15 novembre 2011
La jouissance en question.Marie Claire Terrier.
C’est sous ce titre que nous nous proposons d’ouvrir cette année un séminaire au Mans. Séminaire à deux voix donc. Nous ne présumons pas à l’avance de l’ensemble de son contenu nous laissant la possibilité de l’émergence de la surprise dans notre tentative de mettre au travail ce signifiant présent dans l’ensemble de l’enseignement de Lacan. Il catégorise un champ aux multiples facettes, propre la condition d’humain, et à elle seule, où le réel auquel un humain a affaire vient démentir que le langage dont il est sujet, qu’il y consente ou non, ne peut pas rendre compte de tout mais ceci seulement dans l’après coup de son humanisation par le langage. Se profile alors une question, entre autres : la jouissance est-elle un moins ou un plus pour un humain ? Ce qui le déshumaniserait ou le rendrait plus humain ?
Nous avons donc choisi avec Emmanuel d’ouvrir au Mans ce séminaire sur un mode que nous avons dit à deux voix, la sienne et la mienne. Aujourd’hui pour donner un petit filet à ces deux voix nous avons décidé d’intervenir tous les deux pour introduire ce qui fera l’objet de ce séminaire : la jouissance, dont il est beaucoup question par les temps qui courent. Par la suite nous interviendrons chacun à notre tour, en alternance.
Disons tout de suite que le « deux voix » évoqué ne veut pas dire que nous serions dans une logique qui serait celle de nous complémenter l’un et l’autre, où ce qui manque dans le dire de l’un se trouverait dans le dire de l’autre, faisant un ensemble de dires sans manque. Si tel était le cas nous perdrions chacun dans l’affaire notre propre voix. Par ailleurs vouloir être dans une complémentation serait particulièrement antinomique avec notre sujet : la jouissance, celle-ci étant, dans son essence même, solitaire. Il n’ est pas ici ,bien sûr, question de jouir ni de faire jouir, enfin pas plus qu’il ne faut, mais il est question de tenter de transmettre en nous appuyant sur ce que nous avons appris de notre propre psychanalyse, sur ce que nous enseigne nos analysants mais aussi en nous appuyant sur les textes de ceux qui élargissent le champ de notre réflexion.
Ceux-ci constituent ce que je n’hésiterai pas à appeler nos pères dont nous nous faisons les héritiers de ce qu’ils ont transmis, en les reconnaissants à cette place de père, en faisant de leurs noms un NDP, qu’ils soient morts ou vivants. Le tout premier est Freud, l’inventeur de la psychanalyse qui a posé les prémices de sa doctrine et qui fut le psychanalyste « avant premier », si vous me permettez l’expression. Il y a bien sûr Lacan puisque l’un comme l’autre nous nous réclamons de son l’enseignement, que nous sommes avec quelques autres lacaniens, ce qui à ce jour fait un nombre non négligeable de personnes à se partager son héritage avec d’autres encore à venir.
Sommes nous légitimés à nous dire les héritiers de Lacan puisque les héritiers d’un disparu sont ceux dont les noms figurent sur son testament ? Je dirai que le testament où figurerait les noms de ses héritiers, Lacan l’a lu publiquement, il est dans ce dire : « soyez lacanien si vous voulez, moi je suis freudien ». Il a donc laissé un blanc là où en général figure un ou des noms écrits par l’un qui se dit père de ceux qu’il nomme comme étant ses héritiers, ce que par ailleurs ceux-ci peuvent accepter ou non d’être. Il donne ainsi une autre dimension à ce qu’être père veut dire, non seulement celui qui nomme ses enfants mais celui qui est nommé père par ceux qui se reconnaissent comme l’étant. Cette reconnaissance le légitime donc en cette place de père qu’il a bien voulu occuper de son vivant. Sans cette reconnaissance un père n’est qu’une moitié de père qui prend figure de dictateur ou de tyran voire pas un père du tout. Dans ce blanc laissé sur son testament, où Lacan se reconnait père d’une lignée qui se réclamera de son nom, les lacaniens donc, et où aucun nom ne figure, chacun peut donc y inscrire le siens à une condition, celle de le vouloir. L’héritage qu’a laissé Lacan est donc le notre si nous le voulons, il n’est à personne d’autre qu’il aurait nommé comme étant son seul et unique héritier ayant seul à sa charge l’héritage qu’il laisse, évitant ainsi que se répète la funeste histoire de Caïn et d’ Abel. Mais peut-on éviter la répétition ? Si oui comment ? C’est de cette façon, me semble-t-il, que Lacan c’est dit lui-même héritier de Freud. Mais héritiers de Lacan nous avons sur les bras ce qu’il nous laisse en héritage. Il nous laisse une énorme richesse dont nous sommes encore loin d’en avoir fait le tour mais aussi ses dettes, c’est la loi à laquelle se soumettent les héritiers qui se reconnaissent fils ou fille d’un qui occupe pour eux la place de père dont ils se reconnaissent les enfants en le nommant.
