24 novembre
A la suite de l’intervention précédente, Marie-Claude Bouyssous a exhumé la première occurrence de l’amour en français dans l’expression « pro Deo amur » (pour l’amour de Dieu), prononcée en 842 par Louis le Germanique (1) : sans doute interviendra-t-elle quand elle estimera être en mesure de nous donner un aperçu de son travail relatif à la question de l’amour. Laurent Combres a extrait ce qui est sans doute la première mention par Lacan du terme « amur », toujours à connotation religieuse, dans un article de 1931 – mais comme accident du langage d’une patiente (2). Quelque soit ce qui a soufflé à Lacan, plus tard, l’usage du signifiant « (a)mur », c’est le réel (a) de la limite (mur) qu’il constituerait au moins entre un homme et une femme que ce dernier semble viser. Raymond Rivals a souligné de son côté le caractère énigmatique d’un certain nombre de syntagmes lacaniens relatifs aux rapports de l’amour et du discours. Ces échanges m’ont suggéré l’entrée en matière de notre séance d’aujourd’hui : à quel compte mettre l’amour – imaginaire, symbolique ou réel – et la limite qu’il inclurait, qu’il occuperait ou qu’il serait ?
Nous savons l’existence d’un « amour narcissique », imaginaire, donc. Et j’avoue ma pente spontanée mais injustifiée à dévaloriser l’amour « s’il n’est que cela » : pourquoi l’imaginaire devrait-il être méprisé si, équivalent au réel et au symbolique, il est une condition du nœud du sujet ? Nous avons déjà croisé, au cours du séminaire « Ego et moi », cette histoire d’amour narcissique, qu’Isabelle Morin reprend à nouveaux frais cette année à Bordeaux. Je vous rappelle, en le caricaturant, le commentaire que Lacan donne, dans le Séminaire XI (p. 160), de l’article de Freud sur « Les pulsions et leurs vicissitudes ». C’est dans cet article que Freud interroge Das Lieben, que Lacan traduit par « l’acte d’amour » et que Pierre Bruno a ramassé sous le terme de « l’aimer ».
Freud y avance que les pulsions apparaissent immédiatement au niveau du Real Ich, « le système nerveux central » – en tant qu’il fonctionne comme « un système destiné à assurer une certaine homéostasie des tensions internes » (Lacan, p.160). De ce fait, la sexualité entre en jeu comme pulsions partielles. L’amour ne saurait être le représentant de la pulsion sexuelle totale, puisque cette conception en récuse l’existence. Les pulsions, dont le sadisme et le masochisme donnent la structure, tournent autour d’un objet perdu qui va marquer l’objet du désir au sens courant du terme : celui vers lequel le fantasme oriente le sujet. Lacan s’interroge alors pour savoir quel rapport le Ich entretient avec le réel. Je comprends cela comme une interrogation portant sur ce qui permet au réel de consentir à l’appel de l’Autre : il y consent en « accouchant » d’un sujet. Qu’est-ce qui peut donc bien pousser le « moi réel primitif » à s’apparier ainsi avec l’interprétation de l’Autre ? C’est dans ce contexte, entre le Ich et le réel, que Lacan situe la fonction de l’amour (de l’aimer) – dont la structure est foncièrement narcissique : il se demande alors comment il peut venir à remplir un rôle analogue à celui de l’objet de désir (p. 169).
La question du registre de l’amour occupe la leçon du 18 décembre 1973 du Séminaire « Les non dupes errent ». Vous me pardonnerez de la paraphraser, tant les précisions qu’elle apporte me paraissent incontournables. Qu’est-ce que l’amour, y interroge Lacan ? Avoir fait un bout de chemin ensemble, avec à l’horizon le grand-père et la grand-mère que chacun pourrait devenir ? « Il y a ça aussi dans l’inconscient », mais ce n’est pas tout. Par quelle voie un homme aime-t-il une femme ? Parfois, « par hasard » – c’est alors littéralement le « bon heur », le même que celui que l’on connaît avec « le compagnon de route » dans les milieux gauchistes, ceux qui revendiquent « l’imagination au pouvoir », ou chrétiens (le viator).
