13 décembre 2008
Psychanalyse et politique ? Ce n’est peut-être rien d’autre, en fin de compte, que l’étude du champ lacanien tel que Lacan l’entendait dans le séminaire XVIIL’Envers de la psychanalyse : le champ de la jouissance. Je cite :« S’il a quelque chose qui est à faire, dans l’analyse, c’est l’institution de cet autre champ énergétique qui nécessiterait d’autres structures que celles de la physique, et qui est le champ de la jouissance ». Plus loin : « Pour ce qui est du champ de la jouissance – hélas qu’on n’appellera jamais, car je n’aurai sûrement pas le temps même d’en ébaucher les bases, le champ lacanien, mais je l’ai souhaité -, il y a des remarques à faire (1) ».
Dans ces remarques, Lacan met en exergue ,entre autres, la transformation du plus de jouir en plus-value et la confiscation du savoir par le maître (2),première piste. La deuxième piste c’est ce à quoi Lacan se consacre cette année-là (69/70) et la suivante avec le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant : à l’étude, la mise en place, l’institution des discours.
En effet, pour Freud le rêve était la voie royale d’accès à l’inconscient ; pour Lacan la voie royale d’accès au champ énergétique de la jouissance, dit champ lacanien, ce sont les discours,discours qui vectorisent, aimantent, fondent le lien social. L’étude de l’articulation psychanalyse et politique n’est rien d’autre, in fine, que l’étude de l’articulation des discours entre eux. Articulation qui varie selon les époques, et articulation qui fonde « la subjectivité d’une époque » pour reprendre un syntagme lacanien.
Deux ans plus tard, en 1973, dans Télévision, Lacan semble mettre un bémol à la possibilité de constituer le champ de la jouissance à l’instar d’un champ énergétique : « N’importe quel physicien sait de façon claire, c’est-à-dire prête à se dire, que l’énergie n’est rien que le chiffre d’une constance. Or, ce qu’articule comme processus primaire Freud dans l’inconscient – ça, c’est de moi, mais qu’on y aille et on le verra -, ce n’est pas quelque chose qui se chiffre mais qui se déchiffre. Je dis : la jouissance elle-même. Auquel cas elle ne fait pas énergie, et ne saurait s’inscrire comme telle. (3) » Là dessus, Lacan tacle sévèrement Freud, ses schémas de la seconde topique, et ( je cite) « L’erreur que Freud nous suggère de l’espoir d’une thermodynamique dont l’inconscient trouverait dans l’avenir de la science sa posthume explication ». Semblant oublier quelque peu ses espoirs et ses regrets de 1970.
Dans le fond, la jouissance n’est pas une énergie – au sens thermodynamique, quantifiable donc (Télévision), mais le champ de la jouissance est un champ énergétique (L’Ethique de la psychanalyse). Comment sortir de cette véritable aporie si ce n’est par une solution élégante, à savoir revenir au champ de la jouissance comme résultant uniquement de la vectorisation par les discours, un champ polarisé par la résultante de ces discours ,un champ vectoriel ?Non plus du côté de la thermodynamique mais du côté de la mathématique ou de la physique des particules.
Ce qui est profondément politique, fondamentalement en accointance avec le politique, c’est la question de ce que devient la jouissance, vers qui et comment elle est orientée . L’être humain parle, c’est un fait, et même un fait fondateur de son hominitude. C’est un parlêtre, disait Lacan. Mais cet accès au symbolique, l’utilisation du discours qui est toujours de l’Autre, se paye d’une perte de jouissance, d’un embarras dans le rapport entre les sexes. Ce moins de jouissance, le sujet tente de le compenser par un gain de jouissance, un plus-de-jouir par une extension du domaine de la jouissance. Evidemment, ça rate, ce n’est jamais ça : l’objet perdu l’est, et pour toujours. « Toute formation humaine a pour fonction de réfréner la jouissance » disait Lacan dans le Discours de clôture aux Journées sur l’enfance aliénée. Elle tient le sujet en bride, le bride et inscrit (a) en perte. Toute formation, toute institution se fonde d’un S1, signifiant-maître, qui s’articule à un autre signifiant qui vient en place de S2. Ce que je décris là n’est pas autre chose que le discours du maitre :
qui, pour être le discours de l’inconscient, le discours nécessaire au symptôme, n’en est pas moins celui qui inscrit dans l’inconscient l’impossibilité de la jouissance, la perte de l’objet. Cette écriture, symbolique par définition, de la perte d’un objet imaginaire par un agent réel (le père réel ou tout ce que vous voudrez qui vient à cette place), cela ne vous rappelle rien ? C’est de la castration dont je vous parle : le discours du maitre est du côté de la castration. Le maître antique, le pater familias, le roi où tout ce que vous voudrez , est au fond un empêcheur de jouir en rond.
Alors, il y a mieux, quelque chose de « follement astucieux » comme le dit Lacan dans sa Conférence de Milan (1972) : le discours du capitaliste. On dit souvent, on lit souvent que c’est la forme moderne du discours du maître, et moi-même je l’ai écrit. Que nenni ! On vient de voir la fonction d’enrayage du mécanisme pulsionnel tenue par le discours du maitre. Le discours capitaliste, lui, propose toujours au sujet d’une manière incessante et de plus en plus rapide de nouveaux objets à mettre en place de l’objet (a), de nouveaux objets qui viennent remplir la place vide de (a). Mais comme ce n’est jamais ça, qu’un objet réel jamais ne viendra combler cette place vide, il ne peut que répéter un dam, un dommage, un manque imaginaire. C’est pour cela que le discours capitaliste est un discours de la frustration généralisée. Il emballe la machine pulsionnelle là où le discours du maître le freine, l’enraye ; il crée de la frustration là où le discours du maitre inscrit de la castration. Il enjoint « jouis » là où le Maître dit « cède sur ta jouissance ». d’où mon titre et mon hypothèse de travail : loin d’être le discours du maitre moderne, le discours capitaliste vient contre le discours du maitre, il s’y substitue.
1. J. Lacan, Le Séminaire Livre XVII L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 99
2. J. Lacan, op.cit., p. 94.
3. J.Lacan, « Télévision », autres Ecrits, Paris seuil, 2001, PP. 522-523.
