15 novembre 2006
Séminaire animé par Roger Mérian et Pascale Macary.
Lire « L’homme au sable » avec Max Milner
Dans son ouvrage de 1982, La fantasmagorie(1) – Essais sur l’optique fantastique , Max Milner, qui fût professeur de littérature à Paris III et qui écrit encore de nombreux livres, souligne que Hoffmann mit en scène dans ses contes tous les instruments d’optique connus à son époque.
Dans L’homme au Sable, la lunette est ce qui permet au héros Nathanaël de passer du monde de la réalité au monde des fantasmes, cette autre scène le mettant dans un rapport des plus étroits, certes avec la poupée Olympia, mais aussi et surtout avec l’objet de sa jouissance folle, effrayante et mortelle, qui est précisément pour ce personnage, l’objet scopique, le regard.
Le héros de L’homme au sable a vécu, dans son enfance, une histoire abominable qui le conduira jusqu’à la mort, non sans en être passé par des chemins relevant d’une diabolique répétition. Certains soirs, avec ses frères et sœurs, Nathanaël était pressé par sa mère d’aller au lit, la menace de L’Homme au Sable étant alors brandie devant les enfants récalcitrants. Ces soirs-là, la mère était triste et le père taciturne. Les enfants à peine serrés dans leur chambre, à 9h, des bruits de pas faisaient résonner la maison. Cette histoire d’Homme au Sable s’associe bien vite pour le petit Nathanaël à ces bruits de pas au point que ce personnage deviendra bientôt pour lui, celui dont on entend le pas lourd. L’Homme au Sable le terrifiait et devant cette peur extrême, la mère dévoila l’aspect métaphorique de cette histoire : cet Homme n’est qu’une figure venant dire que quand on a sommeil, les yeux piquent comme si on y avait du sable. Mais une vieille servante démentira ces paroles maternelles apaisantes et soutiendra que cet homme existe réellement et lance des poignées de sable dans les yeux des enfants, « qui jaillissent alors tout sanglants de leur tête ». Puis les enfants sont jetés dans son sac et le méchant les emporte dans la lune pour servir de pâture à ses petits au bec de hibou : c’est ainsi que les enfants insomniaques meurent, dans la lune, d’avoir leurs yeux piqués par des becs à l’avidité crochue.
Depuis la peur de l’Homme au Sable, le drame de ce sujet, c’est qu’il veut tenir les yeux ouverts, n’acceptant pas l’ignorance apaisante que lui propose sa mère. Nathanaël veut soulever les parts d’ombre, par exemple, savoir qui fait résonner ces pas dans l’escalier au moment où on l’envoie au lit. Il voudra voir cet Homme au Sable à la lourde démarche, celui qui en faisant peser une menace sur les enfants, a pour fonction de les empêcher de voir : « L’envie de pénétrer moi-même le secret et de voir de mes propres yeux le fabuleux Homme au Sable germa et grandit en moi avec les années »(2) . Son imagination imaginative l’avait entraîné dans l’étrange et l’effrayant des histoires des contes pour enfant et il dessinait partout, à la craie, d’horribles hommes au sable. Jusqu’à l’épisode que Milner relève comme étant une scène traumatique : s’étant caché derrière les rideaux du cabinet paternel, Nathanaël découvre que l’homme au pas sonore est l’horrible avocat Coppélius, qui se livre avec son père, autour d’un feu, à d’énigmatiques recherches qui attristent son épouse.
Quand Coppelius, dans le vif de l’action s’exclame soudain « Des yeux, vite des yeux », l’enfant crie de terreur et est découvert. L’avocat veut alors lui jeter des charbons ardents dans les yeux afin que ceux-ci jaillissent de leurs orbites. Défendu par son père, le petit curieux aura la vie sauve, mais il tombe malade de cette scène épouvantable des semaines durant. Quand il se relève de son lit, Coppelius a disparu de la vie de la famille. Un an plus tard, l’avocat fera une éphémère réapparition dans la maison, réapparition qui coïncidera avec la mort du père due à l’explosion du fourneau du laboratoire.
