le 25 juin 2007
C’est en tant que le discours du maître règne que le S2 se divise. La division (…) est celle du symbole et du symptôme. C’est parce que le sujet est ce qu’un signifiant représente auprès d’un autre signifiant que nous sommes nécessités par son insistance à montrer que c’est dans le symptôme qu’un de ces deux signifiants prend du symbolique son support. En ce sens, dans l’articulation du symptôme et du symbole il n’y a qu’un faux trou »
Cette division du savoir, nous en faisons l’épreuve à chaque séance de ce séminaire : chaque point de capiton sur lequel se terminent nos discussions laisse un reste sur lequel se relance la leçon suivante. C’est sans doute ce reste à signifier qui valide la démarche, la préserve d’être un délire « à deux » : et l’on comprend que Lacan ait pu exiger de son assistance qu’elle produise un « bout de réel » plus fort que le vrai, y compris le vrai auquel « pré-tend » la psychanalyse et dans lequel elle finirait en orthodoxie.
Seulement, le réel dont il s’agit dans la psychanalyse n’est pas celui de la science avec lequel la psychanalyse rivaliserait : mais celui du sujet, moi-réel primitif, le Δ de la « cellule élémentaire », « le point de capiton » du graphe (Ecrits, p. 805) (1).
Il s’agit du réel du sujet que Lacan dote précisément d’une « intention », en tant qu’il cherche à se reconnaître dans le « ça parle de lui » qui le précède logiquement (cf. Pierre Bruno, « Cuisine fissile », Séminaire de l’APJL Ego et moi, 11 juin 2007)). Sans doute ne pouvons-nous saisir quelque chose de ce moi réel que dans « son » mouvement d’interrogation de l’Autre (son « intention ») dont le sujet est l’effet (« réponse du réel au signifiant ») – et nous le pouvons grâce à cette présentification du « moi qui sauve le corps de se réduire », ainsi que la nature pour la science, « à un élément matériel du symbolique » (ibidem) (2).
Or, le S1 ne peut faire mieux que représenter : l’identification se paie d’une faute sans laquelle la représentation n’est pas représentation. Et ce qui du sujet met le S1 en échec (moi réel primitif) insiste pour que le S1 s’articule à un autre signifiant avec lequel il fait savoir : le S2. Or la faute du S1 se répète au niveau du S2 : en ce sens le S2 se divise entre le Symbole toujours fautif, menteur, et ce qui du sujet ne cherche à s’y loger que pour révéler cet impossible nouage – le symptôme. Le processus semble indiquer que le symbole n’est à la bonne place qu’à la condition d’être obtenu par cette division du savoir : sinon le savoir demeure une menace de virtualisation pour le sujet. Nous savons aussi que Lacan écrit a ce qui du sujet ne s’attrape pas par les moyens du savoir. C’est à ce propos qu’il peut donner comme visée à l’analyse de « répéter jusqu’à plus soif pourquoi ça rate » : « le ratage, c’est l’objet » (Encore, p. 55).
Cette opération vérifie une absence de nouage, un faux trou, entre le symbole et le symptôme, qui ne fait que reprendre celle entre moi réel primitif et le S1 : sans doute faut-il ce rapprochement entre le symptôme et le symbolique pour que se touche le littoral du symbolique (du langage), et que se saisisse ce qui constitue le réel du symbolique. L’expression est amphibologique puisqu’elle peut désigner aussi bien le réel déduit du symbolique ou la dimension réelle constitutive du symbolique : d’un côté c’est le symptôme comme écriture, de l’autre, c’est la lettre – telle qu’elle opère y compris dans la science. Disons que l’écriture elle-même est bifide : soit elle sert le symbolique, l’être comme fait de dit, soit elle sert le symptôme, l’existence.
Cette duplicité de l’écriture se retrouve dans les deux traitements du symptômes : a) celui de la psychiatrie qui tente de l’identifier par un diagnostic (S1) et de le résorber dans un savoir psychopathologique ou médical (S2) sans reste, voire celui du névrosé qui le met au service du fantasme à partir duquel le symptôme se nourrit de sens ; b) celui du nouage des trois dimensions constitutives de la structure du sujet : Sinthome.