La richesse ici est constituée par le savoir qu’il nous a transmis articulé ou désarticulé à celui que Freud a transmis dont il a fait son héritage. Ce savoir nous pouvons d’une certaine façon en jouir, un plus de jouir en lien ici avec un savoir qui nous ferait plus savant, plus savant que nous nous supposons l’ être au départ. Nous pouvons aussi nous supposés pas savant du tout. Et disons au passage que le savoir, quand il s’agit d’en jouir, se loge dans un puits sans fond qui jamais ne se remplit et fait de la savanterie un idéal bien vain. Quoiqu’il en soit le prix à payer pour jouir du savoir que nous a légué Lacan c’est de nous inféoder à ses signifiants, ce qui nous condamne à devoir en quelque sorte parler sa langue, avec plus ou moins de bonheur d’ailleurs car la langue de Lacan n’est pas des plus facile à apprendre et elle coûte beaucoup pour l’acquérir, c’est ce qui donne, par ailleurs, sa valeur au savoir. Mais se dire lacanien suppose, qu’on le veille ou non, de se servir de ses signifiants, des signifiants issus de la langue qui était sienne et qui se trouve aussi être la notre, je parle ici de la langue française, signifiants qu’il a utilisés en leur donnant un sens nouveau, voire des signifiants qu’il a inventés, comme il s’est lui-même servi de ceux de Freud et qui sont encore les nôtres : Inconscient, transfert, pulsion, répétition, entre autres. Ce sont les signifiants maitres de Freud, si on utilise ici la « lalangue » de Lacan pour les nommer, la langue lacanienne. Mais après Lacan ont-ils le même sens que celui que leur a donné Freud ? C’est une question que l’on peut se poser et à laquelle on peut répondre, me semble-t-il, non. Langue vivante à glissement sémantique. C’est ce qui décale l’usage académique d’une langue, qui en fait une langue morte, d’un usage à sa guise en quelque sorte, qui détourne les signifiants de leurs sens académiques premiers. C’est ce que fait par exemple une maman quand elle parle à son tout petit enfant, elle désacadémise la langue en en jouissant à sa guise.
La lalangue c’est donc la langue maternelle qui deviendra à son tour académique, langue du père, quand un nouveau sens et un seul sera retenu comme celui qui convient pour un signifiant donné et cela à l’infini tant qu’il y aura des humains parlants, sujets du langage. Ce qui fait pas mal de NDP dans notre horizon. Car n’est-ce pas sur ce mode que se construit l’inconscient propre à chacun ? Inconscient donc, mais, tournage en rond, ce que Freud appelle inconscient, veut-il dire la même chose que ce que Lacan appelle inconscient, en particulier à la fin de son enseignement ? Ajoutons que parmi les signifiants avancés par Lacan, il y en a un qui a valeur de signifiant maitre pour lui et qui courre tout le long de son enseignement, il fait l’objet du titre de ce séminaire : la jouissance.
Donc si se dire héritier d’un Autre suppose que l’on soit en droit de jouir de la richesse qu’il nous lègue soit en la dilapidant soit en la faisant fructifier, c’est selon, cela suppose aussi que l’on soit dans l’obligation de payer ses dettes. Les dettes que nous lègue Lacan se sont les questions qu’il a ouvertes à partir de ses propres avancées sans y donner vraiment de réponses sinon à nous creuser la tête pour les trouver entre les lignes voire à les inventer nous-mêmes ; une autre façon donc de jouir de son héritage qui s’inscrirait ici en négatif sous la forme d’une absence de savoir, d’un manque de savoir. Ce savoir qui nous manque on peut supposer qu’il l’avait et l’a emmené avec lui dans la tombe nous en privant à tout jamais continuant seul à en jouir. Ceci laisserait supposer que les morts jouissent, ce qui, me semble-t-il, est plutôt le propre de l’ humain vivant et ferait dans cette perspective qu’un mort n’est jamais vraiment mort, le faisant, dans notre imaginaire, toujours revenant. On peut aussi supposer que ce savoir absent il ne l’avait pas ce qui nous met en demeure de l’inventer, mais quoiqu’il en soit il nous faudra trouver une solution pour payer ses dettes. C’est dans cet écart entre savoir et absence de savoir que se situe tout héritier de celui qu’il nomme père et qui le divise au regard de celui-ci entre deux sentiments opposés. Au regard de sa richesse se situera l’amour et au regard des dettes à payer la haine. Il y a bien sûr une autre solution que Lacan nous propose lui-même, celle où nous conduit la fin de l’analyse, celle qui mène à ne plus croire au NDP, qui est quelque chose de très léger avance –t-il dans Le Sinthome mais ajoute-t-il ne plus croire au NDP à condition de s’en servir, ce que je traduirai ici par : être lacanien, sans doute, mais avec légèreté, c’est à dire ne pas être un lacanien fanatique. Le fanatisme on le sait mène au pire exaction et a comme conséquence en dernier ressort qu’un amour déçu par l’un que l’on s’était choisi pour père en en faisant le maitre d’un savoir absolu, c’ est à dire sans faille, vire à la haine. Je vous renvoie au revirement d’Onfray vis-à-vis de Freud par exemple. Dans cet espace ainsi ouvert par ce : « ne plus croire au NDP à condition de s’en servir »chacun peut alors trouver sa voix et sa voie, une certaine façon de dire, son ton, son style mais aussi continuer sa route, sortir de ses impasses en leur tournant le dos.
