3 février 2009
4e séance : Ce qui sauve
Si méconnu, si ignoré que soit le prolétaire, si méprisé et si réprimé que soit le prolétariat, ce sont eux et rien d’autre qui livrent le sens et donnent la substance de l’humain.
Tant pis si je me fais répétiteur, voire radoteur ! Le choix du prolétaire, c’est le lieu et le moment, la conjoncture et l’opportunité (le « chaïros » des Grecs), pour chacun, d’une option : entre subir l’attraction du capitalisme et agir en conformité avec son désir ; entre le Capital comme séduction, captation du désir qui permettent de le détourner… et de l’éviter, et le lien social humain vivant qui pousse et encourage à affronter et assumer le désir, à « savoir si on veut ce que l’on désire ».
La vérité du prolétaire, qu’est-ce que c’est ? C’est peut-être la vérité comme prolétaire et le prolétariat en vérité : puisque c’est ce qui dérange et déplace, force et excite, ce qui entraîne et encourage à se déranger et à se déplacer, tout ce qui pousse à la révolte, à la subversion, à la révolution. Est-ce que la vérité est prolétaire ? Elle est en tout cas toujours un peu honteuse, et embarrassante, comme lui. Est-ce que le prolétariat est vérité ? Que peut-il être d’autre, soit impossible à supporter comme à dire ?
Le réel du prolétaire. Le prolétaire et le prolétariat, c’est ce qui ne se laisse pas réduire, ni éliminer, par aucun changement ou transformation, nulle réforme, et pas même la révolution. Ce qui subsiste, résiste, survit, quand il est écrasé, et qui est en même temps irrésistible, dès qu’il se manifeste. Il est ce résistant qu’aucun obstacle n’arrête parce qu’il n’arrête rien ni personne sauf la domination et le pouvoir, tout au moins quand il se produit et entre en scène, même lorsqu’il se met en acte ou passe à l’acte, et encore plus quand il se fait agent dans et de l’histoire. Dans tous ces cas, il se révèle et reste indestructible, même s’il n’est certes pas ni invulnérable ni invincible, au contraire. Mais que gagnent donc et que nous font regagner les vainqueurs (les « vains cœurs » !) si ce n’est la mort et le crime ?
Le prolétaire et le prolétariat comme symptôme : car ils sont et font cette part en nous qui est maudite et exclue, insubjectivable et asociale, sur laquelle pourtant, en même temps, chacun s’appuie pour s’affirmer comme ego et se poser en sujet, dont tout un chacun et ensemble nous nous servons du même coup pour fonder et maintenir le lien social. Le prolétaire et le prolétariat sont la raison d’être et la cause, les seules, de l’humanisation, comme ce processus sans progrès qui assure la subsistance et la transmission de l’humanité à la fois en tant qu’espèce et substance.
Ce qui vaut au prolétaire l’éloge, ce qui fait que le prolétariat mérite l’hommage, c’est qu’ils sont et font la résistance à la solution finale de l’humain (comme « souci » sans soupçon, comme « soin » plus loin et plus fort que la guérison).
Une amie dont l’avis m’importe beaucoup me dit ne pas, en tout cas pas toujours, comprendre ce que je dis du prolétaire, eu égard à ce qui s’en dit d’ordinaire, de moins en moins cependant, en termes de classe et au titre de la lutte des classes. Bien sûr que cette dimension me tient à cœur à moi aussi : l’existence, encore d’actualité, d’une catégorie d’exploités et d’opprimés, la réalité vivace de leurs luttes et de leur résistance, et sans oublier la conscience de classe qui va avec ou est censée aller avec. Cette dernière d’ailleurs est peut-être maintenant la moins évidente, qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse : tout au moins bien plus fragile et précaire que la conscience de classe des capitalistes, qui, elle, ne faiblit guère, jamais, et même au contraire se renfloue sans cesse. Mon idée, qui n’est pas neuve, c’est que le prolétaire et le prolétariat, c’est le générique et l’universel de l’humain et de l’humanité. Comme je l’écrivais (avec d’autres) à une époque : « humanimanimalité », « humanimilité ». Sans doute un impensable après tout, et pourtant bien réel, plus fort que toutes les vérités partielles que l’on charrie à cet endroit (judéochrétiennes, islamiques – monothéistes –, humanistes, progressistes… sans parler de celles des panthéismes et des polythéismes, des sagesses et des philosophies). Le prolétaire, le prolétariat ne se réduisent pas à ce qui les détermine, notamment par et dans le capitalisme, ni même principalement au rapport où l’un et l’autre sont pris avec le capitaliste. Il ne peut pas plus se ramener à la dialectique qui s’entretient entre le maître et l’esclave, dans toutes ses séquences et ses séries, ses suites et ses successions historiques. Au fond, je dirai volontiers que le capitaliste n’est qu’un prolétaire raté, le bourgeois un prolétaire qui a mal tourné, le patron un prolétaire avorté, le riche un prolétaire maladroit.
