7 juin 2008
Lors de ce midi -minuit , avec cinq autres auteurs, Christian Laval a été invité par l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan pour un débat public autour de son livre « L’Homme économique. Essai sur les racines du néo-libéralisme » paru chez Gallimard en 2007.voir
Pour présenter cet ouvrage , je ne vais pas prendre le parti de tenter un résumé car ce n’est pas vraiment ma compétence et en plus ce n’est pas ce qui introduirait le mieux le débat et les raisons qui nous ont fait choisir d’inviter Christian Laval .
Nous avons invité Christian Laval dans un contexte que nous subissons tous les jours ,surtout ceux qui travaillent en institution , avec la montée de l’économie de marché et l’invasion des textes sur …le risque … , où le critère économique passe avant tout autre , ne serait ce que la souffrance de l’enfant … et le respect du sujet … Tout le temps , il y a des gens qui travaillent en institution , en tentant un travail orienté par la psychanalyse … mais personne n’envoie un patient à ces psychologues payés à ne rien faire . C’est permanent cet espèce de grignotage du champ d’action de la psychanalyse , surtout dans les institutions car dans les cabinets la situation n’est pas la même .
Dans ce contexte là , on débat à quel point la société de marché , le libéralisme , Sarkozy …etc c’est mauvais , et on est désespéré avec l’idée que le discours capitaliste s’étend , qu’il a cette propension a bouffer les autres , qu’on n’arrive pas à voir comment y remettre du désir , comment faire pour lutter contre cette mort de l’objet du désir par sa marchandisation .
Christian Laval part de cette position de désespoir , de ce « qu’est ce qu’on peut faire ? » .Vous dites bien , p.329 , « … je sais bien qu’un sentiment d’accablement saisit quiconque prend la mesure véritable des conséquences de l’actuel cours des choses … »
Le livre de C.Laval a cette vertu d’être quelque chose qui nous aide à lutter contre ce sentiment d’accablement .Cela a une vertu thérapeutique : le fait de nommer et d’essayer de bien nommer le problème , ça aide , à cesser de vouloir construire des « barrages contre le Pacifique » , ça aide à savoir ce qu’on peut faire , à délimiter le champ du possible .
Ce que C.Laval nous apporte , nous dégage un peu du quotidien et remet le problème dans un contexte historique de mutation anthropologique , c’est à dire que la question n’est plus simplement celle du neo-libéralisme actuel , mais celle de la montée d’une mutation anthropologique où l’homme chrétien fondait son existence et se reconnaissait comme créature de Dieu , et donc lié à une transcendance , qui avait à partir de là , un système de pouvoir , de morale … Tout cela fondé sur la croyance qu’il était, homme/créature . On est passé de l’homme créature et de l’homme transcendantus , à l’homme économicus .
C’est ce que nous montre C.Laval , avec des étapes . Ce qui est très intéressant. Il y a entre autres , l’idée de montrer comment cette mutation a partie liée au départ avec un mouvement d’émancipation par rapport aux dogmes religieux et aux ordres moraux et sociaux . C’était la possibilité de penser par soi-même .Et la 1ère chose a été de chercher à l’intérieur de soi et non plus à l’extérieur , dans une immanence à l’intérieur de soi , et non pas dans une transcendance à l’extérieur de soi : chercher à l’intérieur de soi une raison de son action .