Alors où trouver les richesses et les dettes de Lacan ? Pour avancer quelques petites choses que je reprendrais sans doute autrement par la suite, je vous en dis quelques mots, me saisissant de ce qui fait l’actualité d’un certain monde lacanien, pas l’actualité que je préfère. Mais on le sait aujourd’hui, pour en pâtir au quotidien, que l’actualité qui nous arrive avec les dites informations se fond sur le mode d’un pousse à jouir qui ne met pas en jeu le savoir mais au contraire l’évacue au bénéfice de l’objet pulsionnel. C’est ce qui est mis en œuvre dans un discours que Lacan a nommé le discours capitaliste porteur d’ignorance. Ses richesses et dettes on les trouve donc d’abord dans son enseignement oral celui énoncé dans ses séminaires, auquel tout un chacun pouvait assister et qui sont retranscrits de deux façons : une transcription « officielle », celle de Jacques–Alain Miller que l’on trouve dans le commerce et qui n’a pas encore fini celle-ci ou du moins, à son dire, l’ a finie mais ne l’a pas encore toute publiée, la gardant dans un placard et une autre dite pirate donnant l’intégralité des séminaires que l’ on trouve maintenant sur le net , sans doute pas dans toutes les versions existantes. Mais il ne s’agit là que d’une transcription c’est à dire d’une certaine interprétation des dires de Lacan dans ce passage, disons acrobatique, de l’oral à l’écrit à partir de sténographies et d’enregistrements au magnétophone plus ou moins audibles où il y a par ailleurs des coupures. C’est dans ce passage de l’oral à l’écrit que le sujet transcripteur y met du sien.
Pour que vous n’ayez pas le sentiment que ce je vous raconte est hors de nos préoccupations, du moins des miennes, disons que chacun, à notre façon, nous sommes des transcripteurs, nous faisons passer de l’oral à l’écrit les paroles qui nous sont adressées par l’Autre qui nous parle, du moins celles que nous supposons telles voire celles qu’il n’a pas dites, et qu’en vain nous attendons, qui laissent des blancs dans son dire. Me référant dans ce qui suit à L’insu séance du 10 mai 1977 dans ce que j’en comprends, c’est à dire que c’est là mon interprétation, cet écrit sera en quelque sorte l’habillage de l’inconscient. C’est cet habillage que Freud, appelle, lui, l’inconscient celui qu’il y a à déchiffrer, via le symptôme, avec cette double butée, qu’il reconnait, qui fait limite au déchiffrage : le refoulement originaire et ce qu’il appellera « le continent noir » du féminin. Ce sur quoi Lacan va se pencher pour tenter d’en donner les coordonnées via le sinthome et la jouissance féminine. Il ajoutera donc à cet inconscient à interpréter ce qu’il appellera en dernier ressort l’inconscient, l’inconscient comme réel. C’est la substance que l’on habille, ce qui est en dessous. Faut-il encore cette substance pouvoir la saisir, ce qui est impossible du moins dans son entier. On pourrait dire, elle n’est pas toute saisissable ou pas saisissable du tout cela dépend dans quelle perspective on se situe. Je dirai d’une façon métaphorique qu’il y a du tout nu dans l’air. Le tout nu je le mettrai de deux côtés : du côté du bébé naissant et du côté de la femme ou plus justement d’une femme. Le bébé on peut le saisir et lui faire un tricot de signifiants pour le couvrir, tricot qui lui colle à la peau voire qui lui fait peau, qu’il appréciera ou non. Mais peut-on tout le couvrir ? Et quelles sont aussi les conséquences si on ne le couvre pas du tout ? Une femme, elle, est insaisissable, pas moyen de la saisir pour la vêtir sinon en l’aimant, ce qui lui fera parure. Un peu en avance sur moi-même, j’arrête ici la parenthèse et je reviens à mes moutons.
Donc le transcripteur des séminaires de Lacan, quel qu’il soit, y met du sien .Il y met une certaine jouissance qui lui est propre pour faire ce travail ; qu’elle soit celle relevant d’une jubilation enthousiaste soutenue par un amour absolu, celle relevant des travaux forcés soutenue par une haine absolue ou encore du devoir soutenu par l’ idée d’une dette où amour et haine se donne la main renvoyant à l’ hainamoration qui exclue un absolutisme fanatique. Cette jouissance peut aussi relever du pouvoir que cela donne d’être celui qui transcrit. Pouvoir sur celui qui est transcrit ou pouvoir sur le lecteur ? C’est une question. Ce dont, après tout, on pourrait se moquer, le principal, pourrions nous penser, est d’avoir le texte mais en sachant quand même, si on suit Lacan, que la haine donne dans ce registre de bien meilleurs fruits que l’amour mais dans une certaine limite que justement la haine dépasse. La haine on le sait rend bête et méchant ou du moins à minima sans gêne (cf. Encore ). L’on peut se demander si l’ idée de la dette, le fait d’être redevable de quelque chose à quelqu’un, n’ est pas finalement la position la plus juste, c’ est à voir, quant à celle du pouvoir que cela donne, je l’ éliminerais volontiers comme étant la moins juste donnant à celui là qui le prend figure de tyran ou de dictateur. Mais quoiqu’il en soit le « y mettre du sien » suppose une part de jouissance qu’engage le transcripteur dans ce travail qui n’a pu, en aucun cas, se faire comme si ce transcripteur était une machine décérébrée, c’est-à-dire sans aucun ressenti