A cette conception, Lacan oppose l’amour comme dire : soit une parole qui fait évènement de la rencontre d’un homme avec une femme. Une telle rencontre est rencontre de sujets affectés de l’inconscient comme « d’un pédoncule de savoir ». Et le dire de l’amour s’appuie sur et s’adresse au savoir qui est là, dans ce nœud d’être – ce qui se noue d’être à la rencontre. L’important, n’est pas, dans cette rencontre, « l’être qui ne se motive que de l’inconscient », mais le nœud ! Ce nœud n’est pas connaissance (malgré la métaphore biblique). Il a trois faces que nous savons reconnaître : imaginable (je sais le reconnaître justement), symbolique (symbolisé comme nœud), réel du fait même de l’évènement qui consiste à ce que chacun, par son dire, lui donne, avance Lacan, du sens qu’il a. Plus loin il précise ce réel par le fait que celui qui s’engage dans cette affaire y met sa peau – sa présence réelle. Mais le rond de la présence réelle ne pèse pas plus lourd que celui de la consistance imaginaire ou du trou du symbolique – du fait de l’équivalence entre les trois ronds. Lacan profite de la « lalangue » pour équivoquer alors avec la situation des amants : ils sont « hors deux », même s’il affirme que, par ailleurs, 2 est le chiffre de l’amour. Est-ce parce qu’ils font 1 ou 3 ? Il propose de prendre logiquement cet axiome « 2=1v3 », ridicule en soi, en posant l’implication si (2=1v3), alors on a (2v1) = (1v3) – qui n’est plus ridicule du tout, d’être conséquences logiques d’un axiome. Et ce petit amusement lui permet de reprendre la question au niveau du nœud borroméen de l’amour – qui articule bien 1 nœud et 3 dimensions. Il en propose deux interprétations selon le cercle qui vient en position moyenne (de moyen) nouer les deux premiers, libres.
L’amour divin est symbolique : le prouve le fait qu’il s’énonce dans le commandement qui met au pinacle « l’être et l’amour » (l’amour comme preuve de l’existence de Dieu, l’amour comme commandement divin). L’être et l’amour ne peuvent se dire qu’à supporter d’une part le Réel, et, d’autre part, l’imaginaire. Lacan situe le corps dans l’Imaginaire et la mort dans le réel. Tel serait le nerf de la religion qui prêche l’amour divin. Et l’amour divin réalise la « chose folle » du vidage de l’amour sexuel (« aime ton prochain comme toi-même »). Il s’agit d’une perversion de l’Autre, précise Lacan, qui instaure, dans l’histoire des hommes, l’histoire sadique de la faute originelle. C’est pourquoi un autre mythe, celui amené par l’Arianisme et le Marcionisme, est justifié d’instaurer dans l’imaginaire, c’est-à-dire dans le corps, en réponse au masochisme chrétien, l’insensibilisation de soi-même. L’impérativation du « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » s’origine de ce nœud.
Arianisme et marcionisme ont en commun de s’opposer à la Trinité. Mais, ce qu’en retient Lacan, c’est la perversion que ces hérésies proposent également : ainsi, Marcion était un moraliste extrêmement austère, ayant expié, à l’image d’un Saint Augustin, une faute de jeunesse. Du point de vue qui nous occupe, il n’accordait le baptême qu’à ceux qui faisaient serment de ne pas se marier ou aux époux jurant de renoncer à l’acte sexuel. Les marcionistes s’abstenaient de viande et de spectacle pour mériter leur salut…Evoquer la perversion revient à situer le rapport du sujet à la castration autour d’un déni et non d’une forclusion.
Un nœud borroméen ordinaire, dans lequel le symbolique noue réel et imaginaire rend donc compte du nouage religieux : est-ce en raison de cette médiation de l’amour symbolique que le christianisme a vu la dimension trine et l’équivalence stricte, discutée par les hérésies, entre le père, le fils et le saint Esprit ? Toujours est-il que c’est pour cette promotion d’un tel nœud à trois que Lacan le déclare « vraie religion ». Kirkegaard est évoqué à cet endroit comme celui qui saura tirer de cette équivalence des ronds et de la médiation du symbolique l’identification du corps et de la mort – via l’amour.