Mais c’est une plaisanterie pour souligner qu’il y a toujours en chacun, au-delà même de l’exclu, de l’exilé, de l’étranger, et même plus loin encore que ce qu’on a pu appeler « l’excentration sociale de l’essence humaine », il y a donc une part, la part prolétaire, forcément maudite, absolument perdue, radicalement bannie. « Eppur se muove » : et pourtant elle bouge toujours, elle remue encore, c’est elle qui met en branle. Le prolétariat, c’est la non-essence de l’homme, le prolétaire, c’est le témoin de l’absence d’essence de l’homme. Et c’est bien pourquoi moi je n’hésite pas à faire état de ce que dit le prolétaire même s’il ne dit rien (rien de bon, comme on dit), à prendre acte de ce que fait le prolétariat même s’il ne fait rien (rien qui aille, qui vaille, qui m’aille !) : le prolétaire, rien ne vaut tant, et rien ne compte autant que le prolétariat, parce que s’il ne vaut rien du tout, rien quand même ne le vaut à la fin, rien de rien. Et le fait est qu’il a à le savoir : qu’il n’est pas que « le côté obscur et caché de la force » mais aussi bien « le côté éclairé et lumineux » de la faiblesse, humaine.Or la seule question qui vaille, c’est de savoir si cette part on la dénie ou pas, ou pire si on la renie ou non, si on la prend aussi sur soi ou si on la rejette simplement sur l’autre. C’est une question à la fois esthétique et poétique, éthique et politique. Je veux dire que ce n’est pas qu’une question de justice sociale, mais le problème des conditions du maintien et de la transmission de l’humain. Bien sûr on s’efforce de récuser le prolétaire et on s’empresse de réfuter le prolétariat : il n’y aurait plus désormais que des classes moyennes. C’est tellement commode ! Car qui n’oublie pas le prolétaire voit enfin la misère qui est celle de chacun, et la sienne d’abord. Le prolétaire, le prolétariat, c’est la Chose humaine, l’humain comme Chose, inhumaine. La Chose qui est prête, se prête, est exposée, s’expose absolument à tous les traitements ; et en même temps « l’achose » qui reste radicalement intraitable, récalcitrante et réfractaire. Le prolétaire, le prolétariat : victime ou otage, objet sexuel ou objet pour le travail, et jusqu’à ressource et matière. Est-ce qu’il n’a plus qu’à s’y faire ou est-ce qu’il doit apprendre à savoir y faire ? « C’est déjà quelque chose que de se savoir réduit à ses propres forces. On apprend alors à s’en servir comme il convient. »
Le prolétaire et le prolétariat sont totalement vulnérables et de part en part indestructibles. Une politique s’estime, un parti se juge à ce qu’ils lui font, au prolétaire, à ce qu’ils font de lui, et avec lui. On est encore très loin du compte, même là où le prolétaire et le prolétariat ne sont pas purement et simplement reniés. Maintenant je comprends ce que me disait il y a déjà quelque temps un ami, à peine en plaisantant : le parti deviendra sérieux quand on discutera de l’objet a au comité central. Ce serait alors un parti de la reconnaissance du sans-part et de la solidarité avec l’exclu, un parti qui serait fait du seul savoir qui vaut, soit qu’il n’y a pas d’autre association que celle des refus – des « refuzniks » – de l’exploitation. C’est pourquoi le prolétaire et le prolétariat, la considération et la gratitude à leur égard, c’est une question morale au moins autant qu’épistémique, c’est un problème éthique au moins autant que scientifique, c’est une affaire politique donc logique bien plus que sociologique ou psychologique. Et enfin, au risque de choquer, je dirai que c’est la cause même de la psychanalyse, peut-être davantage encore, sans doute beaucoup plus même que celle de l’inconscient. J’ai certainement aggravé mon cas, mais j’espère avoir donné à entendre que nul n’est censé ignorer le prolétaire et le prolétariat, même si tous les méprisent. Détresse, précarité ; désarroi, désemparement. Qui peut croire qu’il n’est pas concerné et qu’il en est dispensé ? Et surtout quel savoir pour s’en sortir, quelle chance de salut en dehors du lien social, c’est-à-dire du rapport à l’Autre et de la relation avec l’autre, et du lien social comme association de tous et comme solidarité entre chacun et chacun ?
L’humanité, prolétaire et prolétariat
Le prolétariat comme occasion de surmonter l’asservissement au pouvoir, le prolétaire comme chance de maintien et de renouvellement du lien social.
Le prolétaire, le prolétariat, c’est l’humanité telle quelle, telle qu’en elle-même l’histoire en même temps la préserve et s’y maintient inchangée (sans aucun développement, ni évolution, ni progrès). Le prolétariat, c’est-à-dire l’humanité, n’a pas d’essence, et si elle est, ou tant qu’elle est, c’est substance, subsistance, survie ; elle n’est que naissance (« n’essence », nescience), elle existe (ex-siste, résiste, persiste). Le prolétaire est capté et rapté, happé et projeté par ce que cette existence – accident et occasion, suite et série – garde d’absolument imprenable et inintégrable dans aucun ordre, de radicalement ingérable et ingouvernable par aucun pouvoir. Paradoxalement, c’est bien à cause d’elle, cette existence indépendante et inéliminable, que le prolétaire n’est jamais ni tout à fait délivré ni complètement dépendant de ses chaînes. Et pourtant il s’émancipe toujours davantage, et il s’affranchit encore et encore des services et des sévices de la soumission, de la servilité et de la vilenie des servitudes. Si c’est bien le cas, et c’est toujours le cas à la longue en tout état de cause, c’est grâce à ce qui, d’elle – elle l’existence, douleur et souffrance mais aussi heur et heurt, heure et erre, aire et ère –, endure et persévère, irrésistible, ce qui persiste et signe, incongru – existence, ex-sistence, en chacun, de chacun, part rebelle et insensée, bout et poids de réel. Il est clair que le prolétariat n’a vraiment pas de chance ni de rachat, puisqu’il est la seule chance, et le seul pari, de surmonter l’asservissement et la sujétion, l’opprobre et le mépris, l’indignité et la honte.