vis-à-vis de Lacan. Si tel était le cas le sujet traducteur disparaitrait complètement en faisant de son travail, un travail réellement scientifique, réellement objectif mettant en jeu une jouissance particulière qui mettrait au rencart son nom et le libérerait de ce fait de ce que Lacan appelle la débilité mentale, puisque de mental il n’ en aurait plus, ce qui est une façon comme une autre de ne pas être débile, la plus radicale. C’est une position dont on peut rêver, que je trouve quant à moi plutôt hystériquement cauchemardesque, mais qui, dite telle, relèverait du mensonge voire du délire, d’une part parce qu’elle est humainement impossible, de débilité mentale nous en avons chacun notre part plus ou moins grande mais dont une part, me semble-t-il, est impossible à être résorbée par la science, le tout étant de savoir où la situer et qu’en faire et d’ autre part au regard des passions soulevées par ce personnage qu’était Lacan. Elle est humainement impossible car un humain ne fonctionne pas comme un ordinateur qu’un Autre aurait programmé à l’avance, ici programmé pour retranscrire d’une façon parfaite son dire, un ange messager de la parole de Dieu en quelque sorte, qui le ferait passer du champ de la science à celui de la connaissance( naitre avec ). Le transcripteur est sujet du langage, animé d’un désir, du moins on peut le supposer, c’est sa condition de parlêtre et même à son corps défendant, en transcrivant le texte, il l’interprète, il le fait passer en quelque sorte d’une langue à une autre, ni tout à fait celle de Lacan ni tout à fait la sienne, mais la sienne y est, au moins à minima, quand ce n’ est pas toute la sienne, ce qui peut induire des erreurs, des contre sens voire des oublis. Elle est aussi impossible au regard des passions soulevées par Lacan, j’ai évoqué plus haut l’amour absolu et la haine absolue. Peut –on évoquer ici une autre passion qui serait celle de l’ignorance vis-à-vis de Lacan mis en jeu par ses transcripteurs .On pourrait penser que non puisque l’on peut supposer que ce qui les animent c’est de nous transmettre un savoir le plus vrai possible, à défaut de la vérité. Mais cette passion serait mise en œuvre chez le lecteur, sans même qu’il le sache parfois, quoique ce soit quand même un peu difficile maintenant, par un transcripteur qui aimerait ou haïrait Lacan d’une façon absolue. Ce serait la seule réponse possible laisser au lecteur si ce n’est à suivre le transcripteur dans son amour ou sa haine. Du côté de l’amour, ce transcripteur ne peut tenir cette position qu’en se faisant censeur, en censurant le texte de passages où Lacan chuterait de cette place où il l’a mis, celle d’un maitre absolu détenteur d’un savoir incontestable et sans faille, censure qui rendrait donc celui-ci « faussement » infaillible. Une façon, en somme, de sauver celui mis en position d’Autre du savoir absolu d’une position d’ imposteur. Si censure il n’y a pas cela mettrait Lacan, quand il énonçait son séminaire, en position d’avoir été le pape d’une église, représentant de Dieu sur terre, inspiré par le saint esprit et dont tous les dires feraient dogmes. Particulièrement antinomique avec la position de Lacan ,me semble-t-il , à moins de penser qu’excommunié de l’IPA dans son dire même, donc d’une institution qu’il considérait comme fonctionnant comme une église faisant des dires de Freud des dogmes intouchables, Lacan en aurait fondé une autre, où il serait mis en position d’un Dieu après sa mort ou au moins de son prophète. Cette passion de l’ignorance, celle que met en œuvre une position qui nierait la censure et tout effet d’inconscient à un transcripteur, si on veut l’éviter, suppose donc qu’on se coltine les différentes versions du séminaire de Lacan et tout particulièrement celles qui ne sont pas éditées officiellement à ce jour. Mais voulant sortir ainsi d’une ignorance entretenue, on peut être animé par le plus mauvais des sentiments, la haine, qui destituerait Lacan d’une position d’Autre du savoir, où la décensure ne pointerait que ses failles. L’on retrouve cette démarche dans certains ouvrages for documentés de lecteurs assidus de Lacan qui par les interprétations qu’ils donnent, qui sont de leur crus, où ils se posent comme sachant pourquoi Lacan a dit ça, (comme s’ils savaient de quoi l’inconscient de Lacan était fait !), tentent, sans en avoir l’air, à le décrédibiliser. Et bien sûr on retrouve la même démarche, sur un autre mode qui consiste en quelque sorte à remplir ses blancs, pour les fous amoureux de Lacan. Il y a à se méfier, me semble-t-il, aussi bien de ceux qui disent Lacan à voulu dire ça alors qu’il ne l’a pas dit (ses blancs) comme de ceux qui disent il a dit ça parce que…alors qu’il ne dit pas pourquoi il l’ a dit. Il y a ce que Lacan a dit et logifié, c’est-à-dire en a fait la démonstration en l’ articulant d’une façon logique, l’ on peut alors se situer en étant d’ accord ou pas d’ accord et en disant pourquoi( faut-il encore de cette logique en comprendre quelque chose, ce qui n’est pas donné d’ avance !!) et il y a ce qu’il a dit sans expliquer ce qui en fonde la logique et ce que l’ on fera de ce dire nous appartient et attribuer à Lacan l’usage qu’on en fait me semble particulièrement contestable.
