que c’est en bien autres choses que de l’or, que l’homme dans l’expérience analytique se trouve changer ce qu’il atteint en son point de vérité. L’introduction du déchet, comme terme essentiel d’une des possibilités de support de l’objet a, voilà quelque chose qui est ce que j’appelle une indication sans précédent. Ce statut de l’objet a qui est à la place du troisième terme voilé, et en partie indévoilable, voilà le fait d’expérience qui nous ramène à la question radicale de ce qui est au-delà du savoir : il en est, par rapport au sujet, d’une vérité »[24]

Dans cette dialectique, l’objet a est ce qui topologiquement recouvre la division du sujet, c’est-à-dire qu’il a une fonction de suture, masque, bouche la division.

L’Entzweiung court partout sur le schéma, et elle se retrouve donc aussi sur la ligne du sujet en rapport avec le sexe. Quelle est le nom de la vérité de cette division qui caractérise le rapport du sujet au sexe ? La castration.

Vous voyez que la vérité, entre l’impossible du sexe et l’objet a, on va commencer à s’en méfier. Quand le sujet la trouve en objet a, c’est la castration qui se trouve contournée, enjambée : « En effet, il  y a un tournant de l’analyse où le sujet reste dangereusement suspendu à ce fait de rencontrer sa vérité dans l’objet a. Il peut y tenir et ça se voit. »[25]

Et Lacan nous prévient tout de suite : « … dans le symptôme, il faut toujours chercher où est le savoir, où est le sujet, mais ne pas aller trop vite quant à savoir à quel sexe nous avons affaire »[26].

Autrement dit, ne pas aller trop vite à déceler, à interpréter la vérité de la jouissance du sujet, le comment il s’est dépatouillé d’une solution de jouissance quant au trou du sexe.

Voilà ce qui nous amène à un usage tempéré de la vérité pour l’analyste. Dieu sait qu’elle peut se déchaîner la vérité, et pas pour le bien de la thérapie. C’est pourquoi il vaut mieux, pour aborder la vérité, se munir d’un savoir lourd[27]. Autrement dit, il faut que le savoir puisse prendre en charge la vérité. La vérité Newtonienne – Lacan prend souvent cet exemple – n’aurait pas été possible trois cent avant, « aucune vérité ne saurait, en quelque sorte, anticiper sur ce qu’il est supportable de savoir »[28].

Sinon quoi ? Ou bien le sujet n’entend rien, et la vérité est tuée dans l’œuf, sorte de non-évènement – exaspérant pour le clinicien -, où bien cette vérité est traumatisante, et le patient se sauve. J’ai un patient qui m’a bien expliqué ça, il voyait un thérapeute, qui un jour lui a dit la vérité, le patient à pris ses jambes à son coup et n’est jamais revenu. Et il était dans le vrai le thérapeute ! On ne dit pas au sujet sa vérité, quand bien même elle transpire à travers tout son discours, c’est à mesure du savoir du sujet que la vérité s’aborde. Sinon, c’est la cure qu’on saborde.

D’ailleurs, Freud, sans l’avoir théorisé, était bien sur cette piste, quand il dit que l’on peut soumettre l’interprétation au patient quand celui-ci est a deux doigts de mette la main dessus. Il est vrai que Lacan a beaucoup charrié Freud sur son « amour de la vérité »[29]. Je vais défendre Freud un peu ! J’avais fini mon travail quand on m’a offert un petit livre rapportant des notes du Docteur Blanton de son analyse – didactique – avec Freud[30]. J’y ai trouvé un passage qui tombe à pic pour ce travail. Freud raconte à son patient :

« Je me souviens d’une femme venue me voir de Prague, alors que je commençais seulement d’analyser. (A l’époque il va de soi que je faisais quantité d’erreurs grossières.) Elle consacra tout l’entretien à me dire combien elle était heureuse avec son mari. A la fin de la consultation je lui dis que je ne la croyais pas, n’ayant jamais vu une femme souffrant de névrose qui fût heureuse dans sa vie conjugale. Aujourd’hui je laisserais la patiente parler sans rien lui dire. Mais je n’étais pas alors aussi expérimenté. Le lendemain cette femme est revenue me déclarer : « Tout ce que vous m’avez dit est parfaitement vrai. Je me rends compte que vous aviez raison ; à présent je me sens tout à fait bien et n’ai plus besoin de traitement. » […] Deux semaines plus tard, j’appris qu’elle avait dû entrer en clinique. Elle s’était prétendue à l’aise afin d’éviter d’avoir à parler de ses problèmes. C’est là un mécanisme que l’on rencontre assez fréquemment. »