Aux personnes qu’on dit de qualité ou qui se prétendent importantes, autrement dit sans doute tout un chacun pour une part, le prolétariat oppose et rappelle ce que quiconque, sans exception et sans répit, garde d’inqualifiable et ce qui passe partout imprésentable. Sans qualité propre et existence impure, le prolétariat : le prolétaire, il n’en revient pas et il y retourne, lui, le prolétaire, lui le survivant, et eux les frères, les pairs, les camarades, eux les insurgés. C’est bien pourquoi il choisit de crier pour ne pas prier, toujours en fin de compte, et il préfère la clameur de la révolution, au risque de s’égarer, aux acclamations du pouvoir, qu’on ne sert qu’à s’y sacrifier. Ça ne plaît pas à ceux qui voudraient bien réduire, rabattre et ravaler la politique à la morale (les sermons sur le bien et le mal comme prétexte pour justifier la soumission et comme alibi des injonctions à la servitude), mais c’est là et uniquement là qu’on trouve le vif et le vivace, confondu et se confondant avec le virulent et le violent dans la mesure où il est trop souvent, plus souvent qu’à son tour, sauvagement réprimé et opprimé de manière barbare. On les appelle à l’occasion sauvageons ou racaille, hommage, sinon à la vertu du moins à la révolte, du vice, des innombrables vices du pouvoir, canaillerie et cruauté, promptitude à criminaliser tout ce qui est opposition, protestation, objection, désobéissance. Ce sont eux les vivants, les survivants même ai-je dit et répété, non pour signifier qu’ils consomment ou consument le peu de vie qu’on leur laisse et qui leur reste, mais pour indiquer qu’ils gagnent ou qu’ils regagnent la jouissance de la vie contre et sur les forces de mort, celles qui se réclament d’un dieu, d’un patron, d’un État, de l’ordre, de la norme, de la valeur, voire, ce qui est pire (la plus ignoble des abjections), de la loi.
Ils vivent, ils font et sont la vie, y compris dans l’illégalité où on les pousse, voire parfois par la criminalité à laquelle on les condamne (lois scélérates, terrorisme d’État, mondialisation impérialiste). Ils survivent, non pas comme un ensemble « uni », fermé, pour dominer (c’est une contradiction dans les termes – prolétaires unis – et ça ne marche pas) mais telle une collection d’« uniques », ensemble ouvert, conjuration d’égaux, libre association de responsables (labile dans l’espace, infinie dans le temps). « Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des puissants, car les puissants ne travaillent qu’à marcher sur nos vies » (William Shakespeare). Les puissants ! Il est permis de penser que c’est par antiphrase qu’on les qualifie ainsi, les tenants et détenteurs, les partisans et possédés du pouvoir (valorisation à bon marché, celui des dupes !). Le pouvoir ! Il est dit de lui qu’« il peut le bien » (Lacan), soit en priver le prolétariat. Et on peut en dire aussi qu’il peut la mort, soit la dispenser à volonté à des prolétaires. Et c’est bien tout ce qu’il peut : capacité et habileté à la lâcheté face à la faiblesse de la vérité (détresse, misère et pauvreté), incapacité et handicap congénitaux devant la force du réel (ce qui résiste, ce qui reste, ce qui ne sert à rien). Le pouvoir, c’est l’inutilité de l’utile et de son culte fanatique. En fait, il n’y a de puissance que de l’acte, soit ce dont les agents (les fonctionnaires !) se définissent justement d’un renoncement permanent et continu au pouvoir : autrement dit ce qui se fait toujours au prix fort, celui d’un affrontement du dégoût de la vie et de l’inappétence vis-à-vis du vivant, d’un franchissement de la pudeur du désir et de la timidité de la jouissance, d’un surmontement de la honte de vivre et de l’opprobre jetée sur l’existence. L’acte, et le lien : traverser (et non pas éviter) l’épreuve de la souffrance et du dépit ; au lieu de chercher à faire pièce à l’infamie par et dans la vulgarité (« people » et « folk », aristocrate et parvenu), refuser de témoigner contre la Chose, défier donc et la morale sexuelle civilisée et la barbarie de la civilisation ; pourtant, et partant de là, ne jamais dénier ce qui va et ce qui ne va pas depuis le mal de vivre jusqu’à la douleur d’exister.
Il faut donc faire la distinction, sévère et rigoureuse, implacable et sans compromis, avec l’action du pouvoir dont les acteurs ne sont jamais guère plus que des marionnettes vite vouées à l’impuissance, fièvreuse et rageuse, enragée et ravageante. Il est rare, très rare, pratiquement inexistant, qu’un homme, ou une femme, de pouvoir ne soit pas préoccupé d’abord de faire valoir ses compétences, plutôt que d’accompagner l’association de tous dans une œuvre collective, qu’il ne soit pas soucieux avant tout de son autopromotion, plutôt que de la réalisation du bien commun, et enfin qu’il ne soit pas uniquement ou principalement dans la recherche du prestige et de la prestance, de la posture et du spectacle, du somptuaire et du fastueux, à la limite histrion et agité du bocal. Même si les moyens modernes ont facilité, accéléré, généralisé, exagéré ce processus, c’est là une constance du pouvoir, si bien décrite par Homère et les tragiques grecs, par Shakespeare, par Brecht et tant d’autres. Le prolétariat, à l’inverse, et qu’il se fasse entendre dans l’émeute, la manifestation, la fête, la grève, la révolution (voire le crime, n’en déplaise aux moralisteurs en charentaises, en col blanc, en blouse ou en frac !), le prolétariat revient et ramène à l’humilité et à la modestie, il rappelle et réinvente la seule invention qui ait un avenir, l’unique audace qui tienne, le maintien et le renouvellement du lien social.