A quelle besogne se livrent donc le père et Coppelius ? Ils veulent savoir quelque chose qu’ils ne devraient pas savoir : ils cherchent le savoir démiurgique de la vie. C’est bien à un ‘donner la vie’, sans en passer par le sexe – à la fois par la sexualité et par la sexuation – que les deux hommes s’adonnent. C’est à une oeuvre de vie sans en passer par l’altérité du féminin à laquelle se livrent Coppelius et le père. Mais pour que l’automate de fer et de feu advienne à la vie, il lui faut des yeux. Rappelons-nous l’exclamation de Coppelius avant la découverte de l’enfant tapi derrière son rideau : « Des yeux, vite des yeux », c’est là, sur les yeux, que leurs efforts démiurgiques semblent achopper.
Pourquoi les yeux ? Parce que l’altérité passe par le regard, l’autre c’est celui qui me regarde le regardant. Je suis pour l’autre l’objet de son regard au moment où il est l’objet de mon regard (3). Autrement dit ce que je vois dans le regard de l’autre c’est le désir qu’il a pour moi. « Mais, se demande Milner, comment s’assurer que ce n’est pas mon regard que je vois dans le sien ? », autrement dit, comment savoir que ce n’est pas mon propre fantasme qui agite la supposition de désir de l’autre ? Ce sera là tout le problème du rapport de Nathanaël avec Olympia.
Nous pouvons bien interpréter la scène du laboratoire comme une scène primitive, ou ce qui est vu – et ne devait pas l’être – c’est le manque du principe de vie, soit le manque des yeux. En l’absence du principe féminin, un seul remède dans la création de la vie parthogénétique : prendre les yeux chez les êtres vivants. Ce qui fera que, par la suite, Nathanaël fut poursuivi par ce principe qui manque, dans l’horreur : « Je croyais distinguer partout des visages humains, mais dépourvus d’yeux : à leur place d’affreuses cavités, noires, profondes »(4) . Milner rapproche cette vision –manque des yeux, principe de vie – de celle du sexe féminin châtré, qui déclenche chez l’enfant l’angoisse de castration par le manque qu’elle révèle. Mais ce qui caractérise la geste des apprentis démiurges relève plutôt du démenti, puisque les deux géniteurs parthogénétiques « dénient leur propre castration en croyant pouvoir fabriquer de l’autre à partir du même, et en satisfaisant ainsi leur mégalomanie narcissique. Il en résulte, chez l’enfant qui observe, une sorte de fétichisme au second degré »(5) . Et ce que Nathanaël déniera plus tard dans l’ « être » aimé – Olympia – ce n’est pas l’absence de phallus, mais le manque du regard, « c’est-à-dire l’absence de qui serait chez cet être, la trace d’un principe d’altérité, qui lui permettrait d’échapper à l’emprise narcissique de son admirateur » (6).
Venons-en au présent : Nathanaël est maintenant étudiant à G.. Il y suit les cours de physique de Spalanzani. Lors d’une visite chez son professeur, l’étudiant entrevoit, à la dérobé, Olympia, sa fille. Dans ce premier regard, ce qui surprend Nathanaël, outre la beauté de la jeune fille, est le fait qu’elle se tienne dans une absolue immobilité. Après un retour de congé en sa ville natale, Nathanaël se voit installé par ses amis en face de la maison de Spalanzani, son appartement ayant brûlé. Là, il y reçoit la visite inopportune d’un marchand de baromètre, Giuseppe Coppola, personnage qu’il a déjà aperçu et dont il est certain qu’il n’est autre que l’horrible Coppelius disparu jadis de sa ville natale.
Pour se libérer de l’insistance du marchand, il lui achète parmi les lunettes et lorgnettes proposées, l’une de ces dernières. En la braquant par hasard, sur la maison du professeur, Olympia lui apparaît alors avec un éclat de vie extraordinaire et il l’aime désormais d’un amour exalté.