Mais en deçà de tout ceci qui fait controverse, entre la transcription officielle et les pirates, entre autre, pour tous ceux qui n’ont pas assisté à ces séminaires et qui les lisent, il y a une perte, qui est ici perte de jouissance aussi, absolument irrécupérable même avec la meilleure transcription voire l’une qui se voudrait parfaite. Il y manque la voix, le regard, les gestes de Lacan qui portaient son dire et aussi l’ambiance de la salle, bref toute cette part du vivant humain impossible à dire, qui se pose ici comme objet perdu pour nous et perdu aussi pour ceux qui y étaient quand ils s’ attaquent aux textes, sans parler de ce que Lacan engageait lui-même dans l’ affaire, son inconscient. Emmanuel comme moi-même nous n’y étions pas, il a pour cela de bien meilleures raisons que les miennes. Quand Lacan a commencé à enseigner en public il n’était pas encore né et jouait encore aux billes quand il est mort, il y a maintenant trente ans. Quant à moi, quand Lacan a commencé à enseigner je jouais encore à la poupée. Je n’ai connu son nom que peu de temps avant la dissolution par lui même de l’école qu’il avait fondée, sans avoir jamais lu de lui la moindre ligne mais concernée alors par la psychanalyse, la mienne dans ces balbutiements. Je me souviens de l’émoi que cela a provoqué à Vincennes, première université où il y avait un département de psychanalyse, où ce jour là je me trouvais en cours, pas de psychanalyse mais de psychologie. Dans les temps qui ont suivi j’ai assisté, en fraude, emmenée par un ami, à une réunion tenue par Leclaire, je crois, où Althusser est intervenu où je n’ai absolument rien saisi de ce qui mettait en transe tout ce beau monde dans cette salle où je venais d’être parachutée en martienne, à moins que ce soit le contraire, une terrienne débarquant sur mars. Lacan est mort peu de temps après, avant que je saisisse vraiment qui il était. Je ne l’ai donc jamais vu ni entendu si ce n’est quand même à son passage à la télévision,( 1973), quelques années avant que je commence une analyse. Ce jour là j’ ai regardé à 20h ou 20h30 ce que les dits intellos devaient regarder, et qui faisait événement ,dixit le programme de télé et il n’ y avait dans ces temps préhistoriques qu’une seule chaine, si mes souvenirs sont bons. C’était ça ou aller se coucher ou prendre un bon livre. J’ ai regardé de bout en bout ; Je ne me suis pas souvenue alors de son nom mais j’ai gardé en mémoire une image très précise de cet homme, que je n’ai reconnu que dans l’après coup, des années après, et pourtant je n’avais pas compris, me semblait-t-il – mais est-ce si sûr ? – un seul mot de ce qu’il disait. Je trouve ça très impressionnant en y repensant. Après ce petit détour « souvenir, souvenir » pour vous dire l’impact de cet homme sur son auditoire où le « rien comprendre » souvent évoqué, par plus d’uns qui assistaient à ces séminaires, n’est sans doute pas à entendre au premier degré, car ce qui retenait était sans aucun doute bien au-delà du personnage lui-même, qui n’ avait en soi rien de particulièrement remarquable qui puisse provoquer une fascination béate voire un masochisme féroce. Mais, c’est du moins ce qu’il souhaitait, me semble-t-il, et qui me semble vrai, du moins en ce qui me concerne, ce qui retenait était dans son dire voire pour chacun dans l’un de ses dires, celui qui accroche, qui interprète, qui éclaire, qui ouvre une question, qui fait « appel »(RSI). C’ est ce qui fait qu’on y revient même si globalement on n’ y comprend rien sinon à se remettre cent fois à l’ ouvrage. De ce séminaire poursuivi pendant plus de 20 ans il nous reste donc les transcriptions avec ce qu’elles contiennent d’imperfections conscientes ou inconscientes de la part des transcripteurs et avec ce qu’elles ne contiennent pas où s’inscrit une double perte, celle d’un objet perdu qui pour nous n’a jamais existé et celle d’un savoir qu’on peut lui supposer qu’il n’a pas dit ou qu’il n’avait pas. Nous avons aussi de Lacan ses Ecrits et différents textes rassemblés dans Autres écrits et quelques autres textes, où l’imaginaire de groupe, teinté de plus ou moins d’obscénité, mis en jeu dans ce que je viens de raconter, s’efface. Mais ce qui ne s’efface pas c’est la difficulté de ses textes en lien d’une part avec son style, auquel au fil du temps on finit plus ou moins à se roder, et en lien, d’ autre part, avec leur contenu.
Je disais donc que de Lacan nous sommes héritiers, non pas parce qu’il nous aurait nommé tels, mais parce que nous le reconnaissons comme père dont il n’a pas hésité à occuper la place de son vivant et dont nous faisons après sa mort de son nom un Nom du père. Mais il n’est pas le seul il y a aussi pour moi certains lacaniens voire post lacaniens qui ont publiés et dont certains sont encore bien vivants. Ceux ci ne m’en voudront pas, je pense, de les mettre à cette place qui les font morts avant l’heure. Ils ont pris le risque de s’y retrouver en publiant et si je les mets à cette place c’est que je pense que leurs écrits laisseront des marques dans l’histoire de la psychanalyse et, aujourd’hui, lui donne une chance de continuer à avoir une place dans la cité sans en faire une nouvelle religion voire un phénomène sectaire. Et comme par ailleurs ils ne sont pas morts cela nous donne une chance de pouvoir les interroger, de dialoguer avec eux sans les faire revenants.