Ou le prolétaire ou L’Homme : il faut choisir
Le prolétaire, pour survivre au capitalisme ; le prolétariat, le choix entre l’humanisme et l’humanisation.
En effet, le prolétariat n’est ni apprentissage, ni enseignement, mais c’est bien parce que c’est lui qui nous donne une leçon, à prendre (et on peut la refuser !), c’est de lui que nous avons à apprendre (alors que nous n’en voulons rien savoir) ce qu’est réellement la richesse : non l’oubli ou la négation de la pauvreté, non pas même sa suppression tel un décret définitif (promesse pour faire attendre, prophétie pour aider à patienter) ou à plus forte raison la résignation à la fatalité de son maintien (au nom de l’ordre, de la norme, du pouvoir, voire – cynisme oblige – de la loi, de la justice et de la paix) ; mais ce qui s’obtient dans l’échange pur et simple, comme seul bien, et le lien radical à l’autre absolu, ce qui s’atteint par l’abandon d’un monopole, ce qui se gagne avec un refus de l’accaparement. Et c’est là où l’économie et la politique, toujours indissociables mais le plus souvent embrouillées, se dénouent et se nouent : par et dans l’échange comme tel enfin élevé au seul bien commun (il n’en existe pas d’autres mais pour le coup il est reconnu en tant que tel et aussi pratiqué tel quel), soit l’échange universel des dons réciproques et des créations généreuses. Il faut bien voir qu’il s’agit là de cette dépense en pure perte (que le potlatch force) qui a été repérée et célébrée de Marcel Mauss à Georges Bataille (et qui est aussi présente, je crois, dans la démarche de Marx). Dépense en pure perte qui est le propre de l’humain comme réponse et responsabilité vis-à-vis de l’inhumain, comme aide contre et résistance par rapport à la déshumanisation. Dépense en pure perte parce qu’elle n’a pas d’autres but et effet, pas d’autres fin et conséquence, pas d’autres objectif et résultat que de laisser et faire la place au vivant et même plus, que d’ouvrir et rouvrir la voie au survivant.
Il ne faut surtout pas confondre cette dépense, gratuite et prodigue, féconde et fertile, prolifique et proliférante, avec le gaspillage consumériste du capitalisme, tueur et destructeur et nihiliste. C’est dire qu’il n’y a, vraiment et réellement, pour survivre au capitalisme, que le prolétariat. Même si ça ne suffit pas pour y arriver. Je ferais donc mienne, en la complétant, cette phrase en passant d’Arthur Conan Doyle : « L’homme est riche, non en proportion de ce qu’il possède, mais en proportion de ce dont il peut se dispenser. » Et j’y ajouterai ceci : autrement dit des arcanes et des chicanes du pouvoir, soit de son impuissance manifeste et avérée, de son inconsistance patente et de son inexistence latente ! Ainsi ai-je fait l’éloge, sans retenue et sans nuance, du prolétaire. Ainsi ai-je rendu hommage, sans remord ni repentir, au prolétariat. Même pas prémédités ? Voire ! Mais je ne pensais pas les pousser si loin, les tenir si longtemps. Je n’ai qu’un dieu : il s’appelle toujours et partout hasard, il joue parfois aux dés, dont il se joue aussi, et qu’il déjoue sans cesse. « Chairos », disaient les Grecs : heurt de l’occasion, de la rencontre, de la chance (bonnes et mauvaises). Je me suis laissé rattraper par l’actualité, ou plutôt je me suis amusé à observer l’histoire humaine, encore bien vivante, doubler cette modernité ou postmodernité qui se prend pour la fin, soit la terminaison (la détermination), l’achèvement (le succès), la perfection (la raison) de tout. Alors qu’elle n’est guère qu’un bégaiement préhistorique. Michel Leiris, lui, n’y allait pas par quatre chemins. Il disait : la modernité ? La merdonité ! Mais je ne suis pas naïf et innocent au point de croire ou de vouloir que le prolétaire est, soit le sauveur, et le prolétariat la rédemption. Ils sont le lieu et la formule du salut, soit l’exigence et l’opportunité du choix… entre la déshumanisation et l’humanisation. Faute de voir et rencontrer Dieu, certains ont vu (cru voir, vision ou voyance) et observé (voulu observer, observation et observance) l’homme. On a pu constater ce que ça donne avec l’humanisme, non pas au début sans doute mais vers la fin certainement : une crane idée, qui n’a rien de terrible, si ce n’est les terreurs qu’elle traîne, et qui est bientôt plus horrible que toutes les horreurs qu’elle abhorre, que toutes les désolations qu’elle abomine. Par exemple civilisation contre barbarie, colonialisme à l’encontre de la sauvagerie, impérialisme et mondialisation opposés au sous-développement et à l’anarchie. Dirons-nous alors que le malheur actuel vient de ce que l’homme, on ne le regarde plus ? Outre que rien n’est moins sûr (à en juger par la généralisation des droits de l’homme qui ne traduit guère qu’une extension non pas de la force du droit mais de la force érigée en droit), l’homme est d’abord une conception qui mérite, si ce n’est appelle, une révision urgente.