Quelques jours plus tard, un bal est donné par Spalanzani. Nathanaël y rencontre Olympia et malgré qu’elle ne réponde à ses paroles que par un soupir suivi d’un : « ah, ah », bien qu’elle ait une grande raideur de mouvement, bien que sa main prise dans la danse soit aussi froide que les lèvres qu’elle lui offrit en fin de soirée, l’amour s’enfla chez notre héros : pendant des jours il se meure de ne pas la voir jusqu’à un épisode halluciné où il verra partout son image qui le regardait avec « des yeux étincelants ». Peu après, éperdu d’amour, Nathanaël se rend chez le professeur. Il y surprend alors une dispute furieuse entre Spalanzani et Coppola dont l’objet n’est autre que le corps de ce qui se découvre n’être qu’un automate, Olympia, celle-là même qu’il avait prise pour une femme vivante. Il reçoit alors en pleine poitrine les yeux de la poupée qui ont jailli de leurs orbites, brusqués de la joute des deux hommes.
Il sombre, comme dans son enfance, dans un état délirant et rentre en sa ville natale, où il s’en remet enfin à l’amour de sa fiancée qui l’attendait patiemment au pays. Elle prend soin de lui avec affection et lors d’une promenade, le couple monte sur la tour de l’Hôtel de Ville. Attiré par un détail dans le panorama – et non comme le soutien Freud par la vue de Coppola -, Nathanaël tire sa lorgnette de sa poche et, sitôt ses yeux appliqués à l’instrument, il est pris d’une agitation frénétique voyant le visage de sa fiancée au bout de l’instrument. Rendu fou, il tente de la jeter en bas de la tour, ce que le frère de la jeune femme empêchera in extremis.
Resté seul, Nathanaël aperçoit alors l’avocat Coppelius dans la foule massée en bas, le regardant, criant et gesticulant au sommet de sa tour. Fasciné le jeune homme se jette alors dans le vide en criant : « Ah ! des beaux youx, des jolis youx ! », imitant l’accent italien de Coppola.
Il y a en cette scène finale un condensé du fascinum du héros pour le regard, c’est ce dernier regard, celui de Coppelius, vu le regardant, qui l’attire dans le vide et lui fait passer la scène du monde.
Freud a bien sûr tiré de ce texte, en 1919, la notion d’ « inquiétante étrangeté », l’Unheimliche. Sensation relevant d’un retour du refoulé : à la fois impression étrange, inhabituelle – ce qui est spécifiquement lié au refoulement, à l’oubli, et à la fois reconnaissance de quelque chose d’obscurément familier, puisque cela concerne au plus haut point notre vie psychique. L’Unheimliche concerne quelque chose qui est mis au jour et qui ne devait pas l’être, précise Freud, ce qui fait que quand cela se dévoile, cela suppose la transgression d’un interdit et provoque l’angoisse. Spécifiquement dans L’Homme au Sable, l’angoisse de Nathanaël se porte sur la mutilation des yeux, qui est l’expression pour Freud de la peur de la castration. Les racines oedipiennes de cette peur sont mises en évidence par l’ambivalence de la figure paternelle : le bon père (père de Nathanaël, le professeur Spalanzani) le mauvais père (Coppelius/Coppelia). C’est le mauvais père qui supporte la menace de la castration et interdit en brandissant cette menace la possession de toute femme (Olympia aussi bien que la calme fiancée Clara).
Et Freud de passer à une règle générale : c’est la réactivation de cette menace de castration qui produit le sentiment d’inquiétante étrangeté, le désir interdit amenant la menace étant à l’ordinaire refoulé dans l’inconscient.
Voici l’interprétation freudienne, agréé e par Max Milner, mais ce dernier se propose de pousser plus avant l’analyse du texte inquiétant de E.T.A. Hoffmann.
Milner fait ressortir qu’à l’évidence l’œil a une fonction qui est celle de regarder, fonction que Freud laisse de côté pour s’appesantir sur la problématique oedipienne. L’œil n’est qu’un bout de corps chez Freud, dont les rêves, les fantasmes ou les mythes nous disent qu’il est équivalent « du membre viril ». Milner, plus lacanien, s’accroche, lui, à la jouissance scopique, jouissance du regard en tant que telle, jouissance d’une pulsion partielle. Il souligne que « … les malheurs de Nathanaël, depuis la scène où il a été surpris dans le cabinet du père, jusqu’à la scène finale, où il se précipite dans le vide parce qu’il a vu Coppélius dans la foule, sont en rapport étroit avec l’usage qu’il fait de son regard » (7). Partant, Milner fait de Nathanaël un voyeur impénitent.
