Casse, cas et conte

2 février 2009

Séminaire Toulouse : deux, l’amour
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« Casse », le mot nous invite à une certaine humilité.Il comporte, dans le dictionnaire, cinq significations, quatre étymologies distinctes et deux genres.Je l’emploie ici dans sa signification de caisse contenant les caractères de plomb qu’on utilisait pour l’imprimerie – c’est une signification vouée à la désuétude -, mais aussi dans sa signification de récipient qui, dans une fonderie, reçoit le métal en fusion. Ces deux significations, si on les combine, font image : celle de la fusion, dans une fonderie, des caractères d’imprimerie, de telle sorte qu’il devient impossible de lire les caractères ou de les imprimer. C’est de cette façon que l’on peut se représenter la clinique quand elle n’est pas analytique : une bouillie plombée, qu’on peut bien qualifier aussi, selon une troisième signification, de « casse », au masculin, soit un cambriolage du sujet de l’inconscient.

Un débat,qui partage les psychanalystes, et siffle à nos oreilles, concerne l’usage de la vignette clinique, honnie par certains, révérée par d’autres.Il est vrai que Lacan a été économe du genre, mais pas avare, puisque les quelques fragments qu’ils nous a légués sont, le plus souvent, à mettre au niveau épistémique de la fameuse formule d’Einstein E = mc2 .Quelqu’un pourrait faire l’inventaire de ces formules cliniques de Lacan et mettre en valeur qu’elles éclairent, chacune, de façon définitive, telle ou telle forme d’assujettissement dans sa connexion avec la fin de l’analyse, par exemple : « Et cet autre qui , enfant, a trouvé un représentant représentatif dans son irruption à travers le journal déployé dont s’abritait le champ d’épandage des pensées de son géniteur, renvoie au psychanalyste l’effet d’angoisse où il bascule dans sa propre déjection » (1). Qui niera que ces quatre lignes ont autant de poids que les quelques cent pages du cas de « L’homme aux loups », qui ne sont pourtant, selon l’intitulé freudien, qu’un fragment.

Par contraste, Freud a consacré plusieurs textes majeurs, et des centaines de pages, aux compte-rendus de cas.On peut simplement noter qu’au fur et à mesure de l’avancement de son œuvre, cette pratique tend à s’éteindre au profit d’une investigation touchant à des personnages historiques, Haizmann, Dostoïevski, Wilson , Moïse.En tout cas, la clinique chez Freud n’ a jamais la fonction d’illustrer la théorie. Eventuellement, elle l’infirme, comme dans l’article traduit initialement par Lacan « Un cas de paranoïa qui contredit la théorie psychanalytique »,mais, en règle générale, elle a pour fonction l’invention de la théorie.

La clinique est la génération du savoir.On peut appliquer à Freud la formule de Lacan concernant, non par hasard, la passe : « L’être du désir rejoint l’être du savoir » (2).

Je suis donc partisan du cas, et non du ou de la casse. « Cas » vient du latin, casus du verbe cadere, tomber. Le cas, comme Lacan l’a rappelé, c’est ce qui tombe – du symbolique bien sûr. Ce qui dérange le savoir dont nous disposons, comme ce qui tombe des bras de l’hystérique quand elle a fait trop d’achats, pour reprendre la métaphore que Freud, je crois, emprunte à Pierre Janet.Dire que le cas contredit la théorie est, en ce sens, un pléonasme.Sans doute la topologie, telle que j’en ai esquissé la fonction la fois dernière, change t-elle la donne, mais pas dans le sens d’un formalisme exclusif et stérilisant. On peut d’ailleurs sur ce point soulever une objection simple : le séminaire où Lacan fait un emploi considérable de la topologie est celui-là même où il procède à une clinique de Joyce – une clinique de Joyce à partir de son sinthome et non une clinique du sinthome à partir de Joyce, faut-il, encore, préciser.N’oublions surtout pas, enfin, que la topologie est le sinthome de Lacan.

2

Je vais maintenant me livrer à un exercice peut-être plus rare.Je vais, concernant « Deux,l’amour », extraire des questions et des conclusions épistémiques à partir de deux cas dont j’éviterai, autant que je le pourrai, de vous entretenir.Comme je ne peux cependant m’abstenir absolument, je vais donner à ces deux cas la forme d’un conte,et d’un conte minimaliste.

Chapitre 1

-Une petite fille fait pipi au lit pour éviter de dormir dans le lit de sa mère.

Chapitre 2

-Un petit garçon cesse de faire pipi au lit en tombant amoureux d’une actrice de cinéma.

Avant de vous faire part de la question que je veux poser à partir de ce mini-conte dont je ne vous dirai rien de plus, voici quelques considérations préalables . Nous avons affaire à un symptôme banal, l’énurésie.Nous pouvons réduire le chapitre 1 à une formule :

fille / symptôme / mère.

L’intérêt de cette formule est qu’elle prend la place de la formule que Lacan considère comme impossible logiquement, à savoir :

Homme /rapport sexuel / femme.