Exemple assez éloquent je crois. Je reviens à mon parcours, de l’usage tempéré de la vérité à partir du séminaire XII. Il y a, je crois, une autre raison, en dehors du domaine stricte de l’expérience analytique, qui amène à tempérer notre rapport à la vérité. C’est qu’à partir de ses années, à la question de la scientificité de la psychanalyse, s’ajoute la question de la place de la psychanalyse par rapport aux autres discours, dont celui de la science. La vérité parfois, dans le texte de Lacan, n’est plus seulement la vérité analytique, mais la vérité tout court. Chaque discours a un rapport différent à la vérité[31], il s’agira de savoir lequel – élaboration qui trouvera son point d’orgue dans « L’envers »[32]. D’ailleurs, une formule de « La logique du fantasme » anticipe largement le séminaire de l’envers sur ce point : «… le lien de qui parle à la vérité n’est pas le même selon le point où il soutient sa jouissance. »[33]

Je cite pêle-mêle des énoncés qui viennent juste après cette définition du sujet divisé entre son savoir et la vérité. L’analyste n’a pas à être le serviteur de la vérité, d’ailleurs, il ne peut pas l’être, car « la vérité se sert toute seule »[34]. L’analyste n’a pas à sauver la vérité, – ce qui revient à ne rien vouloir en savoir, telle est la position de la science – ni à vouloir jouir de la vérité de son patient, car il ne pourra qu’être déçu dans sa demande – d’analyste[35]. « L’analyste est en effet le sujet supposé savoir, supposé savoir tout, sauf ce qu’il en est de la vérité du patient. » C’est de scepticisme, de recul, dont doit faire preuve l’analyste à l’endroit de la vérité, tout sujet supposé savoir qu’il est, il doit « de façon pyrrhonienne, renoncer à tout accès à la vérité », il doit s’imposer « son propre arrêt au seuil de la vérité »[36], voire même, au regard de la règle de la libre association, faire semblant de « s’en foutre »[37] ! Attention à ne pas « confondre la vérité analytique avec la révolution »[38]. Attention à ne pas s’emballer, « puisqu’à s’occuper un peu trop de la vérité, on en est si empêtré qu’on en vient à mentir. »[39] Et puis il y a celui-ci qui est très beau : « s’il y a une dimension qui est là, propre à la psychanalyse, ce n’est pas tant la vérité de la connerie que la connerie de la vérité »[40]. La visée, c’est donc de remettre la vérité à sa place. « Pour minoriser la vérité comme elle le mérite, il faut être entré dans le discours analytique. »[41].

La vérité, la jouissance et les discours

Il y en a un qui n’y est pas allé avec le dos de la cuillère avec la vérité, c’est Œdipe, par quoi Lacan subvertit radicalement Le complexe d’Œdipe freudien. L’Oedipe de Freud, le «grossier schéma meurtre du père – jouissance de la mère élide totalement le ressort tragique », à savoir, ce qu’il en est au regard de la jouissance du sujet, de la vérité. Si Œdipe est monté sur le trône, accède à la jouissance[42], jouissant de sa mère, Jocaste, ce n’est pas pour avoir tué son père – condition éventuellement nécessaire, mais pas suffisante – mais c’est d’avoir « triomphé d’une épreuve de vérité ». La Sphinge, à moitié femme à moitié animal, faite de deux mi-corps, tel le mi-dire ajoute Lacan, pose son énigme : « Quel être a quatre pattes le matin, deux le midi et trois le soir ? ». «C’est l’homme » répond Oedipe, et Lacan de rétorquer « qui sait ce qu’est l’homme ? ». Oedipe  a « effacé la question de la vérité ». Et s’il endure à la fin cette sorte de castration dans le réel, s’il est châtré, comme cela tient à l’essence du maître, c’est pour avoir voulu à tout prix savoir la vérité.

C’est-à-dire qu’Œdipe répondant à la vérité – la vérité mi-dite de la Sphinge qui est du coté de l’énonciation – la traduit tout crument en un énoncé[43], il dit la vérité, il tranche – ce qui a pour conséquence que la peste s’abat sur Thèbes – et en même temps il passe à coté de la vérité. L’énigme, en fait, devance son propre drame, c’est de lui-même  dont il s’agit, si la troisième patte d’Œdipe (« Pied enflés »), devenu aveugle, c’est Antigone (Œdipe à Colone). Mais alors la même objection surgirait : qu’est-ce que « moi-même » ? Bref, à la dire, la vérité, il ne la dit pas, et en plus il déclenche des catastrophes. Donc, la vérité « n’est accessible que d’un mi-dire, elle ne peut se dire tout entière, pour la raison qu’au-delà de sa moitié, il n’y a rien à dire »[44].