Quand Nathanaël reçoit les yeux d’Olympia dans la poitrine, lors de la dispute entre Coppola et Spalanzani, il réagit comme s’il s’agissait de ses propres yeux, et il se met à délirer. Lorsqu’il se réveille de sa fièvre « il ouvrit les yeux et sentit une impression de bonheur ineffable le pénétrer »(8) .
Pour comprendre cela, il faut examiner le jeu des regards entre Nathanaël et Olympia. Il y a deux phases nettement différenciées dans ces relations optiques, souligne Milner. Dans la première, Olympia est privée de regard, quand Nathanaël la voit pour la première fois, dans la fente du rideau, il voit un regard vide : « elle semblait ne pas me voir, et d’ailleurs ses yeux avaient je ne sais quel regard fixe, comme dénué, pour ainsi dire de toute expression de vision. Il me semblait qu’elle dormait les yeux ouverts » (9). Et quand il la regarde de l’appartement d’en face, à « l’œil nu », avant que Coppola ne lui laisse sa lorgnette, il l’a voit toujours immobile, regardant de son côté « d’un oeil fixe » (10).
Ce n’est que la lorgnette de Coppola qui donnera au regard d’Olympia l’éclat de la vie.
Mais, avant cette acquisition, s’était déroulé une scène angoissante : pour venter ses produits, Coppola avait étalé sur une table, dans la chambre de Nathanaël, des dizaines de lunettes, qui donnèrent à l’étudiant l’impression atroce de voir des milliers d’yeux croiser leurs regards sur lui, mais ces regards le fascinaient aussi bien : il ne pouvait détourner les yeux de cette table et ces yeux lançaient « des éclairs de plus en plus redoutables sur Nathanaël, qui sentaient leurs rayons d’un rouge de sang pénétrer dans sa poitrine ».
Après la scène traumatique du laboratoire paternel, rappelons-nous que des orbites vides regardaient Nathanaël transi de fièvre ; là se sont des yeux sans orbites qui le regardent. Ce qui manquait lors du premier épisode – le trou des orbites venant signifier, en le bordant, le regard manquant : castration (11) – vient se présentifier lors du second épisode : ce sont des yeux dans la pureté de leur regard qui sont sur le devant de la scène. La pulsion est là détachée du corps et de toute bordure : la jouissance d’un « être regardé » éclate et fait appel à l’angoisse. Contrairement à ce que souligne Milner, peut-être là trop freudien, l’épisode des lunettes ne réveille pas l’angoisse de castration, mais une angoisse provenant du trop près de l’objet a, qui, apparaissant de façon crûe dans le monde du sujet, en fait vaciller les assises. Défaut de castration donc devant le vif d’une jouissance.
Pourquoi la lorgnette transforme-t-elle le regard d’Olympia ? Parce qu’elle transforme le regard du jeune homme. La lorgnette n’est plus un regard extérieur, fixé méchamment sur lui, comme le fut celui des lunettes disposées sur la table, mais grâce à leur pouvoir grossissant, ces nouveaux verres « déplacent le lieu de la scène »(12) et inversent la grammaire de la pulsion. De regardeur/regardé dans l’épisode précédent – les lunettes le regardant – Nathanaël passe à la position de regardeur/regardant, réussissant à se déplacer au plus près d’un regard supposé autre, celui d’Olympia. Sans doute est mise ici en scène une jouissance de voyeur dans la mesure où le pouvoir grossissant du verre permet à celui qui regarde de ne pas être vu, c’est-à-dire que le voyeur n’est pas soumis au regard de son objet. Mais est-ce bien à un regard autre que le jeune homme a à faire ?
Ce regard n’est pas en réalité un regard Autre, le regard de l’Autre, « mais le prolongement ou la démultiplication de son propre regard »(13) . Ce qui fait que Natahanël contourne l’Autre, ne veut pas plus de l’altérité que son père et Spalanzani n’en étaient friands. Car ce n’est qu’à force de regarder à travers l’instrument, que les yeux de la poupée, d’abord fixes et inanimés naîtront à la vie : « … à force de regarder…. il lui sembla voir comme d’humides rayons lunaires se réfléchir dans les yeux d’Olympia, et la puissance visuelle s’y introduire par degrés et le feu de ses regards devenir de plus en plus ardent et vivace. »(14) .