Nous avons, dans ce séminaire identifié le phallus au signifiant de cet « à signifier » dont l’Autre ne dispose pas (du fait de la structure du langage) : c’est par là que le phallus (aussi bien – φ que ф ) est garant de l’écart entre S et corps – témoignant d’un réel qui excède et l’un et l’autre.
Lacan précise que la division du S2 exige comme condition que le discours du maître règne : soit le discours homogène à la structure de l’inconscient. Cette condition seule distingue le réel du sujet et le réel de la science, lequel appelle bien un signifiant qui réussisse à le traiter… quand un sujet l’interroge : le langage mathématique – écriture sans parole – est susceptible de cette capture du réel physique par le réel du symbolique. Seul le vivant du sujet proteste – non contre le chiffrage qu’il appelle également – mais contre sa réduction : quelque chose du réel du sujet ne cesse pas de (ne pas) s’écrire : Lacan associe la formule sans la parenthèse – ne cesse pas de s’écrire – au nécessaire en précisant, ce qui paraît lisible ici : « figurez-vous que le nécessaire est conjugué à l’impossible, et que ce ne cesse pas de s’écrire, c’en est l’articulation. Ce qui se produit, c’est la jouissance qu’il ne faudrait pas. C’est là le corrélat de ce qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, et c’est le substantiel de la fonction phallique » (Encore, p. 55). Le phallus est le signifiant de ce réel à signifier et du fait du non rapport entre le symbolique et le réel, le corrélat en est ce « ne cesse pas de s’écrire ». Ceci dit, le réel ne s’écrit pas, est impossible à écrire : il ne cesse pas de ne pas s’écrire. Tel est l’impossible du rapport sexuel : il ne cesse pas de ne pas s’écrire (Encore, p. 87).
Donc, cela ne cesse pas – y compris au niveau du S2 : c’est en quoi le S2 se divise au niveau de la parole entre le Symbole et le symptôme qui lui résiste, entre ce qui s’écrit et ce qui ne s’écrit pas, ou plutôt entre ce qui cesse de s’écrire, et ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, divisé par ce qui ce qui ne cesse pas de s’écrire (le phallus). Il faut cette épreuve de l’écriture pour que la division se vérifie. Le S2 se divise au niveau de la parole – pas (pour aller vite) de la communication animale ou scientifique, ce dont témoigne la distinction entre le sens toujours double de courir après le réel qui lui échappe et la signification dans laquelle le réel de la science ou de l’environnement animal se résout.
La reprise topologique de la théorie du signifiant (des rapports du sujet au langage) éclaire le nouage du S (le « ça parle de lui »), du I (la corde, le corps de, selon l’équivoque rappelé par Pierre Bruno ibidem), et du R qui n’est que représenté quand le S est trou. R est objection à la résorption dans S, mais objection qui ne tient que du nouage aux autres dimensions par le Sinthome : c’est cette temporalité, toujours rappelé par Pierre Bruno, qui oblige à distinguer le moi réel qui « appelle » (quel autre verbe utiliser ?) le S et le Sinthome qui vient nouer « l’ensemble ». Rappelons l’exemple paradigmatique de Brigitte B rencontrée par Lacan lors d’une présentation clinique tel que commenté par Pierre Bruno. Brigitte B. présentifie le S sous la forme d’un vêtement : mais que personne ne peut habiter, souligne Lacan, faute d’un « aimer venu de l’Autre ». Ne peut-on avancer que c’est en quelque sorte l’aimer constitutif du moi réel primitif qui refuse alors de l’habiter ? Pour lui, tout le symbolique est réel !
En guise d’éclairage clinique je rappellerai la distinction soulignée par Bibiana Morales de deux écritures chez Virginia Woolf. Il existerait d’abord : une écriture qui participe du détachement, voire de la décomposition du « ça parle de lui », ainsi que Joyce, côté Sinthome donc – à ceci près que Virginia Woolf n’arrive pas à terminer ce type d’ouvrage et s’effondre lorsqu’elle y parvient : ce qui suffit à indiquer que chez elle le Sinthome a l’allure d’une droite infinie (qui ne devrait pas cesser de s’écrire), et qui, interrompue, ne fait pas point de capiton, ne noue pas (ce qui trahit la faillite de la fonction paternelle). Du coup, Virginia Woolf adopterait une autre écriture, côté scénarisation – délire ou fantasme – mais qui ne la tiendrait pas davantage, du fait même d’un capitonnage qui s’efforcerait d’éviter le réel traité sans succès par le premier « style ». Une écriture pour l’existence, une autre pour l’être ? Cette distinction entre deux écritures, certes dénonce l’idée même d’une prescription art-thérapeutique de l’écriture, mais surtout permet d’interroger à quelle condition le réel s’impose au vrai (3).