L’énigme constitue un exemple du mi-dire interprétatif de l’analyste, du savoir à la place de la vérité. Autre exemple, la citation : on affirme un énoncé, en laissant dans l’ombre la question de  l’affiliation de l’auditeur à l’auteur que l’on cite. L’énigme est  « énonciation sans énoncé », la citation est « énoncé avec réserve de l’énonciation »[45]. Il y faut le trou du sens.

               S2 à la place de la vérité : c’est le savoir de l’analyste ou de l’analysant ? : « C’est de son coté (coté de l’analyste) qu’il y a S2, qu’il y a savoir – que ce savoir, il l’acquiert d’entendre son analysant, ou que ce soit savoir déjà acquis, repérable, ce qu’à un certain niveau, on peut limiter au savoir-faire analytique. »[46] Il y a une occurrence dans le texte qui dit « son savoir », mais j’en cite immédiatement une troisième : « Ce qui peut se savoir est, dans le discours de l’analyste, prié de fonctionner au registre de la vérité. »[47] Je crois qu’il faut répondre, « c’est les deux ». A différents moments du séminaire, Lacan met à la place de la vérité le complexe d’Oedipe de Freud, « son » Nom-du-père et le contenu latent de l’analysant, soit l’inconscient. D’ailleurs, la place de l’enseignant psychanalyste, Lacan le situe en Sbarré dans le discours analytique, il déchiffre S2 et produit des S1.

Toujours dans le discours de l’analyste, pour l’analysant S2 c’est le savoir en tant qu’il ne se sait pas. Ce qu’il peut en savoir ce sont les S1 qui en sortent, à la place de la production, et c’est là que l’analyste profère l’interprétation.[48] Autrement dit, l’analyste ne partage pas son savoir avec l’analysant, même si ce savoir est en place de vérité, il ne lui sort pas la théorie du complexe d’Œdipe par exemple[49]. D’être à la place de la vérité, le savoir de l’analyste en est infléchi[50].

Une chose essentielle est à souligner : tout ce qui sort comme S1 n’étanchera jamais S2, le déchiffrage du savoir inconscient de l’analysant est, de structure, inexhaustif. De même, ce qu’est le Nom-du-Père lacanien, on est pas prêt d’en saisir le fin mot, et on sait bien que, ceux qui croient avoir compris le complexe d’Œdipe de Freud, ils ne travaillent plus depuis longtemps. « La production n’a, en tous les cas, aucun rapport avec la vérité », la vérité nous tient toujours en haleine, pas moyen de mettre la main dessus. L’amour de la vérité, conduit droit à l’impuissance ; la vérité est la petite sœur de l’impuissance[51]. Il n’en sort que des S1, « effet de vérité » : « L’effet de vérité n’est qu’une chute de savoir. C’est cette chute qui fait production, bientôt à reprendre. »[52] Autrement dit, La vérité nous est barrée, nous ne manions, dans l’analyse, que des effets de vérités.

Prenons le discours de l’hystérique, le discours de l’analysant. Le sujet en place d’agent, qui est la place où la division du sujet, voilée dans le discours du maître, trouve sa plaine voie d’exercice, par le biais du S1, du maître, du père, de l’analyste, travaille à la production d’un savoir, S2. Un savoir sur quoi ? Sur la vérité. Je crois que le parcours de mon exposé éclaire bien que dans le discours analysant c’est le sujet comme a, position de chute, de rejet du discours, qui interroge comme vérité, le sujet divisé. Le sujet tient à savoir « de quel prix elle est elle-même cette personne qui parle. »[53] Or, il est bien évident que là encore, c’est une quête qui conduit tout droit à l’impuissance. C’est le « lui-même » d’Œdipe dont je parlais tout à l’heure. Quelque chose obture, dans tout discours, entre la production et la vérité, ce n’est rien d’autre que la jouissance interdite comme telle. La vérité est la petite sœur de la jouissance.

Ce qui s’observe a fortiori dans le discours de l’hystérique[54]. La vérité fait surgir la mort affirme Lacan[55]. C’est-à-dire la pulsion de mort, soit la répétition, par quoi, de la jouissance interdite, se récupère le plus-de-jouir, l’objet a. La vérité surgit de la répétition, elle est vérité de jouissance. Voilà pourquoi le discours de l’hystérique, avec l’objet a à la place de la vérité, rend lisible que la vérité est sœur de la jouissance, ou sœur de l’impuissance, puisque c’est la même chose[56].