Le regard d’Olympia n’est donc pas un regard Autre, il n’est que reflet, et Milner y voit comme cause l’origine pathénogénitique masculine de l’automate : « Coppelius et le père de Nathanaël ont voulu créer un être vivant, mais ils n’ont créé qu’un piège à désir, faute de pouvoir faire intervenir dans leur œuvre le principe d’altérité, de réserver en elle la place du manque, qui aurait fait du regard d’Olympia un véritable regard, c’est-à-dire un regard dans lequel le partenaire puisse lire et reconnaître sa propre castration. Mais il n’y a pas de place pour le manque dans une complémentarité aussi bien programmée. Coppelius et son complice ont presque réussi. Faute de trouver des yeux vivants pour leur poupée, ils n’avaient d’autre ressource que de la faire vivre dans le regard de Nathanaël, et du regard de Nathanaël. Ce faisant ils ne pouvaient pas soustraire leur créature à la malédiction du reflet, du semblable, de la répétition, qui est une des formes de la mort. Rendu à sa vérité, le regard d’Olympia, c’est, pour le héros de L’Homme au Sable,’ deux yeux sanglants gisant à terre et le regardant fixement’ » (15).
Evidemment ce texte, éclairé par le commentaire génial qu’en a fait Max Milner, est un texte sur l’objet a, sur la jouissance, sur le symptôme, sur un certain non à la castration, et un peu sur l’angoisse de castration.
Avant l’invention par Lacan de l’objet a, les écrivains avaient repéré sa mise en fonction dans l’économie du sujet. Là, l’objet sous sa forme scopique se promène tout au long du livre et se démultiplie de mille façons, rendant le monde de Nathanaël « anamorphique », se transformant sans cesse, estompant les frontières entre rêve, délire fiévreux et réalité. Ces déformations sont amenées par l’angoisse, qui est causée par l’approche de l’objet quand il est par trop incarné. D’ailleurs cet objet affecte doublement le sujet. Du côté, nous l’avons vu, de la plus grande angoisse mais aussi du côté du plus grand bonheur dans l’amour – ou peut-être plutôt dans le désir -. Cette histoire nous montre – presque incidemment – que ce qui est recherché chez l’autre, le partenaire, c’est bien cet objet algamatique, au-delà, je dirais du partenaire lui-même, parce que cet objet ne concerne que le sujet. Il prend des teintes forts différentes selon chacun et c’est son existence pulsionnelle et singulière qui a fait dire à Lacan cette chose inouïe : le rapport sexuel n’existe pas. Nous voyons dans cette œuvre hoffmanienne que l’Autre est parfaitement rejeté, puisque c’est le propre désir de Nathanaël qui donne vie au regard d’Olympia. Ce texte est ainsi paradigmatique du fait que cet objet a, peut-être supporté par quiconque dans la dialectique du désir, qui est différente de celle de l’amour.
Cet objet regard, omis par Freud, est omniprésent dans cet Homme au Sable, il pullule même dans cette œuvre et son trop de jouissance vient sceller le destin funeste de Nathanaël. D’ailleurs, j’ai choisi cette nouvelle, parce qu’elle nous enseigne sur ce qu’est l’objet a. J’en tirerai trois leçons :
1) Que ce soit sous forme de démenti de la castration ou d’un trop réel de l’objet, autrement dit que Nathanaël soit pervers ou psychotique ou encore névrosé, n’est pas ici mon souci. Ce qu’il paraît important de souligner c’est qu’une part de jouissance, chez tout sujet, est réfractaire à la castration. Tout un chacun est porteur d’une jouissance qui ne s’articule pas à la Loi et se définit d’outrepasser la limite imposée par le principe de plaisir. L’œuvre d’Hoffmann nous montre la liaison étroite de cette jouissance en trop, avec la pulsion de mort. C’est cette jouissance qui s’enforme dans le symptôme, faisant du malaise la règle générale pour chacun.
