La femme, l’athéisme, le sinthome … du nouveau dans l’amour

15 mai 2009

Séminaire Toulouse : Deux, l’amour

Entre ma dernière intervention et aujourd’hui, j’ai eu le bonheur, avec quelques autres ici, d’entendre Pierre Bruno, à l’assemblée de Paris du 24 mai, parler du « lapsus du nœud ». Il m’a semblé percevoir une réponse précise par rapport aux questions que je me proposais d’exposer. Et pressé par la hâte de vous en faire part, j’ai donc annoncé une séance de séminaire pour le 25 mai – et non aujourd’hui comme prévu : au « lapsus du nœud » répondait cet acte manqué. Je n’ai presque rien changé au texte que j’ai alors hâtivement rédigé.

1 – Dans ce que l’on appelle un contrôle, un analyste a évoqué un homme convaincu par sa compagne d’être « tout pour elle ». Sans doute angoissée par cette suggestion, il décomplète ce « tout » en vérifiant un désir pour d’autres relations féminines. Jusqu’au jour où il en rencontre une qui lui paraît posséder tout ce qu’il attend d’une femme. S’il prend grand plaisir à parler et à se confier à elle, il résiste à sa séduction, convaincue qu’il ne pourrait, avec sa perfection à elle, s’adonner aux mille et une petites choses qui animent sa vie, soit se soustraire à sa jouissance. Quant à une femme idéale, au fond, il en a déjà une à la maison, avec laquelle il renoue d’une nouvelle façon – notamment en se réappropriant un certain nombre de gestes (préparation des repas, activités ménagères) qui la décollent en tout cas de – le soustrait à – ce qu’elle a de trop maternel. Il effectue ce « demi-tour » vers elle parce qu’il l’aime. L’amour lui permet de viser au-delà de ce point où il est « tout » pour elle, et où surgit l’angoisse. Or c’est strictement ce que Lacan situait comme étant la façon d’aimer d’une femme – nous l’avons vu la fois dernière. Est-ce que cela ne nous éclaire pas sur l’une des façons possibles de comprendre cette affirmation de Lacan concernant l’homme : « Ce qui dans le sexuel importe, c’est le comique [le phallus], c’est que, quand un homme est femme, c’est à ce moment là qu’il aime, c’est-à-dire quand il aspire au quelque chose qui est son objet. Par contre, c’est au titre d’homme qu’il désire, c’est-à-dire qu’il se supporte de quelque chose qui s’appelle proprement bander » (Le moment de conclure (1977-1978), leçon du 15 novembre 1977, inédit). Se peut-il alors que l’homme qui, en tant que femme, aime une femme, puisse être le symptôme de cette dernière ?

Il semble qu’une femme puisse aimer au moins de deux façons : comme femme ou comme mère… Mais la compagne évoquée en commençant, modèle de perfection au point de convaincre son homme d’être tout pour elle, réveille une autre position féminine, quasi identique à Dieu, auquel il arrive précisément d’intervenir « par exemple sous la forme d’une femme » (« Conférence dans les universités nord-américaine », Autres écrits, p.) ! Ira-ton à dire qu’elle aime comme Dieu aime ? En tout cas, elle ne s’introduit pas dans la relation comme le symptôme. Il est intéressant de voir, de ce point de vue, son homme tenter d’en défalquer son désir – aussi bien pour d’autres femmes, que dans la façon dont il prend sa vie quotidienne en main. Il est clair ici que le symptôme de cet homme, où cet homme symptôme, doit faire inexister le rapport sexuel entre Dieu et sa créature pour que l’amour ait, à nouveau, une chance.