Ne nous laissons pas impressionner par la disparité du premier terme, « fille » au lieu d’ « homme ».Il est plausible, voire certain, que la fille ici a la fonction d’un petit mari pour la mère, qui voudrait l’avoir comme compagnon de lit. Intéressons-nous plutôt à la substitution de « rapport sexuel » par « symptôme ».Le symptôme s’intercale entre la fille et la mère pour empêcher le rapport. Nous repérons là cette définition du symptôme dont j’ai fait état en introduisant une diagonale et qui , je l’espère, ruine la conception que le symptôme masquerait l’inexistence du rapport sexuel. Un sujet ne veut pas être soumis à la volonté de jouissance de l’Autre.Ainsi l’énurésie garde vide la place du père.

Voyons le chapitre 2.

Si le garçon cesse d’être énurétique, c’est qu’il l’a été.Ecrivons ce premier temps ainsi :

(1) garçon / symptôme / mère

En tombant amoureux d’une actrice,il cesse de faire pipi au lit.Ecrivons :

(2) garçon /amour / femme

au lieu de

garçon / symptôme / mère.

Voyons d’abord comment analyser le symptôme.On est tenté de dire : il y a débordement de jouissance,à savoir que, à tel moment du sommeil, la rétention urinaire cède le pas à la jouissance. Or, cette formule est fautive, parce que symptôme lui-même, la miction, est au contraire une réponse à l’excès de jouissance provenant de l’intimité oedipienne avec la mère. L’article de Freud de 1931, donc assez tardif, sur « La prise de possession du feu » (3), indique clairement que la miction a pour fonction d’éteindre le feu phallique.Freud, pour conclure cet article extraordinaire, évoque les deux figures mythiques contraires de Prométhée et d’Hercule.Le premier, qui a volé le feu aux dieux, interdit qu’on l’éteigne. Le second autorise qu’on l’éteigne quand une catastrophe menace. C’est ainsi qu’il éteint , avec de l’eau, la tête enflammée de l’Hydre de Lerne.Dans ce chapitre 2 du conte, il s’agit bien, dans le temps (1) où le symptôme est présent, d’éteindre le feu de la passion phallique pour la mère au moyen du symptôme énurétique, de la même façon que, dans le chapitre 1, la fillette s’appuyait sur le même symptôme pour la même fin.Le symptôme ainsi fait arrêt à l’excès de jouissance. Là encore, il s’agit pour le garçon d’intercaler le symptôme entre lui et sa mère pour prévenir l’emprise que la volonté de jouissance de l’Autre maternel pourrait exercer sur lui. Bien entendu, il y a aussi dans le symptôme une satisfaction substitutive, mais séparée de l’inceste.

Qu’en est-il alors du temps (2) ?

Ce temps marque la disparition du symptôme. Nous pourrions d’ailleurs faire remarquer que non seulement l’amour se substitue au symptôme et une femme à la mère,mais que le garçon n’est plus le même dans le temps (2) que dans le temps (1).

Une femme, par rapport à la mère, est fondamentalement une étrangère : « j’aimais déjà les étrangères quand j’étais un petit enfant » dit la chanson.Ici, l’anti- ou le non-oedipien prévaut comme agalma.Autrement dit, il faut bien entendre ce qu’énonce Lacan dans le séminaire Encore, à savoir que « la femme ne sera jamais prise que quoad mater.La femme n’entre en fonction dans le rapport sexuel qu’en tant que la mère » (4). On pourrait traduire quoad par « aussi longtemps qu’elle est » mère.Cette remarque décisive de Lacan est faite pour expliquer pourquoi il n’y a pas de rapport sexuel xRy, homme/ rapport sexuel / femme.Il n’y en a pas parce que, à la place de femme , il y a toujours déjà mère.

Je viens de mettre en lumière que le symptôme met originairement en échec l’écriture xRy.Le symptôme est alternatif à l’inceste. Dans un deuxième temps,avec la substitution du symptôme par l’amour,nous nous trouvons face à une autre alternative.L’amour est alternatif au symptôme.

Dès lors une question étrange surgit. Peut-on parler d’amour premier pour la mère, ou bien l’amour naît-il seulement avec le remplacement de la mère par une étrangère, c’est à dire dans le surmontement de l’Œdipe ? Cette étrange question me semble prioritaire. Ce qu’on appelle amour pour la mère, y compris aussi le fait qu’un homme souvent choisit comme partenaire une femme qui possède certains traits maternels, ne pourrait advenir qu’après qu’une étrangère se soit substituée à la mère.Pas d’amour donc, sans un détachement minimal du lien oedipien.

Peut-être, pour compléter le conte,puis-je faire mention du nom qu’un autre petit garçon,qui continue d’être énurétique, a donné à son doudou : « Marine « . Maman plus urine comme a remarqué son analyste.

1.J.Lacan, « Proposition sur le Psychanalyste de l’Ecole »,1967.

2. J.Lacan,ibid.

3. S.Freud,Œuvres complètes,tome XIX, PUF.

4. J.Lacan, Encore,Seuil, 1975, p.36.