À vous user les yeux pour essayer d’enfin voir et connaître l’homme, vous ne tomberez probablement que sur des âmes charitables parant au plus pressé – il n’en manque pas pour faire le spectacle et épater la galerie –, ou bien, si vous êtes plus patient, sur des Diogènes, eux forcément plus rares et pas beaucoup plus efficaces, mais qui croient malin de faire les malins – tantôt naïfs et cyniques, tantôt comiques et moqueurs. Les unes chassent la créature misérable pour la racheter ou la sauver, et le gibier est abondant. Les autres, ainsi que leurs éponymes, cherchent en plein jour, une lampe allumée à bout de bras, un Homme (avec la grande hache de l’Histoire, de l’Humanité, de l’« H…aspiration »). Mais c’est un exemplaire aussi répandu qu’introuvable, aussi commun et vulgaire que fictif et virtuel : peut-être celui des sondages et de la médiacratie (soit de la « démocratie » de l’opinion et de la dictature de la majorité), prisonnier et geôlier à la fois. Laissons les uns à leur compassion et les autres à leur dérision. Car on ne fait ou on ne rend justice à l’humanisme (de la charité à la philanthropie, de l’amour chrétien du prochain à l’humanitaire) que comme on fait pièce et échec à la barbarie (primitive et moderne, sous-développée ou surdéveloppée). On se garde, on se tient à carreau de l’humanisme, de même qu’on croise et qu’on passe la barbarie.
Le prolétaire, témoin à charge contre idéaux et valeurs
Le prolétariat, lieu de la préservation de la relation à la substance humaine au-delà des idéaux et des valeurs ; le prolétaire ou la vieille taupe, passeur et non pas messie, messager et non pas sauveur.
L’humanisme, on commence par s’y accorder mais sans complicité (voulez-vous faire ami-ami avec les civilisateurs et les pacificateurs ?) pour finir par le froisser et sans le moindre effroi (comme la Commune de 1870, par exemple) : l’humanisme, on le surpasse et on s’en passe. La barbarie, rien d’autre à en faire que de la frôler sans flirt, de s’en détourner sans aucun évitement (car qui donc oserait affirmer qu’il n’est en rien ni jamais criminel en imagination, en pensée, en intention, en action, et par exemple qu’il n’a jamais eu à faire avec l’envie meurtrière ?) : la barbarie, on la remonte (comme on va à la source !?) et on la surmonte (tels un obstacle et une résistance). Je justifie ainsi ma préférence pour le passage par le prolétaire en lieu et place de la référence à l’homme (l’Homme). L’homme, qui toujours se pense, se croit, se veut grand (Grand Homme, Grande Hache, Grande Tâche, Grande Tache !?), ne cherche qu’à se mettre en scène, en spectacle. Le prolétaire, lui, ne trouve guère qu’à se montrer, voire à se démontrer, témoin de l’humilité et de l’indignité de l’humain. L’homme, on l’a à l’esbroufe. Le prolétaire, il devient et demeure, il fait et refait la preuve qu’il faut sauvegarder « la relation à la substance humaine » (Lacan), c’est-à-dire la préserver et la maintenir. Ceux qui en ont fait un savoir propre à dépasser nos horizons bornés, ce sont Marx, sans doute pas sans Hegel, puis Lénine, et avec Freud, peut-être après Nietzsche, Lacan aussi soi-même. Sauver quoi ? Le risque suprême, la faute infime de l’humanité. Garder quoi ? L’humanité comme risque extrême, faute intime.
Le risque et la faute : ceux qui consistent, pour l’être humain, à se mesurer, sans cesse et pas sans liesse, à l’inhumain qui le constitue, et surtout, plutôt que de le renier et de le répudier, à le « réputer » et à le relier. Là où la solitude se creuse en issue dans la solidarité et le lien, là où l’altérité se réserve la figure de la pauvreté et de la détresse. L’éloge du prolétaire, l’hommage au prolétariat, ça n’a rien à voir ni à faire avec les louanges d’une élite d’élus, et c’est même au-delà de la célébration de la lutte des exclus, puisque ça va bien plus loin et plus longtemps encore. Rien à dire de l’élite d’élus qui n’est jamais guère plus que clique, gang et mafia. Et la lutte d’exclus, il ne s’agit que de l’arracher à la « struggle for life » (en fait coalition « for death ») et de la sortir de la concurrence de chacun avec tous, partout, pour chaque chose et en tout (ne plus cesser de rompre avec l’universel « Tue-le ! »). Le prolétaire ne fait pas l’affaire : le prolétariat, c’est le désaveu de la valeur, et l’air qu’elle se donne, grisant et excitant et enivrant, il le détecte pour ce qu’il est, vapeur toxique et délétère et asphyxiante. Aux grands veneurs en tout genre, accapareurs et pillards, rapaces et prédateurs, avec les bannières de leurs immenses conquêtes, il est quand même permis de préférer la tanière de la vieille taupe qui sape le monde et son immonde. Le prolétaire connaît bien, bon gré mal gré, les palais des idéaux (c’est lui qui les construit, c’est lui qui les a bâtis !) et il sait aussi, de gré ou de force, ce qui fait la bourse des valeurs (c’est lui qui la fournit et la remplit). Idéal, incitation à l’orthodoxie, injection de l’opinion « droite », injonction du politiquement-correct, mise en conformité, au pas et en demeure, identification conformiste.