2 – Dit autrement, cet homme décomplète en quelque sorte, son Dieu, il le « dé-divinise », si l’on accepte le néologisme, et cet athéisme semble la condition d’un amour renouvelé pour sa compagne. Peut-être s’illustre ici cliniquement la substitution à l’amour divin, dans lequel le Symbolique attache l’Imaginaire du corps au Réel de la mort, la place véritable de l’amour : c’est cette fois l’Imaginaire qui attache le Symbolique de la mort au Réel de la jouissance… mais au prix du savoir inconscient. Pierre Bruno a déjà fait valoir ce point. C’est pour nous l’occasion d’interroger ce que Lacan appelle athéisme. Je m’en tiendrai à l’occurrence qui figure dans le séminaire sur l’angoisse.

Elle concerne l’obsessionnel [1]. Lacan y évoque le fait que ce névrosé va recouvrir l’angoisse par l’Idéal du moi : or celui-ci prend alors justement la forme du Tout-Puissant. En effet, si l’objet anal dégoutant entretient un versant de dévalorisation [2], l’Autre Tout Puissant est le complément nécessaire à la constitution du désir. L’obsessionnel corrèle son désir au rapport narcissique de la maîtrise de soi (étayée sur la maîtrise infantile des sphincters) – dont Dieu incarne le summum. Le sujet prend appui sur la structure qui se déploie entre l’alter ego spéculaire, le moi idéal, modèle de maîtrise, et l’Idéal du moi qu’il affuble de l’extrême de la puissance. Cet Idéal du moi, le sujet l’habille de la figure omnipotente qu’il a sous la main, Dieu sous nos latitudes (sans doute la forme varie-t-elle avec les credo ?). La tradition occidentale permet d’associer sur le fantasme d’un Dieu Tout-Puissant présent partout et pour tout, omnivoyant : le monde va comme il va en raison de la puissance de Dieu… La cause est remise entre ses mains. Que l’on soit croyant ou pas, les dieux indexent ce qui échappe à notre réalité : c’est pourquoi Lacan dit d’eux qu’ils sont réels. Mais, de ce fait, l’obsessionnel, en inscrivant ses désirs dans le registre de la puissance (de l’Autre idéalisé), les constitue comme désirs impossibles : « quoiqu’il fasse pour les réaliser, il n’y est pas » [3]. Devant ce rapport à Dieu, certains en sont venus à se demander si le psychanalyste devait ou non être athée et si l’on pouvait considérer l’analyse terminée alors que l’analysant continuait de croire (357). L’obsessionnel, c’est un fait, croit au Dieu comme « œil universel posé sur toutes nos actions ». Lacan souligne ici un paradoxe : cette dimension est aussi présente que le cadre du fantasme, et il est, en même temps, de nécessité que le sujet n’y croit pas. Qu’il n’y croit pas vraiment se voit au fait que les conséquences qu’il devrait en tirer demeurent invisibles (357). L’Athée n’est d’ailleurs pas celui qui n’y croit pas, mais celui qui « aurait réussi à éliminer le fantasme du Tout Puissant » [4]. Lacan avance que « l’existence de l’athée, au sens véritable, ne peut être conçue, en effet, qu’à la limite d’une ascèse, dont il nous apparaît bien qu’elle ne peut être qu’une ascèse psychanalytique ». Il précise : « Je parle de l’athéisme conçu comme la négation de la dimension d’une présence de la toute-puissance au fond du monde. / Cela ne veut pas dire que l’existence de l’athée n’ait pas son répondant historique, mais celui-ci est d’une toute autre nature. Son affirmation est dirigée justement du côté de l’existence des dieux en tant que réel. Il ne le nie ni ne l’affirme, il est dirigé vers là. L’athée (…) n’est pas celui qui nie Dieu dans sa fonction de toute-puissance, c’est celui qui s’affirme comme ne servant aucun dieu. Et c’est ici la valeur dramatique essentielle qui donne depuis toujours sa passion à la question de l’athéisme » (358).