Pour en revenir à ce qui a fait l’objet du début de mon intervention, notre objectif à Emmanuel et à moi-même n’est donc pas de nous situer dans une logique de complémentation. Celle ci est par ailleurs impossible du fait du langage lui-même qui ne permet aucune complémentation, de faire de deux voix une seule pour filer la métaphore que nous avons introduite. Si le langage permet de dire en prenant la parole et de se faire comprendre, non sans malentendus inhérents à la structure du langage lui-même, il ne permet pas de tout dire. Et ajoutons que nous sommes tous sujets du langage que nous y consentions ou non, c’est ce que nous avons avancé dans notre argument. Ce consentement ou non c’est ce qui fera le partage entre les différents modes d’assujettissement dans la structure, celle du langage, névrotique, psychotique ou pervers mais notons que cette affirmation laisse en suspend la question de l’autisme.
Nous tenterons donc de nous situer dans la logique qui est la notre, et qui nous est familière, celle d’une polyphonie où une voix répond à une autre voire lui fait écho ou encore chante la même musique sur des tonalités différentes, en espérant que la polyphonie ne virera pas à une cacophonie qui vous ferait fuir en y introduisant trop de jouissance.
Depuis nombre d’années Emmanuel et moi dialoguons ensemble sur toutes les questions qui nous traversent au regard de la psychanalyse et sommes devenus compagnons de route liés par une solide amitié qui rend la route moins pénible voire plaisante. C’est donc le plaisir que nous avons de travailler ensemble qui nous a donné l’envie de faire ce séminaire à deux voix.
Pendant les trois dernières années qui viennent de s’écouler j’ai fait un séminaire à Alençon à partir de cette question « Qu’est-ce qu’une mère ? » auquel Emmanuel à participer non seulement en m’assurant de sa présence mais en y intervenant plusieurs fois, mais aussi en amont et en aval de son élaboration par nos discussions et nous serions bien incapables de faire le comptage d’heures de parlote que cela représente si ce n’est à dire beaucoup, comme d’ailleurs celles en préludes de ce séminaire. Ceux qui y ont assisté ont bien dû reconnaitre quelques uns de mes petits dans la façon dont j’ai introduit les choses en me saisissant de ce que j’appellerai un fait divers. La jouissance y figure à divers titres articulées ici aux passions qui sont celles mis en jeu dans l’amour, la haine, l’ignorance et la science. J’avais dans l’introduction de ce séminaire avancé ceci : Pour un sujet humain une mère est la femme qui en lui donnant la vie lui donne aussi la mort, elle est à l’ origine des passions de son être que sont l’amour, la haine, l’ignorance et la science. La jouissance, rappelons le, n’est ni le plaisir ni le déplaisir. Si elle peut être dite « substance négative » elle apparait comme ce qui s’ajoute ou se retranche au plaisir ou au déplaisir comme plus de jouir, jusqu’à ce que mort s’en suive. La passion vous le savez sans doute c’est ce dont on pâtit, ce dont on souffre et il ne peut y avoir de passion sans jouissance, celle du Christ faisant dans notre culture référence qui le mène tout droit à la mort quand son père l’abandonne. La jouissance nous met à la question, à la torture, sans un père pour nous porter secours. Mais ce père n’est-il pas aussi un alibi pour ne pas avoir accès à une autre jouissance, je reprends ici à ma façon une thèse d’ Emmanuel à laquelle j’adhère et j’ ajouterai autre jouissance délivrée de son pathos, de son poids de jouissance, ce qui est particulièrement paradoxale de le dire de cette manière, j’ en conviens, mais c’ est la formule qui m’est venue et que pour l’ heure je conserve .
Sans titre. Emmanuel Lehoux
Nous voici parti cette année pour un travail sur la jouissance. Celui-ci s’inscrit dans la suite de nos avancées des années passées. Comme le souligne Marie Claire, ce séminaire se fera à deux voix (ou plus) qui ne feront jamais une seule voix. Et puis, nous ne dirons donc pas tout sur la jouissance. Circé voulait construire sa tour pour être l’égale des Dieux en amassant tout le savoir de l’univers. Nous pouvons unir nos voix, nous ne reconstituerons jamais la voix de Dieu (si tant est qu’il en ait une) ni ne collecterons tout son savoir. Les années passées Marie Claire nous avait montré comment Allah était muet et qu’il était le vrai Dieu. Le Dieu Chrétien parle. C’est Dieu-le-père. Allah est Dieu-La-Chose. Un père à la place de la Chose. Ce qui en fait la vraie religion d’après Lacan. Il y a à distinguer la voix et la parole. Si Allah est sans voix, sa parole est tout de même dite par l’ange et apprise par cœur par le prophète. Elle est même lue. Il y a une écriture. Allah est il donc Dieu la Chose ou Dieu la mère voire Dieu la femme ? D’ailleurs même s’il est muet, est il sans voix ? La voix peut être le silence au cœur de l’Autre qui fait parler le sujet (Lacan-L’angoisse). Le Dieu chrétien parle et a une voix. Le schofar (instrument à vent fait à partir d’une corne) reproduirait le son de la voix de Dieu, à ce moment là sans parole.