Une dernière remarque sur cette série sans doute à mieux ordonner : vivant, moi réel primitif, écriture, Sinthome, existence… Lors de notre discussion précédente, j’ai évoqué le travail de Jean-Luc Gaspard (4) avec des sujets qui marquent leur corps d’une façon qui laisse des traces indélébiles, mais qui ne relève pas de l’écriture classique : il y va, par exemple, de blessures infligées par les crochets auxquels le sujet se suspend, de brulures, de trous pour loger des objets disproportionnés (canette de bière, bouteille de coca-cola…), voire de scarifications. Ces pratiques s’effectuent hors tout support mythique (tels ceux dont relèvent les femmes girafes, les femmes plateaux, les fakirs, les processions sur des charbons ardents, etc.) et valorisation sociale (telle celle qui accompagne les piercings ou les tatouages dans nos sociétés dites modernes). Ce dont témoignent les sujets, c’est de la recherche d’un éprouvé : il s’agit pour eux de nourrir l’irréductibilité du vivant, de se sentir vivant – de sortir de l’ennui pour une « existence vécue ». Il me semble que cela confirme cliniquement notre lecture et modifie même l’idée à se faire du masochisme : lequel est moins atteinte portée contre le vivant, ainsi que le suggère Freud, que tentative de l’éprouver. Au point que le paradigme pourrait être fourni par cet enfant autiste dont Pierre Bruno a parlé une fois : il s’efforçait de saisir entre son pouce et son index, délicatement, les pulsations de la circulation sanguine, la palpitation de la vie… C’est une autre des modalités du pas nécessaire qui va de l’être à l’existence : où s’inscrit comme inéluctable la répétition ou la récidive (du suicide y compris) tant que le Sinthome ne croche pas ce vivant-là qui insiste pour être lu – contradiction d’une existence qui insiste pour être – même chez un autiste !
Cette petite note repose sur la division du savoir et ses corrélats : la duplicité de l’écriture, la distinction entre existence et être, la différence du Sinthome et du symptôme, l’écart entre le réel du sujet et le réel de la science. J’espère qu’elle rend réceptif à l’intitulé que Pierre Bruno et moi-même avons adopté pour l’année prochaine : « Science et ascience ». Le terme de « ascience » est extrait, par Pierre Bruno du catalogue des œuvres graphiques et manuscrits de Jacques Lacan édité par Artcurial (2006). La pièce 82 porte comme titre de la main de Lacan : « L’insu que sait de l’une-bévue, s’aile ascience ». Lacan identifie implicitement « l’insu » de l’Unbewusst (l’inconscient) avec cette ascience. Dans cette expression, il substitue l’ascience à l’amour (la « mourre ») qui figure dans le titre du séminaire correspondant, posant entre les deux termes une équivalence. S’en déduit une antinomie entre l’amour et l’insu (l’ascience) d’un côté, etc, de l’autre, la science. Cet intitulé nous promet déjà du grain à moudre…
Notes :
(1) Il a pu venir à certain une objection : cette lecture semble poser un sujet d’avant le sujet parlant ; mais c’est précisément cette objection que traite la distinction entre moi réel primitif, « aimer » et sujet et que Lacan pose dans le schémas du point de capiton qu’il fait démarrer d’un D, dont l’intention croise la chaîne signfiante avec l’effet sujet qui résulte de ce croisement, avant que ce sujet ne vienne se substituer au D dont nous interrogeons le destin ici.
(2) Sur « l’apparolage », cf. Jacques Lacan, Le séminaire XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil 1973, pp. 214-215.
(3) Sans doute convient-il d’attendre la publication du travail de Bibiana Morales…
(4) Jean-Luc Gaspard, « La question de la récidive suicidaire et les marques corporelles auto-infligées », Séminaire de la Découverte freudienne : « Clinique des symptômes et de la civilsation contemporaine : le suicide et les violences « contre soi » », Toulouse, université de Toulouse le Mirail, 9 et 10 juin 2007.