Cette digression est essentielle. D’abord parce que c’est précisément dans le séminaire suivant que Lacan fait de l’amour de Dieu, ainsi que nous l’avons rappelé, le paradigme de l’amour : l’amour de Dieu est une invention qui, en même temps qu’elle prouve l’existence de Dieu, permet au sujet de se supporter devant lui en trouvant dans la religion des raisons de ne pas y être angoissé, grâce au lien du Réel de la mort à l’Imaginaire du corps donc. Cette solution est devenue difficile avec l’avènement de la science moderne qui, en Occident, s’est imposée sur toutes les autres rationalités. Elle a en quelque sorte clivé Dieu entre le sujet supposé savoir nécessaire au savant pour questionner le monde, tenter de l’expliquer et de le démontrer, et le Dieu vivant d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, de Mahomet – le Dieu de la révélation [5]. Le sujet supposé savoir est certes nécessaire à l’installation de l’analyse : c’est le savoir supposé à cet autre inconnu que le sujet aime. Pierre Bruno a déjà posé la question de savoir si l’amour de transfert est une façon de poursuivre avec l’amour de Dieu d’une autre manière. Mais le transfert est aussi ce qui confronte le sujet, via le désir de l’analyste, à ce que veut l’Autre : ne faut-il pas que l’analyste soit supposé viser au-delà du point d’angoisse pour que l’analysant l’affronte quand il fuit ce point dans sa vie ? Sur ce versant, l’athéisme (au sens de Lacan) reviendra à découvrir qu’il n’y a pas de réponse déjà écrite, d’orthodoxie qui dicte au sujet sa conduite, que le franchissement du point d’angoisse est constitutif de l’analyse : c’est ce qu’écrit A barré, un point d’athéisme qui soulage le sujet – soulagement que peut seul provoquer le fait de ne pas croire en l’être d’un Autre finalement tout-puissant. Mais, encore une fois, cela laisse ouverte la question de l’existence d’un autre vivant avec lequel faire le pari de ce franchissement, le pari de la vie. Sans doute le Dieu de la Révélation témoigne de cette existence et le désir de l’analyste la relaye-t-il (ce qui ne veut pas dire qu’il s’y identifie ou le pérennise) au moins pour ceux qui s’y confrontent… On devine pourquoi Lacan, après son séminaire sur l’angoisse, s’interrogera sur les Noms-du-Père : défaire le nœud de l’amour divin apparaît comme une condition et de la cure (cf. la non analysabilité du véritable croyant) et d’un renouveau dans l’amour. Comment opérer littéralement ce « dénouement » sans du même coup porter un coup fatal à la fonction paternelle et à tout ce qui en découle ?

3 – C’est à ce point qu’intervient le « lapsus du nœud » [6]. Pierre Bruno explicite ce syntagme de Lacan à partir d’une relecture précise de Joyce et du séminaire et des interventions que ce dernier lui a consacrés. Il n’est pas question de reprendre intégralement cette contribution que je juge définitivement éclairante sur l’articulation du Nom-du-Père, du symptôme et du sinthome : je souhaite que Pierre Bruno puisse en tirer certaines conséquences pour notre propre questionnement

En attendant, la division du père entre celui des philosophes et le père vivant n’anticipe-t-elle pas celle que Pierre Bruno rappelle entre le Nom-du-Père (garantie par l’Autre) et le père nommant (donc hors du nom lui-même) ? D’où vient le nom du père, alors ? Pierre Bruno a développé la réponse fulgurante avancée par Lacan : le fils nomme le père – ce qui suppose que celui-ci soit sans doute désigné par la mère mais que la nomination par cette dernière ne garantisse rien (pater incertus).

En toute logique, cela implique (c’est une remarque déjà avancé dans notre séminaire) que le nœud du sujet ne puisse être « livré » à ce dernier déjà noué par le père, faute de quoi le sujet se retrouverait ou soumis à un destin déjà écrit (paranoïa) ou exclu de toute communauté de discours. Il faut donc que le nœud soit nécessairement raté, ouvert. Tel est ce dont Pierre Bruno, a fait titre : « le lapsus du nœud », qui est en quelque sorte, comme il l’a avancé, « lapsus du père » : il y va d’un défaut structural que nous pouvons repérer comme la « clocherie » qui existe entre « la volonté de jouissance de l’Autre (la femme-Dieu) et la soustraction à cette jouissance par laquelle un sujet naît » (en substance).

