Mai 2007
C’est ainsi que monsieur Gérard PRIMEAU définit sa problématique lorsque J.Lacan le reçoit au début de l’année 1976.
Il est né en 1948. Le couple parental était conflictuel.
« J’ai donc été éduqué par cette mère très angoissée, hypersensible, qui se battait souvent avec mon père, dans des scènes de ménage, quand il rentrait en fin de semaine. »
A quinze ans, il est vu par un docteur parce qu’il s’oppose à son père. « J’avais des palpitations affectives à cause des relations orageuses que j’avais avec mes parents. Il m’arrivait d’avoir des trous de mémoire. » Plus tard, il entame maths sup. mais dégringole « à cause d’un problème sentimental. ».Le « geai rare » (Gérard), est tombé amoureux d’une demoiselle Pigeon. Il parle alors de dépression.
A vingt-six ans, il veut sauver la France du fascisme. Il agresse des voisins et tente de se suicider. Le docteur qui le reçoit alors diagnostique un délire paranoïde. La télépathie débute. Il peut alors dire ce qui lui arrive. Il se sent « détaché par rapport au langage » ; c’est « une division entre le rêve et la réalité » mais aussi « entre le corps et l’esprit ».
Osmose
Lorsque ses parents se disputaient, il trouvait » l’ambiance … très angoissante » et par un phénomène d’osmose, il était aussi très angoissé. »
L’osmose est un mélange de deux solutions séparées au départ par une membrane. C’est une fausse étanchéité, une séparation perméable.
Au sens figuré, c’est une pénétration, une influence réciproque.
L’angoisse de Monsieur PRIMEAU part du réel (scène de ménage), passe dans le corps et par osmose passe tout de suite à l’esprit… « mais j’ai un problème, c’est que je n’arrive pas à… » et il suspend sa phrase.
L’étanchéité entre le dedans et le dehors se perd dans le mouvement de la pensée : « quel est le moment où le corps entre dans l’esprit, et celui où l’esprit entre dans le corps ? »
Monsieur PRIMEAU explique que « la pensée ou l’intelligence est une espèce de projection d’ondes vers l’extérieur, mais le langage… »
Le langage vient témoigner de cette osmose. « Je suis très intuitif et je me fatigue à logifier ». Ce mot n’est pas français ; il se peut qu’il relève d’un néologisme logique et se fier, c’est à dire se fier à la logique.
Son intuition est logée dans ce qu’il voit qui n’est pas le monde sensible : « ce sont des images qui passent ». Puisqu’il lui faut logifier pour répondre à l’intuition, l’intuition est négative. Logifier est sa façon de « répondre » aux images qui passent, une façon de leur donner corps.
Télépathie
Il arrive à Monsieur PRIMEAU un phénomène particulier : il a des « phrases émergentes », des « phrases non réfléchies ». C’est comme s’il était « manipulé » sans qu’il puisse arriver à l’expliquer. Quelque chose se passe à partir du corps : « quand j’ai un contact physique, je suis agressif ». C’est alors « qu’intérieurement, j’entends les gens par télépathie ». Pour faire une distinction que lui-même introduit, il se situerait alors comme télépathe-récepteur. Mais le récepteur, c’est l’autre :« ce qui se passe dans mon cerveau est entendu par certains récepteurs-télépathes ». Il y a télépathie quand il agresse quelqu’un ou quand l’expression du visage d’une personne change, « quand il se contracte. » Il sait alors qu’il a affaire à un télépathe-récepteur.
Mais, ce n’est pas ainsi qu’il se définit : il est un télépathe-émetteur. C’est important parce qu’à cause de la télépathie, il a tenté de se suicider. Il précise qu’il fait de la « transmission de pensée » sans transmettre « aucun message à personne ».
Il témoigne ainsi d’un double envahissement. La phrase « agressive », « émergente », « non réfléchie », « les voix » l’envahissent. Il tente alors de répondre par une « phrase réfléchie » aussitôt entendue par un télépathe-récepteur.
Lorsque la télépathie a débuté il avait alors la certitude qu’on parlait de lui à la radio :
P.BOUTEILLE : « Je ne savais pas qu’il y avait des auditeurs qui avaient de tels dons » .
J.CHANCEL : « ceci est ce que je veux dire à un poète anonyme »
P.BOUTEILLE et J.CHANCEL sont deux journalistes très connus des milieux culturels.
Une autre fois, alors qu’il écoute une émission sur l’anticléricalisme, il dit, alors qu’il est seul : « Roger FRESSOZ est une sainte ». Il entend alors : « Nous pourrions l’admettre au Canard Enchaîné ». Roger FRESSOZ était directeur de ce journal.
Cela pourrait paraître plaisant, faire sourire mais il avait la certitude qu’ « à la radio…on m’entendait…et ..on se moquait de moi. »
Un télépathe-émetteur
Quels motifs aurions-nous de croire Gérard PRIMEAU lorsqu’il nous dit qu’il est télépathe ?