Valeur, identification obscène au sacrifice volontaire : pratique récurrente des sacrifices humains et sanglants, accroissement exponentiel des ségrégations et des exclusions, exploitation des ressources humaines, « acharnement à se castrer »… Idéal, valeur, ce n’est donc pas l’assomption du sacrifice de jouissance, soit cette perte consentie qui est la condition du désir et l’appel au vivant, mais… mais quoi alors ? Toutes sortes de recommandations fallacieuses pour oublier le signifiant (en raison de son peu d’importance et de son absence de signification) ou plutôt le pousser à la caricature des drapeaux et des actions (« identité nationale », cotation boursière). Et aussi ce commandement féroce et obscène, laissé assez obscur pour que le sujet cherche à s’y vouer tout entier (prisonnier de la crainte, de la haine et de la pitié, et reniant donc, comme si c’était possible, ce qui le fait divisé). Ou encore cet impératif trop catégorique (« Tu es… ») qui fait de la mort le maître absolu dont il ne reste plus qu’à attendre le verdict, l’absolu d’un maître dont il n’y a plus qu’à entendre la condamnation. L’idéal, la valeur, c’est la commande folle et le mandement déraisonnable : la course à l’obsolescence et la dévitalisation forcenée (de pillages en gaspillages), l’objet bon à jeter à perpétuité (consommation, consumation, marchandisation illimitée et spectacle permanent). Et c’est bien sûr, pour finir (solution finale), le « capital humain », pourchassé dans ses derniers retranchements, si « précieux » qu’on l’accumule à satiété, qu’on y concentre toutes les énormités, qu’on en condense toutes les monstruosités, qu’on en récuse tous les égarements : foules et masses, banlieues (zone de non-droit) et camps (le plus possible d’extermination), voire sondages et élections. Cher capital humain : chair à canon, à industrie, à commerce mais aussi à peuple, à nation, à État.
Le prolétariat, lui, même quand on le tire vers cette fange, quand on le traîne dans cette boue, le prolétariat pour sa part, part mauvaise et maudite, écartée et guettée, trop souvent étriquée et guidée, le prolétariat donc désincarcère et dépayse, et surtout il dépense et donne. Il est bien le seul : contrairement au riche qui ne paie pas, jamais, au mécène qui n’a de cesse de détourner, au philanthrope qui fait des placements avantageux, au capitaliste qui extorque, toujours davantage. Le prolétaire n’a pas partie liée avec l’idéal et la valeur : il est témoin à charge, toujours présent et constamment actif, de leur frime et de leurs crimes (d’épurations en purifications, de châtiments en sacrifices). Car c’est lui, ou mieux c’est celui, si ce n’est cela en chacun, qui ne cesse plus jamais de porter et de supporter, voire de transporter, et de transmettre l’opprobre et l’infamie, la misère et la déréliction : et non pas comme réservés et exclusifs, spéciaux et particuliers, mais bien comme basiques et communs, privilège universel. C’est bien pourquoi le prolétaire n’est pas le messie du futur mais le messager et le donateur d’un « présent » qui ne passe pas, quoi qu’on dise et qu’on fasse, et qui advient partout et toujours, qu’on s’en empare ou qu’on le récuse : l’humain comme infirmité, informe et difforme, comme discordance de la nature, comme béances de l’être, comme accidents de l’existence.
Le prolétariat, ce qui résiste
Le prolétariat et le prolétaire comme restes et résidus : le prolétariat, ce qui résiste à la solution finale de l’humain ; à moins de se reconnaître prolétaire, pas moyen de se savoir désirant.
Le prolétaire est une cause accusée, en vain (salauds de pauvres, classe dangereuse) ; le prolétariat est un procès récusé, à tort (un réel au label de rebelle !). Nous sommes d’un monde et d’un temps, où l’arrogance le dispute à la présomption, et l’énormité à la monstruosité, qui sont convaincus de leur supériorité si ce n’est de leur perfection, et dont les maîtres mots sont le progrès, le développement, la croissance, si ce n’est l’excellence. Dans cette (illusion d’) optique, il n’y a plus de classes ni de lutte de classes, et encore moins de prolétaires et de prolétariat, si ce n’est comme restes fossiles et résidus préhistoriques. Or le prolétaire et le prolétariat, en ce qui concerne le genre qui est le nôtre, l’espèce dont nous sommes, sont de tout temps, de tous les temps et par tous les temps. Ils sont peut-être même le temps humain, le seul : là où ça résiste, où ça reste, arête inavalable, ligne de crête dans la nature. Ici aucun progrès, nul développement, pas de croissance, puisqu’il ne s’agit que de ce qui déborde la norme, de ce qui outrepasse l’ordre, de ce qui excède l’état (qui s’en prend à tout état et d’abord et ensuite à l’État, qui est l’embûche et l’embuscade de l’État et qui sera son dépérissement et sa perte). La seule, l’unique mutation en la matière, ce fut, c’est et ce sera celle où elle prend les devants, elle la permanence du prolétaire, elle l’aventure du prolétariat ; il n’y a pas d’autre métamorphose que son irruption, faisant enfin entendre, reconnaître, agir et l’emporter la part des sans-part (Rancière) : ça s’appelle la sortie de la préhistoire, qui est loin d’être terminée et est à peine entamée, non sans reculs et régressions. Il est tellement plus simple de s’imaginer que nous n’avons plus à faire avec le prolétaire et le prolétariat, si ce n’est comme résidus barbares, voire nécroses en tout genre (des grévistes aux terroristes).