Parler à plusieurs voix cette année, c’est donc par la parole essayer d’avancer quelque chose qui fasse bout de savoir dans ce champ de la jouissance. A chacun de nous nos voies, nos chemins mais aussi à chacun notre voix, cet objet a, qui au champ de l’Autre, nous fait parler. C’est à partir de notre désir que nous parlerons.
Posons quelques points. Le désir vient de l’Autre, dit Lacan. Et la jouissance vient de la Chose. (Ecrits) Dans l’envers, la jouissance, c’est le chemin vers la mort et l’inconscient est ce qui arrête le chemin vers la mort.
Au commencement est le langage. Ça parle de lui (du sujet). Il n’y a pas de réel sans le langage. Il n’y a pas de jouissance sans le langage. De part le langage, la seule jouissance permise au sujet sera la jouissance phallique. La jouissance absolue, mythique (qui serait de rejoindre la chose) est impossible. Elle est impossible à atteindre car les traces de cette jouissance perçue chez l’autre sont non symbolisables (Freud) et comme le seul moyen de jouir pour le sujet est d’en passer par le symbolique, il n’y a pas de chemin possible. L’œdipe, par métaphore, transforme l’accès à la Chose d’impossible en interdit (interdit de l’inceste) et consacre la mère à cette place.
Dans l’éthique Lacan avance que la Chose est le lieu des coordonnées de jouissance. Il ne s’agit pas d’un Autre réel, d’un monstre ou d’une présence. Pourtant, la clinique nous montre la présence de la chose, notamment pour des sujets psychotiques.
Nous avons vu l’année passée à plusieurs reprises comment des enfants élaboraient sur un Autre qui voulait jouir d’eux ou pourrait jouir d’eux. Un des enfants disait que c’était à le titiller qu’il pourrait se passer quelque chose de terrible. Le sujet y est donc impliquer, nous aurons à y revenir. Toujours muettes et attendant, ces présence sont posées à l’extérieur, derrière une porte ou dans un autre lieu comme l’enfer. Alors, la Chose est elle un lieu ou un Autre ? Lacan en reprenant les kleiniens dit que ce pourrait être le corps de la mère donc pas un Autre mais un lieu voire un objet. Et ce n’est qu’une imaginarisation. Cette jouissance qui serait atteinte en rejoignant la chose est dite mythique. Ce serait atteindre le bonheur en retrouvant la satisfaction d’une fusion avec la mère. « Le mythe est la tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure » (Télévision, V). Qu’est-ce qui s’opère donc de la structure pour nécessité la production de ce mythe ?
Pour avancer, prenons un autre bout de chemin : les affects. Ces jeunes avait aussi à traiter des affects encombrants : l’angoisse, la haine ou l’amour. Angoisse devant un Autre, haine de l’Autre ou Amour de l’Autre. Chacun des ses états indique un point de structure différent d’où ils partent pour élaborer. Pour reprendre les élaborations de Marie Claire l’année passée, je dirais qu’ils essaient de s’inscrire dans un discours de jouissance. Il ne sont pas passés par la castration, ils ne peuvent donc pas s’inscrire dans les discours qui font lien social comme Lacan les a construits mais ils ne sont pas pour autant hors langage. Ces discours de jouissance leurs permettent de traiter leur rapport à l’Autre.
Un enfant dont je parlais l’année passée à travailler tout un temps à lier son histoire à celle de l’Allemagne Nazie afin de reconnaître et traiter cette haine qui le ronge. Il a en quelque sorte subjectiver le discours de haine Nazi, reconnu sa jouissance pour se détourner du chemin vers la mort qu’il empruntait. Cela s’est fait notamment lorsqu’il a appris que son père (inconnu) était allemand. « Si j’avais été allemand à l’époque, j’aurais été Nazi. C’était obligatoire » et aussi « Si la solution finale est une solution (scientifique), ca ne se fait pas ».
On peut dire qu’à l’envers d’un névrosé qui démêle son histoire dans la cure, lui se la construit. Et traite son rapport à la jouissance. C’est à la suite de cela, qu’il pu nommer la chose menaçante d’un dessin fait bien avant et la mettre en enfer. « tu te souviens, j’avais dessiné ma mère en enfer ». Suite à l’historisation, il peut se faire son mythe et s’éloigner de la chose. L’enfer est un lieu d’où il est exclu ce qu’il formalisera en reprenant le mythe d’Héra jetant Héphaïstos à la mer, hors de son domaine. C’est par le père, en nommant son père comme père, qu’il a pu tricoter tout cela. Il s’est tricoté son « ca parle de lui ». Il fait en sorte que sa jouissance en passe par là sans en passer par la case « enfer » lieu de la haine. Il se fait un semblant inconscient avec les signifiants de l’Autre. Alors la Chose est-ce l’enfer ou sa mère ? Je laisse ça là pour le moment.