Alors, plutôt que la vérité, quoi donc ? Le réel.

« Ce serait pas mal si l’analyse vous permettait d’apercevoir à quoi tient l’impossibilité, c’est-à-dire ce qui fait obstacle au cernage, au serrage de ce qui seul, pourrait peut-être au dernier terme introduire une mutation, à savoir, le réel nu, pas de vérité. Seulement voilà, entre nous et le réel, il y a la vérité »[57].

Le réel, c’est l’impossible. Si l’impuissance caractérise la ligne inférieure des discours, l’impossibilité est ce qui caractérise la ligne supérieure. Il est « en vérité » impossible que le maître commande l’esclave (DM). Dans le discours de l’analyste, où l’analyste profère l’acte analytique de la place de l’agent, il est impossible que l’analyste s’incarne de l’objet cause du désir de l’analysant. C’est là qu’il doit être, mais pour l’être « il faut vraiment avoir cerné que c’est impossible ». En outre, il est impossible pour l’analysant de mettre la main sur cet objet qui cause son désir. L’analyse ne se conclue pas d’une vérité dernière, mais plutôt du cernage du « mirage de la vérité »[58]. L’analysant saurait alors, qu’être a c’est impossible, et pourrait passer à la place de l’agent du discours analytique.

Ici les discours lacaniens recouvrent les impossibles freudiens : éduquer (DU), gouverner (DM), psychanalyser (DA), « faire désirer » pour le DH ajoute Lacan. Il vaut mieux savoir que c’est impossible pour tenir le discours, il vaut mieux savoir que le réel infiltre chaque discours, sans quoi, nous serions bien tentés, impuissants, d’en chercher la vérité.

 Le réel cru, donc, ça serait préférable[59]. Mais voilà, nous, êtres de jouissance, « Nous ne sommes pas sans un rapport avec la vérité »[60].

[1] Lacan, « Télévision »

[2] « La logique du fantasme », leçon du 21 juin 1967.

[3] LACAN, ECRITS, « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse » : « Le sens d’un retour à Freud, c’est un retour au sens de Freud. Et le sens de ce qu’a dit Freud peut être communiqué à quiconque parce que, même adressé à tous, chacun y sera intéressé : un mot suffira pour le faire sentir, la découverte de Freud met en question la vérité, et il n’est personne qui ne soit personnellement concerné par la vérité.

Avouez que voilà un propos bien étrange que de vous jeter à la tête ce mot qui passe presque pour mal famé, d’être proscrit des bonnes compagnies. Je demande pourtant s’il n’est pas inscrit au cœur même de la pratique analytique, puisque aussi bien celle-ci toujours refait la découverte du pouvoir de la vérité en nous et jusqu’en notre chair. »

[4] L’instance de la lettre dans l’inconscient.

[5] François Balmès, Dieu, le sexe et la vérité, Erès, 2007.

[6] Ibid. p.57.

[7] L’envers de la psychanalyse, le 17 juin 1970

[8] D’un Autre à l’autre, le 13 novembre 1968

[9] Ibid. A propos du « cri de la vérité », je l’ai cherché longtemps… et ne l’ai pas trouvé comme tel. On trouve bien, dans « Les problèmes cruciaux… », leçon du 17 mars 1965, une analyse de Lacan du cri, à l’appui du célèbre tableau de Münch, alors que la vérité n’a pas été encore introduite dans le séminaire. Je crois donc que c’est rétrospectivement à la fin du séminaire, après-coup, qu’on peut entendre le cri de la vérité retentir pleinement.

[10] « D’un Autre à l’autre », Ibid. « Afin d’imager l’apparition de la vérité dans l’expérience analytique, je lui ai donné l’accent d’un Je parle mythique. C’est l’idéal sans doute, mais il s’agit maintenant de comprendre que la vérité ainsi émise est prise et suspendue entre les deux registres dont j’ai posé les bornes dans le titre de mon Séminaire cette année, celui de l’Autre et celui du petit a. »

[11] « L’envers de la psychanalyse », le 14 janvier 1970.

[12] « Problèmes cruciaux… », le 16 juin 1965

[13] Idid. Le 9 juin 1965

[14] Déjà dans « Subversion du sujet et dialectique du désir » : « …notre double référence au sujet absolu de Hegel et au sujet aboli de la science donne l’éclairage nécessaire à formuler à sa vraie mesure le dramatisme de Freud : rentrée de la vérité dans le champ de la science, du même pas où elle s’impose dans le champ de sa praxis : refoulée, elle y fait retour. »

[15] « Problèmes cruciaux… », le 19 mai 65

[16] Ibid., 9 le juin 65.