Le résultat, c’est que tout se passe désormais comme s’il n’y avait plus de volonté ni de recherche, de souci ni d’intérêt pour l’émancipation, ou plutôt comme si tout ça n’avait plus lieu d’être, sauf sans doute pour quelques rares illuminés et quelques nombreux arriérés. Il faut donc relire Rimbaud avec ses illuminations et ses sages rappels aux barbares que nous ne cessons d’être. En fait, tout le monde, tout le temps, se croit libre, a la certitude d’être autonome, alors que jamais dans l’histoire on ne s’est heurté à une telle dépendance, emmêlé dans une si implacable hétéronomie : puisqu’elle est plus forte que la religion elle-même, à moins qu’elle n’en soit le comble à strictement parler, achevant et perfectionnant en quelque sorte ses dogmes et ses cultes, ses mythes et ses rites, ses idoles et ses idéaux, ses prêtres et ses fidèles. Car qui peut nier (du moins parmi ceux qui n’ont pas perdu, voire renié la parole) que tel est bien le cas de la marchandise et de ses appareils, et de ses machines, et de ses automates, et de ses opérateurs ? Or le prolétaire, apparemment réduit à la force de travail à vendre (pour ne pas crever), le prolétariat, selon toute vraisemblance l’endroit et le moment, l’objet et la cible de l’exploitation, de l’utilisation, de l’instrumentation, de l’automatisation, eh bien le prolétaire et le prolétariat sont « le lieu et la formule » de tout ce qui résiste, bon an mal an, bon gré mal gré, nolens volens, sciens nesciens, à ce redressement forcé, et, disons le mot, à cette solution finale.
Le prolétaire et le prolétariat éprouvent et prouvent, attestent et vérifient l’insensé de l’humain, l’indécence de la vie, c’est-à-dire que la vie irrépressible continue malgré, nonobstant, au-delà, à cause de l’insensé et de l’absurde, de l’indécent et de l’inconvenant, grâce donc à ce qui de la vie humaine ne cède pas mais excède, « ex-siste », impudence et insolence envers tous les pouvoirs et leurs théories asservies, intransigeance et insurrection contre le capital, et toutes leurs « capitales de la douleur ». Il se déclare libre et autonome (discours délirant, idéal illusoire) celui qui croit que le but est la jouissance toute, qui obéit au commandement de jouir sans entraves et qui se fait du coup servant (serviteur ou esclave) de la volonté de l’Autre. Il se sait allié et responsable, associé et émancipé, altéré et indépendant, celui qui se reconnaît prolétaire, lui le désirant, qu’il soit général comme Alcibiade, voyageur loin de son foyer comme Ulysse, voyant aux semelles de vent tel Rimbaud, acharné à survivre en toute circonstance ainsi que le soldat Chveik… On n’a que le choix : entre d’une part l’illimitation de la jouissance, qui se réclame du sans-raison et ne pousse qu’à la compétition et à la haine (que le meilleur gagne, fût-ce au prix du pire, puisque personne ne veut perdre, de peur d’y laisser plus que l’autre !), et d’autre part la castration du désir, seul capable de s’adresser « à une raison », de la chercher et de la trouver, seul à même de mener à un « nouvel amour », de le reconnaître et de le rencontrer (que faire, si ce n’est assumer le manque, et prendre appui sur un autre qui puisse le causer, puisque « nous ne savons renoncer à rien, seulement échanger une chose pour (contre) une autre » ?).
Le prolétariat dément, et le prolétaire est symptôme : vivent le prolétaire et le prolétariat
Du côté de l’« anti » et de la cause, le prolétaire et le prolétariat sont ces « dégraisseurs » des conceptions du monde qui vont et viennent en revanche grossir « la cohue parlante » et « la Commune ».
Quiconque peut savoir (savoir-faire et savoir y faire) qui continue à se tenir pour prolétaire (race impure), qui refuse de se consacrer au service des biens (pouvoir de priver), qui ne confond pas « la communauté qui vient » et la voie ordinaire de la lâcheté (autrement dit : la démocratie et la dictature de la majorité, le lien social et l’opinion publique), qui ne dissocie pas la satisfaction de tous de la satisfaction de chacun (qui récuse l’identification du bonheur comme facteur de la politique, toujours à faire, avec un calcul pondéré des intérêts bien compris à titre d’économie de la jouissance qu’il n’y a pas, jamais). Tout ce qui précède est pour contredire (bienheureuse contradiction), soit pour dire ceci qui ne plaira pas à tout le monde, et peut-être même à personne : le prolétaire, le prolétariat ne correspondent ni ne répondent au concept, quel qu’il soit (parenté, clan, « gens », famille ; race, peuple, nation, État ; et peut-être même pas ordre, caste, rang ou classe). Ça ne veut pas dire qu’ils baignent ou se vautrent dans le « vécu » et le « ressenti ». On ne se vit pas tel, si ce n’est mal, on ne se ressent guère ainsi, tout au moins pas sans malaise. Le prolétaire, le prolétariat, ça n’intéresse guère les conceptions, quelles qu’elles soient, qui le négligent ou l’esquivent, qui le tiennent à l’écart ou l’évitent, qui toutes font mine (dans bien des sens !) de l’ignorer. Sauf le « marxisme », si mal nommé, mais qui n’est justement pas une conception. La psychanalyse (ou plutôt les psychanalystes) s’estime non concernée : il lui reste beaucoup d’efforts à faire pour retrouver Freud et rejoindre Lacan, ce que l’un dévoile à propos du malheur banal et du malaise du désir, ce que l’autre révèle de la honte de vivre et de l’égarement de la jouissance.