Il précise à Lacan que la télépathie est la transmission de pensée. Elle n’est pas de l’ordre de la réceptivité, et n’avertit pas de ce qui va se passer. Dans ce cas « c’est de la voyance ». Lui est concentré sur l’émission.
Notons que les cas de concordance émission/réception sont rares chez Freud également. Je crois qu’il n’est possible de ranger dans cette catégorie que le cas du père qui rêve la naissance des jumeaux de sa fille. (Rêve et télépathie, 1922 et Rêve et occultisme, 1931). La pensée transmise relève toujours d’un certain flou : la télépathie n’est pas une situation de communication.
Par contre la certitude de Mr PRIMEAU est d’être entendu de façon précise.
G.P nous explique qu’il est émetteur, « centre solitaire du cercle solitaire », »une sorte de dieu, de démiurge ». Ce cercle « est limité par la réalité tangible, mais cela n’empêche pas qu’au milieu de ce cercle je vive sans limites ». Il est angoissé parce qu’il n’arrive pas à se « libérer de ce rêve ».C’est une « sorte de rêve éveillé », un langage créé par l’imagination « qui divise le réel des personnes qui l’entourent » et qui est différent du langage de tous les jours. On peut entendre qu’il s’agit de création langagière. Il fait référence à R.ROUSSEL passé maître dans des constructions langagières très complexes et qui a écrit plusieurs livres dans lesquels il met en œuvre sa technique : locus solus et comment j’ai écrit certains de mes livres.
Dans ce monde d’utilisation particulière du langage Gérard PRIMEAU devient prime au geai rare comme le souligne J.LACAN.
Mais son émission de télépathe est plus complexe encore. Il lui semblait « pertinent que la pensée, ou l’intelligence, fût une espèce d’onde, de projection d’ondes vers l’extérieur. Je ne sais pas comment ces ondes se projetaient à l’extérieur, mais le langage…C’est en relation avec le fait que je sois poète, parce que… » Ces ondes peuvent être reçues « entendues ». Monsieur PRIMEAU est un télépathe-émetteur qui n’émet rien, qui ne veut même pas émettre mais qui est entendu. « Il y aura toujours ce phénomène de télépathie qui me portera préjudice parce que je ne pourrai pas agir. Tous mes actes seront vite détectés par télépathie par ceux qui m’entendent, même sans m’entendre.. » Il veut certainement dire sans qu’il parle c’est à dire quand il pense.
Finalement, Monsieur PRIMEAU disait combien la solution qu’il avait mise en place pour répondre à l’osmose et au rêve, était une solution précaire. Nous pouvons entendre aussi la plainte de celui-ci concernant les électronarcoses : « je suis chaque fois plus angoissé, et je ne peux plus me concentrer. »
L’électronarcose est un sommeil provoqué par le passage prolongé d’un courant électrique dans les centres nerveux. Ce coma est entretenu par le passage du courant alors que le coma de l’électrochoc se déroule après l’arrêt du courant qui l’a déclenché.
L’envahissement qu’il a tant de mal à contrôler devient alors manifeste sans qu’il puisse rien. L’électronarcose lui fait perdre la place de centre solitaire du cercle solitaire et le livre à l’autre qui l’entend penser.
Une position fondamentale
Mr P. apparente sa position de « centre solitaire du cercle solitaire » à celle de Dieu.
Au premier temps de l’envahissement par les voix succède la perception par l’autre des phrases réfléchies. Le cercle est une protection osmotique qui fait le danger de sa position.
Il nous donne à entendre l’intimité de ce cercle. « L’infini liberté » qui y règne est celle des parentés : tout fait sens.
Nous pouvons relever trois sortes de parentés :
1)Le saut métonymique entre les signifiants, déplacements qui créent du sens :
Choixre (choix et choir)
Assastinat (assassinat et assistanat)
Logifier…
2)Les oiseaux : geai rare, pigeon, canard enchaîné, les oiseaux bleus..
3)Les poêtes et penseurs. Il cite Nietzsche et Artaud en se référant à la métempsycose (réincarnation). Il insiste sur ses références à Novalis (18° – auteur majeur du romantisme allemand), Mallarmé et Roussel (19° – deux auteurs réputés difficiles ).
C’est chaque fois le travail sur le langage qui retient G.P.
Conclusion
La télépathie est une transmission de texte.
Dans le cas de Mr P. la télépathie est une façon de témoigner de ce qui arrive : le défaut d’arrimage du symbolique ne crée pas de signification. La polysémie devient un principe de création. « Tout le symbolique est réel » (J.Lacan)
Le symbolique, impuissant à fonder l’objet, le diffracte à l’infini ce dont témoigne un auteur comme R.Roussel : « …je fus conduit à prendre une phrase quelconque, dont je tirais des images en la disloquant, un peu comme s’il se fut agi d’en extraire des dessins de rébus. »