Lacan extrait de ce nouage religieux une autre leçon : l’amour de Dieu (celui subjectif qui provient de lui ?) est la supposition que Dieu désire ce qui s’accomplit « à toutes fins » (ici bas). Cette transformation du désir de Dieu en fin définit la téléologie. Le nœud borroméen permet de s’apercevoir que ce qui fait la fin, l’amour symbolique, est en fait le moyen. En prenant la place de moyen, l’amour divin a chassé le désir de cette place – avec le gain compensateur de la vérité sur le « trois ». Le christianisme n’a pas éteint le désir, comme rapport du corps à la mort, mais il l’a baptisé amour. Mais attention, le nœud de la religion, n’est pas forcément celui du christianisme en particulier, en tout cas ne suffit pas à en rendre compte, on va le voir.
Lacan situe, à l’autre extrême de l’amour, l’imaginaire comme moyen terme entre la mort, le noyau du réel, et le symbolique, dont la parole d’amour nous révèle qu’il supporte la jouissance. L’imaginaire pris comme moyen constitue « le fondement de la vraie place de l’amour en tant que tel ». La surprise vient ici de ce que Lacan reprenne comme exemple de l’amour celui de l’amour courtois – et de ce qu’il imagine de la jouissance et de la mort – soit un amour qui suspend également la relation sexuelle… et qui au passage révèle combien il restait de la conception de l’amour antique (3) dans la féodalité.
Très précisément, si le christianisme a réussi à substituer l’amour chrétien au désir, c’est parce que le Christ a rajouté, à la méconnaissance de l’inconscient, sa dénégation (allusion par Lacan à la parabole des lys des champs qui ne tissent ni ne filent, quand c’est là le travail de l’inconscient précisément de tisser et de filer). Sans le savoir de l’inconscient, il ne saurait y avoir de juste situation de l’amour : si celui-ci est vraiment un dire qui part non pas du symbolique, mais de l’imaginaire comme moyen. Avec le christianisme, le désir a été poussé ailleurs, là où le réel est un moyen entre le Symbolique et l’Imaginaire. Si le réel est bien la mort, alors, ce que nous obtenons, avec le désir comme moyen, c’est le masochisme : le masochisme n’est pas à entendre ici comme le véhicule de la mort mais comme le moyen fourni par cette perversion d’unir la jouissance et le corps. Même là, l’amour demeure le rapport du réel au savoir, tandis que le masochisme est bien, précise Lacan, … ce qui attache les psychanalystes à leur fauteuil.
La psychanalyse doit se corriger dans ce déplacement du désir : elle n’a fait que suivre le virage hors place du désir. Si la psychanalyse est un moyen, c’est qu’elle se tient à son tour à la place de l’amour. Elle doit s’affronter à l’imaginaire du beau et à frayer la voie à un refleurissement de l’amour en tant que « l(a)mur » s – ce qui limite l’amour. Nous retrouvons une nouvelle occurrence.
D’où finalement la conception de l’amour que livre Lacan au terme de cette leçon. Il le situe au cœur du nœud qu’est chacun, et au cœur du rapport de chacun au « vivre ensemble », au cœur de son économie psychique (4), puisque, selon les époques, le nœud de l’amour n’est pas le même.
« L’amour, avance Lacan, est l’imaginaire spécifique de chacun, ce qui l’unit à un certain nombre de personnes pas choisies du tout au hasard. Il y a là le ressort du plus de jouir. Il y a le rapport du réel d’un certain savoir et l’amour bouche le trou »….
La conclusion de Lacan est cependant étonnante. Si l’amour devient le moyen qui unit mort et jouissance, homme et femme, être et savoir, alors il n’est plus dénouable : c’est un ratage dans le nœud, ce que Lacan éclaire typologiquement. Est-ce à dire que l’amour « déborroméise » le nœud ? Le ratage du nœud est sans doute impliqué dans le fait que 2 soit le chiffre de l’amour, et non 3 : mais le ratage est aussi ce qui laisse une place à un nouage autrement… Il me semble que c’est à cette question que répond l’introduction d’une femme dans l’amour d’un homme comme sinthome.