[17] Ibid.

[18] Ibid.le 19 mai 65.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Ibid. le 16 juin 65

[22] « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », compte rendu, Autres Ecrits.

[23] Ibid.

[24] Ibid.le 9 juin 65.

[25] Ibid. le 16 juin 65.

[26] Ibid.

[27] Radiophonie.

[28] « Problèmes cruciaux… », le 9 juin 65.

[29] Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » : «… il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité… »

[30] « Journal de mon analyse avec Freud, PUF, 1973.

[31] A se reporter au texte « La science et la vérité », Ecrits, on verra la tentative de Lacan à distinguer « la vérité comme cause » selon quelle appartient au discours analytique, au discours de la science, à la religion ou à la magie.

[32] « L’envers de la psychanalyse », le 17 juin 70 : « …ce qu’il y a d’effroyable dans la vérité, c’est ce qu’elle met à sa place. »

[33] « La logique du fantasme », le 19 avril 67.

[34] « L’objet de la psychanalyse », le 22 décembre 65.

[35] Ibid., le 2 février 66 : Car dans ce cas le patient renverrait à l’analyste : « c’est vous qui subirez, si vous me demandez la vérité, cette loi que toute demande ne peut qu’être déçue. Vous ne jouirez pas de ma vérité. »

[36] Ibid.

[37] « La logique du fantasme », le 21 juin 67 : « Cette vérité qui parle et dont on attend le verdict… on la caresse, on l’apprivoise, on lui passe la main dans le dos ! C’est ça, le vrai sens de la règle ! On veut lui faire la pige. Et pour lui faire la pige on fait semblant, en somme – c’est ça le sens de la règle de l’association libre – on fait semblant de ne pas s’en soucier et de s’en foutre, de penser à autre chose ; comme ça elle lâchera peut-être le morceau. Voilà le principe. »

[38] « L’envers… », le 21 janvier 70.

[39] « D’un Autre à l’autre », le 12 février 69.

[40] « L’acte analytique », le 22 novembre 67.

[41] « Encore », le 8 mai 73.

[42] Cette convocation d’Œdipe dans l’articulation de la vérité et de la jouissance, n’est pas nouvelle dans « L’envers », on la trouve notamment dans « La logique du fantasme », le 26 avril 67 : « La vérité se jette dans l’abîme quand Œdipe tranche l’énigme. Ce qui veut dire qu’il montre là, proprement, la sorte de supériorité […] que la vérité ne peut pas supporter. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ca veut dire la jouissance en tant qu’elle est au principe de la vérité. Ca veut dire ce qui s’articule au lieu de l’Autre, pour que la jouissance – dont il s’agit de savoir où elle est – se pose comme questionnant au nom de la vérité. »

[43] « L’envers », 17 décembre 69 : « L’énigme ; c’est probablement ça, une énonciation. Je vous charge de la faire devenir un énoncé. Débrouillez-vous avec comme vous pouvez – comme fit Œdipe -, vous en subirez les conséquences. »

[44] Ibid. le 14 janvier 70.

[45] Ibid.

[46] Ibid. le 17 décembre 69.

[47] Ibid., le 11 mars 70.

[48] Ibid., le 11 mars 70.

[49] A moins qu’il ne l’énonce comme une citation, énoncé avec réserve de l’énonciation.

[50] Je reprends ici le terme que Lacan utilise (« L’objet de la psychanalyse », le 20 avril 66) pour commenter son compte-rendu du séminaire précédent : « Je propose, j’indique que le problème de l’analyste, et justement son implication dans le symptôme qui se propose devant lui et l’interroge, lui, être de savoir, comme être de vérité, je dis en somme que le drame de l’analyste, c’est que forcément son être de savoir est infléchi… »

[51] « L’envers », le 10 juin 70.

[52] Ibid.

[53] Ibid. 17 décembre 70.

[54] Ibid., le 21 janvier 70 « Ce n’est pas vainement, ni au hasard, que je désigne de sororale la position de la vérité au regard de la jouissance, sauf à l’énoncer dans le discours de l’hystérique. »

[55] Ibid., le 10 juin 70.

[56] Lacan emprunte les deux expressions dans le séminaire.

[57] Ibid.

[58] « Préface à l’édition anglaise du séminaire XI », Autres Ecrits. L’analyste, lui, doit savoir que « le réel n’est pas d’abord pour être su. »(Radiophonie).

[59] « L’étourdit », Autres écrits : « Je métaphoriserai pour l’instant de l’inceste le rapport que la vérité entretient avec le réel. »

[60] « L’envers »,  le 21 janvier 70.