Bref, le père ne nomme que s’il est nommé par l’enfant : la détermination du père s’origine de la génération future et pas de la génération passée – aucune psychologie génétique n’y changera rien. Et c’est en quoi Joyce est bien légitimée à vouloir devenir le père de la race qui a engendré son propre père. Intuitivement ici, nous voyons se dessiner une distinction entre le symptôme (ou l’amour ?) comme réponse au lapsus du nœud, et la nomination elle-même du père qui suppose de prendre acte de la castration du père. Le symptôme que l’on a est donc la marque du défaut paternel – incurable et… souhaitable ! Le terme de sinthome apparaît lorsque la borroméanité est restauré (du fait du sujet, de « l’enfant »), ce qui fait dire à Pierre Bruno que, dans ce cas, le Nom-du-Père et le sinthome pourrait bien coïncider alors même que le Nom-du-Père maintient le branchement sur l’inconscient, alors que le sinthome tend au désabonnement.

Je romps là, laissant à Pierre Bruno, encore une fois, le soin de développer les conséquences de sa contribution. Pour nous, le ratage du nœud apparaît comme une condition de l’amour, d’un renouveau dans l’amour. Mais que devient l’olympisme de l’amour dans la topologie borroméenne ? Le sinthome exclut-il l’amour ou le « dénature-t-il » ? Ou la place de l’ego, dont Pierre voit un équivalent de « l’aimer » freudien, qui répare le lapsus du nœud en attachant le réel et le symbolique de façon à lier le corps, indique-t-elle la place d’où il se pérennise au sein de la borroméanité ? Et dans la névrose ?

Surtout, la critique actuelle du lien social ne souligne-t-elle pas le refus (autistique ?) d’une génération à nommer celui que le scientisme lui impose comme père (un nouveau type de nouage déjà fait) ? Il faudrait voir dans la crise de l’autorité une chance pour sa restauration. On se souvient de la condition : « Un père n’a droit à l’amour et au respect… que s’il fait d’une femme la cause de son désir »…

[1] Je reprends ici quelques éléments du séminaire sur l’angoisse exposé à Damas avec Yamina Guelouet (avril 2009). Les chiffres entre parenthèse renvoient aux pages du séminaire aux éditions du Seuil.

[2] Cf. l’homme aux loups qui s’en prend de façon précocement blasphématoire au Christ à partir de la question de savoir s’il satisfaisait aux fonctions naturelles d’excrétion (question à propos de la quelle il a été précédé par les théologiens).

[3] Jacques Lacan, Le séminaire X : l’angoisse, p. 255. La conception des dieux a changé historiquement et n’est pas la même en tous lieux : dès lors la clinique de l’obsessionnel ne devrait-elle pas varier en conséquence ?

[4] Ainsi, Lacan relève que Voltaire, malgré sa fronde antireligieuse, tenait à son déisme, et que Diderot, tout athée qu’il fut, ne pouvait en témoigner que dans le registre de la dérision.

[5] C’est d’ailleurs avec les Lumières qu’apparurent les premiers athées – qui payèrent chèrement leur position subjective. Ainsi, la ville de Toulouse honore d’une stèle ceux qui se sont ainsi émancipés de la toute-puissance – nés ou ayant enseigné à Toulouse – et qui l’ont payé de leur vie : Etienne Dolet (1509-1546), brûlé à Paris, Michel Servet (1511-1553), brûlé à Genève, Giordano Bruno (1548-1600), brûlé à Rome, Giulio Cesare Vanini (1585-1619), brûlé place des Salins…

[7] « Le lapsus du neud » sera pu_blié dans le numéro 16 de Psychanalyse (2009).