1. L’Assemblée de Strasbourg, 14 février 842, Livre des sources médiévale.
2. « Le sort « tu vois ma femme, ce qu’on fait de la sorce » te fait le plus grand peintre de l’univers entier, et, si tu es de ceux qui font : poète aux abois ne répond plus, mais hélas ! il est mûr dans l’amur de l’autre monde, tu feras, je crois Jésus dans l’autre monde encore, pourvu qu’on inonde le pauvre de l’habit du moine qui l’a fait (64). » (Jacques Lacan, L. Levy-Valesy et P. Migault , « Troubles du langage écrit chez une paranoïaque présentant des éléments délirant du type paranoïde (schizographie) », 1931.
3. Lacan fait explicitement référence à Catulle. Celui-ci vit une liaison personnelle et éprouvante avec Lesbie (Lesbia en latin). La critique moderne s’accorde à reconnaître en elle une certaine Claudia, épouse du consul Quintus Metellus Celer, mort en -59. Le poète exprime dans plusieurs de ses pièces son déchirement devant l’envie de quitter cette muse aux mœurs très volages – soupçonnée par ailleurs d’avoir empoisonné son époux en -59, de nourrir des relations avec plus de 300 amants et d’entretenir une relation incestueuse avec son frère – et la passion dévorante qu’il éprouve jalousement. Parallèlement Catulle éprouve un amour pédérastique – non partagé – pour un jeune romain, Juventius, auquel il dédie également de nombreux poèmes. Ce jeune garçon se donne à un autre homme, Furius, ce qui exacerbe la jalousie et la souffrance de Catulle. Catulle étale sa passion au grand jour, le plus souvent inassouvie et malheureuse : il ne manque ni de courage, ni de provocation. C’est en ce sens qu’on peut le considérer comme un précurseur du genre élégiaque. Aucun écrivain, avant lui, ne s’était pris pour sujet de son œuvre, surtout pas pour parler de sa passion amoureuse. Les sentiments qu’un homme pouvait nourrir à l’égard d’une femme avaient, chez les Romains, quelque chose de ridicule, de dégradant, voire d’humiliant. La relation homme-femme était le plus souvent conçue dans une perspective de procréation et revêtait souvent un caractère vénal. La passion amoureuse était presque, pour ainsi dire, indigne d’un homme libre et d’un citoyen romain. Qui plus est, Catulle fait état d’un amour pluriel : il aime les femmes comme les hommes. Il se lia d’ailleurs avec les hommes les plus distingués de son temps. En se montrant tel qu’il est dans son œuvre, Catulle est bel et bien novateur. Certains vers, dédiés à son éromène Juventius, restent célèbres :
« Ah ! s’il m’était donné, Juventius, de baiser sans cesse tes yeux si doux,
Trois cent mille baisers ne pourraient assouvir mon amour ;
Que dis-je ? fussent-ils plus nombreux que les épis mûrs de la moisson,
Ce serait encore trop peu de baisers. »
C’est dans le genre épigrammatique que le poète réussit surtout : ce sont des pièces érotiques d’une très grande vulgarité. Mais on trouve tout aussi bien, dans l’œuvre du poète, des poèmes raffinés : les noces de Thétis et Pélée (pièce 64), les aventures d’Ariane et de Thésée (pièce 64), la célèbre « Chevelure de Bérénice » (pièce 66, version latine d’un poème grec de Callimaque) ou des poèmes d’amour d’une sensibilité très moderne, déplorant par exemple sa pauvreté et la mort de son frère dans la pièce 68. Les noces de Thétis et de Pélée mettent en scène le mariage de Thétis une Néréide avec un mortel, Pélée, et non l’un des dieux qui se défilèrent : une prophétie annonçait en effet qu’elle accoucherait d’un fils qui surpasserait son père. C’est à leur mariage que les dieux apportèrent chacun un cadeau, et Discorde, oubliée, sa fameuse pomme. Thétis accoucha d’Achille…
4. Notons au passage que Lacan ne répugne pas au terme qui figure p. 162 du Séminaire XI.