2) Mais aussi nous voyons que la jouissance pulsionnelle, plutôt que d’être endossée par le sujet, est attribuée à l’Autre. C’est là que repose toute la tension du texte. La pente implacable dans laquelle se trouve pris Nathanaël est comme ordonnée par un Autre démoniaque : le mauvais père qui vient mettre le père au travail d’une tâche terrible, ce mauvais père qui insiste et qui donne l’instrument – la lorgnette – où se prend le regard de Nathanaël pour animer la poupée Olympia, lui léguant alors un semblant de souffle de vie. Ce père qui jouit du sujet – là, pour créer une œuvre de fausse vie – je propose d’en faire le père réel – qui agit dans la structure de façon cachée. Il est l’autre face du père de la Loi, il est l’agent de la castration dit Lacan, mais aussi il est celui qui prend à sa charge la jouissance qui n’est que celle du sujet : ce n’est pas moi qui jouit, c’est lui, c’est bien de ce père là dont je suis l’objet de jouissance, qu’il me batte ou qu’il jouisse de me prendre mon regard.
3) Ce que propose Hoffmann dans cette histoire, c’est l’écartèlement du sujet entre deux choix possibles : soit une jouissance assumée jusqu’à la mort, soit l’insipide de la vie bourgeoise, qui est la voie d’un refoulement rendant la vie mortelle… d’ennui.
En effet, le calme regard de la fiancée Clara, qui n’a pas des yeux de braise, mais un regard pur et calme comme un lac, ne pourra pas apaiser, in fine la flamme de Nathanaël, qui sera consumée par sa jouissance scopique au-delà du principe de plaisir. Les yeux de Clara, ne viennent donner vie qu’au regard amical de la mort, c’est ainsi que Nathanaël pressent ce que serait une vie loin de cette jouissance mortelle qu’on pourrait dire être de voir l’autre le regarder, jusqu’à se regarder se regarder dans les yeux vides d’Olympia : jouissance purement pulsionnelle, jouissance de l’objet mise à nu.
Le calme bourgeois raisonnable, charmant et gai de sa fiancée n’arrêtera pas la folie de Nathanaël. En fait il n’aime pas le monde serein et non étrange, car tout soumis à la castration, de Clara. Un monde sans symptôme, un monde où l’on tricote, où l’on brode, où l’on joue avec un bichon ou encore avec un amour de petit chat, où l’on donne à manger aux oiseaux. Un monde de petits plaisirs, qui donnent une certaine satisfaction … La description rapide que fait Hoffmann du monde de Clara est la description de ce qui me semble être un monde sans manifestation du sujet, où le refoulement est de fer. Car le sujet, c’est justement ce qui vient objecter à l’Autre et au bel ordonnancement du monde.
La psychanalyse parie pour une troisième voie – ni celle du jouissance à mort (le choix de Nathanaël), ni celle d’une adaptation à une vie qui deviendrait bien vite insipide (la proposition de Clara) – qui est celle d’y faire avec son symptôme, en le transformant en sinthome, c’est-à-dire en faisant que l’objet a ne pullule plus dans la vie du sujet et ne le consume pas dans une jouissance dont il ne sait, à vrai dire, pas grand-chose.
L’analyse propose de pacifier ce rapport à l’Autre (supposé jouir du sujet) mais sans s’en faire le servant. C’est cela me semble-t-il de savoir y faire avec son symptôme, avec cette invention propre à chacun pour se débrouiller avec le vif d’une jouissance non passible du signifiant, du père, de la Loi, de l’inconscient. C’est cette voie qu’il nous faut explorer.
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1 Milner M., La fantasmagorie – Essais sur l’optique fantastique, PUF, 1982.
2 L’Homme au Sable, GF Flammarion, p. 225.
3 Milner, p. 48.
4 Hoffmann, p. 270.
5 Milner, p. 49
6 Ibidem.
7 Milner, p. 44.
8 Hoffmann, p. 305.
9 Ibid., p. 279.
10 Ibid., 291.
11D’autant que comment nous l’avons vu, dan ce texte Hoffmann fait équivaloir le principe de vie et les yeux.
12Milner, p. 52.
13Milner, p. 52.
14Hoffmann, p. 292-293.
15Hoffmann, p. 203.