Se construire son « Ça parle de lui », cela veut-il dire que ca ne parlait pas ou plus de lui ? Ou bien que ca parle tout court ? Au point qu’il ne se reconnaisse plus comme sujet ? Ou bien qu’il n’ai plus de place comme sujet ? L’histoire d’Héphaïstos montre qu’un enfant peut ne pas être satisfaisant, comblant, qu’il peut ne pas réussir à être le phallus imaginaire de la mère. Et dans ce cas, elle le jette, hors de son monde, l’Olympe. Mais cela sous entend que ce phallus imaginaire existe pour lui ou qu’il imaginarise le phallus réel mais sans la métaphore paternelle, pas de symbolisation de celui ci. Or, le phallus symbolique est ce qui trou le symbolique faisant une place pour que le sujet s’y loge. Nommé son père, ne lui a t il pas permis de faire son trou ? Et ainsi de ne pas disparaître dans les signifiants de l’Autre ? L’histoire d’Héphaïstos lui permet aussi d’écrire la sienne articulant ainsi l’extrême bonté de sa mère qui, l’ayant réellement abandonné sur les marches d’une administration, l’a autorisé à vivre hors de son monde à elle. A suivre.
Je pense à un autre ado qui cherche un signifiant pour le représenter. Il aimerait bien qu’on lui disent de quel genre de type il est. Qu’on l’aime ou pas, il s’en fiche. Il ne cherche pas un signifiant pour répondre à un « qui suis-je ? » mais un signifiant pour un « Que suis-je ? ». Tout ceux qu’il trouve le menace de disparaître dans une foule. Il aurait pu être geek, punk ou gothique mais comme il dit, il ressemblerait aux autres. Ça ne parlerait pas de lui. Et puis un jour, il trouve « bizarre ». C’est bien car il n’est pas tout seul à être bizarre mais tous sont bizarres à leur façon. Avec ce signifiant il évite la mortification par le signifiant. Il peut faire parti d’un ensemble où tous peuvent être singulier. Autant le premier enfant se nomme en nommant un Autre (il est Héphaïstos de sa mère) après avoir nommé un père, autant le second cherche à se faire nommer par les autres sans en passer par le père. Et il tient à ce que cela soit lié à « un j’aime ou j’aime pas » de ces autres. Un jour, il connu une expérience de jouissance particulière. Alors qu’il marchait dans la rue avec des amis, il s’est retrouvé envahi, attaqué par tous les sentiments qui existent, en même temps, le coupant du monde extérieur mais pas entièrement. Cela a duré ensuite plusieurs jours avec une intensité moindre jusqu’à ce qu’il ne reste que l’amour. Seulement voilà être amoureux mais de personne, ca fait mal. Il se demande alors s’il ne devrait pas aller demander à une jeune dont il a été amoureux si elle l’aimait ou pas. Juste pour avoir une réponse, peu importe laquelle. Si il cherche lui aussi un S1 pour se nommer, il veut se faire nommer. Il ne cherche pas à faire son trou de sujet là où le phallus manque à le faire. Cette utilisation du symbolique pour lui est néantisante. Il veut exister. Il a un rapport au vivant différent.
Quel est donc le statut de ce signifiant « Bizarre » ? C’est un signifiant qui évite la néantisation. Cela parce qu’il ne dit pas tout de lui. C’est un S1 sans savoir ou qui pointe un non savoir. Peut être s’agit il d’un savoir qui n’est pas à savoir. Ce signifiant le nomme comme existant, vivant. Il a tout à inventer, à vivre. Avec ce signifiant il barre à l’Autre la possibilité de le réduire, de tout dire de sa jouissance. Il le rend inconsistant, faible à pouvoir le parler. Il crée un trou dans l’Autre symbolique. Il ne fait pas appel au père pour cela. Peut on parler d’une forclusion de fait du nom du père comme Lacan en parle pour Joyce ? Il fait appel à l’Autre de l’amour. Pas d’Autre de l’Autre au sens du père comme dans les formations de l’inconscient qui puisse venir à l’aide. Il ne s’agit pas d’un « équivalent » de S(A barré) comme j’ai pu être tenté de le dire mais d’un signifiant qui invite à le signifier en rendant cela aussi impossible. Cela crée alors un appel à se faire signifier dans la réalité par les petits autres avec des « j’aime/j’aime pas ». Façon différente de trouer l’Autre pour y faire sa place en usant d’une autre face du phallus (qu’il n’a pas à disposition) qui est celle d’être le signifiant du « à signifier » (Pierre Bruno et Isabelle Morin).
Tout ceci demanderait encore beaucoup de développement, notamment sur cet amour sans objet comme appel à l’Autre. Je n’ai pas parlé de la Chose pour lui. Ce sera à faire.
Ces jeunes gens cherchent, pour reprendre les termes de notre texte de présentation à s’humaniser. L’un en travaillant la haine qui le ronge par un travail d’histoire, l’autre en cherchant à se nommer tout en restant vivant, c’est à dire pour rester du coté de l’existence et se soustraire à la virtualisation du symbolique. Ils tentent une écriture. Ils tentent de passer la jouissance (réel issu du plongeons inévitable dans le symbolique) par le symbolique dans une écriture. Ils essaient de la traiter sans avoir la signification phallique à disposition. Ils construisent un semblant d’inconscient. La différence de leur utilisation du symbolique (avec ou sans appel au père) tient elle dans leur rapport au nom du père ? Plus précisément dans la forclusion de celui-ci ? Une de fait et une de choix ? Pour l’un il est radicalement absent, pour l’autre il est rejeté. Est-ce là aussi peut être l’indice de ce qui me fait dire que l’un traite sa jouissance d’une façon masculine alors que l’autre le ferait d’une façon féminine. Quant à la chose, je l’appréhenderais aujourd’hui beaucoup plus comme un lieu d’où peut surgir quelque chose si on s’en approche que comme un Autre.