Mais passons. Le prolétariat dément concepts et conceptions (et c’est même pourquoi, c’est le cas de le dire, on le traite en dément, on en fait un démon, on le prend pour le diable et on l’envoie toujours au diable vauvert). De ce point de vue, il est « anti » par essence, donc du côté de la cause, de la place où elle se met en action (sa mise en œuvre, c’est déjà autre chose et un peu plus : création et révolution, acte et invention). Le prolétaire, lui, pour le meilleur et pour le pire, mais aussi pour le médiocre et pour le neutre (curieusement, on appelle ça alors classe moyenne), n’arrête pas de se dédire et de se défaire de l’abord et de l’idée du monde comme représentation et comme volonté : il se démet et se défausse encore et encore de tout ce qui fait et se fait monde, dieux et démiurges, pouvoirs et tyrans. Car le réel n’est pas le monde, et même la réalité n’est que sa mise en scène, un montage et une monstration. Je fais mienne quand même la proposition du philosophe (Alain Badiou) selon lequel « il y a un seul monde » où nous vivons tous, à ceci près que ce n’est ni un spectacle, ni une marchandise, ni une machine, ni un programme : au mieux fenêtre, ouverte ou à ouvrir, écran, pour offrir et faire voir l’univers comme diversité du réel. Le prolétaire ainsi, à cet endroit, à l’envers de la représentation et du spectacle, à l’encontre de la volonté et de l’écran, n’est ni une marionnette ni un acteur. Et il n’est pas non plus un justicier ou un juge, car il est le témoin d’un réel irrésorbable et irrésistible, la Chose humaine ; il est surtout symptôme de ce qui ne va pas dans le réel (Lacan), de ce qui passe tout et reste sûr, quand « j’y vais », là où « j’y arrive », soit pas sans butée, pas sans heurt, pas sans obstacle, même pas sans mur.
Le prolétariat est une des expressions majeures, et peut-être la figure exclusive de ce qui se met en croix et en travers, l’inhumain de « l’achose » (Lacan). Disons-le tout net : le prolétaire et le prolétariat se dressent contre le concept, ils se refusent aux conceptions du monde. Sauf, à la rigueur, quand celui-là prépare à son affranchissement, précipite le saut qui fait passer outre, par-dessus et au-delà, et lorsque celles-ci se fondent sur leur propre « déconstruction » (tels la science, la psychanalyse, l’art, la poésie, la logique ?). Car concept et conception sont le fait du pouvoir, machinerie et machination (qu’il vaudrait mieux ne pas assimiler à la combinatoire et à la combinaison), et de la philosophie, tout au moins quand elle se fait système et théorie (qu’il faudrait apprendre à distinguer de la structure et de la topologie). Ce qui fait que le concept mérite bien la critique, ce n’est pas qu’il s’opposerait au vécu (et à ses tartines de confiture humaniste et de marmelade philanthropique), c’est qu’il se prête trop au système et s’apprête encore plus au pouvoir (prise et conquête, exercice et abus). Ce qui vaut aux conceptions du monde des soupçons tout à fait justifiés (de Marx à Nietzsche à Wittgenstein, sans parler de Freud et de Lacan), c’est qu’elles confortent la philosophie mais comme service et dans son asservissement, voire en tant que servitude du pouvoir (là où on ne sait plus lequel des deux sert l’autre ou s’en sert !). À ce point de vulgarité et de vulgarisation, mais aussi de compromission et de régression, qui sont une constante et la contrepartie de la société dite développée, qui deviennent ce qu’ils sont peut-être depuis toujours, un argument publicitaire et un facteur de vente.
Mais leurs effets sont ceux du bombardement massif : réprimer ou comprimer la jouissance, brider ou forcer le désir, brimer et abîmer la demande, briser et écraser la parole, opprimer, voire supprimer la vie, cultiver et faire primer la pulsion de mort,. Au passage, on remarquera que, quand un Marx, un Engels, ou un Freud, un Lacan réintroduisent et restaurent la dimension du concept, c’est contre le sensationnalisme inconséquent et les prétentions ridicules des petits maîtres, et surtout ce n’est pas sans réhabiliter la parole, celle du souffrant et du patient, celle de l’exploité et l’opprimé, celle du pauvre et du misérable. C’est-à-dire en faisant de celles et ceux qui sont sans parole, privés, interdits, empêchés, non pas des porte-parole ou des porte-voix, non pas des oracles ou des prophètes, mais des membres à part entière, éminents et imminents, de la cohue parlante, de la « Commune ». Et donc vive le prolétaire et le prolétariat, car ce sont eux (et rien d’autre) qui, au lieu de nourrir et d’engraisser concepts et conceptions, contribuent à les dégraisser comme il faut. Ce sont eux qui, plutôt que de les forcer à accoucher d’un monde à venir et d’un homme nouveau, les poussent à laisser la place au vivant, à faire enfin un sort digne à la vie (humaine et inhumaine) comme « instinct » irrépressible, voire comme puissance immortelle (Lacan), contagieuse et increvable. Alors, le prolétaire va-t-il sauver le monde ? Mais de quoi diantre pourrait-il le sauver, si ce n’est de Dieu, qui est si omniscient, omnipotent et omniprésent qu’il est notre propre négation, annulation, annihilation, anéantissement, notre consécration et notre sacrifice (notre évaluation et notre utilisation : c’est nous qui sommes mesurés et instrumentalisés) ?