La réponse donnée c’est la réponse utilitariste , la réponse par l’utilité. C’est à dire , l’homme , quand il cherche sa raison d’agir , quand il choisit de sacrifier son existence pour quelque chose , ca va être pour son bonheur . Cela donne peu à peu , la naissance du capitalisme , le libéralisme au 19ème siècle, une sorte de stabilisation au début du 20ème siècle , puis avec la chute de l’alternative marxiste et des grandes idéologies , le neo-libéralisme déchaîné et paroxystique . Cet homme économique , est corrélé à cette croyance utilitariste , que l’homme est quelqu’un qui poursuit son propre intérêt . Je cherche la citation qui définit bien l’action de l’utilité : p.16 : « … la nature a placé l’humanité sous la domination de 2 maîtres souverains : la peine et le plaisir . Ce sont eux seuls qui nous montrent ce que nous devons faire , comme ils déterminent ce que nous ferons . D’un côté le critère du Bien et du mal , de l’autre la chaîne des causes et des effets sont attachés à leur trône . Ils nous gouvernent dans tous nos actes , dans toutes nos paroles , dans toutes nos pensées : tout effort pour échapper à cette sujétion ne servira qu’à la démonter et à la confirmer . En parole un homme peut prétendre abjurer leur empire, mais en réalité il restera son sujet tout le temps . Le principe d’utilité reconnaît cette sujétion … » Donc , on compte les plaisirs , on compte les peines et c’est ça qui nous gouverne .
Et donc l’objet du livre de C.Laval , ça va être de :comment , par dessus tout a-t-on pu penser à agencer le gouvernement d’un monde social composé d’êtres qui revendiquent la pleine légitimité d’obéir d’abord à leurs propres intérêts avant l’intérêt collectif ? Nous vivons en effet de plus en plus manifestement sous le régime du moi intéressé . La thèse de C.Laval , c’est que la transformation anthropologique précède la transformation économique et politique . C’est d’abord une croyance qui s’installe , une sorte de mythe de l’homme intéressé .Et ce mythe fondateur prend une consistance à partir de quoi l’homme intéressé qui est un mythe , construit son habitat , son gouvernement , son économie , c’est à dire le capitalisme . Et le gouvernement , la démocratie et la morale , c’est l’utilitarisme , le laisser faire économique .
Ce qui est intéressant dans cette façon de poser une fiction , c’est que pour nous , pour moi , ce que ça m’a apporté , c’est qu’on se perd dans la critique de cette fiction . Mais le problème n’est pas dans cette fiction , il n’est pas là ; il n’est pas dans le fait que l’homme ne soit pas réductible à son intérêt . Le problème c’est la force de la croyance et du mythe . La question , c’est comment un mythe se met en place , et comment il se défait . Ce renversement , c’est aussi dire quel sont l’avenir de cet homme économique , et l’avenir de ce mythe L’intérêt avec ce renversement , c’est que ça ne met pas l’économie sur le devant . Il ne suffit pas de changer l’économie , si on ne la pense pas autrement .
1ère question : l’ouvrage de C.Laval mêle à la fois , l’anthropologie , la sociologie , la philosophie , donc c’est un intellectuel : peut-être peut-il nous en dire un peu plus ?
2ème question : celle de nous préciser cette notion de fiction sociale , car elle se rapproche pour nous trop souvent de la façon dont nous pensons le fantasme intra-psychique , à l’intérieur du sujet , alors que la fiction sociale c’est autre chose . Mais vous lui prêtez la même force de formation de la réalité que celui que nous prêtons au fantasme individuel . Donc , question sur comment s’impose une fiction et comment se défait elle ? Et question pour préciser aussi l’évolution par rapport au marxisme .
3ème question : une autre question qui rejoint un peu la 2ème , à savoir , sur le rapport entre la perspective historique qui est la votre et la perspective structurale et intra-psychique qui est la notre . Car cet homme économique , celui de Bentham ,celui de l’intérêt , c’est l’homme de la 1ère topique , celui du principe de plaisir et de réalité de Freud ; peut-être car Freud était un homme économique qui dépendait peut être de la même fiction .
Freud a dépassé ça par la 2ème topique et la question de la pulsion de mort et Lacan par le champ de la jouissance . Et quid du malaise dans civilisation ? Car une des grandes théories : pour nous ces grands mouvements historiques , c’est exactement la même chose que le malaise dans la civilisation : une alternance entre des moments où ce qui domine c’est le père , le grand Autre , le Dieu , et d’autres moments où il y a une certaine libération , mais à chaque fois on y perd quelque chose .
Une 4ème et dernière question , qui concerne l’avenir . Vous considérez les psychanalystes comme des résistants , et vous parlez d’une politique de lien social , d’une politique de société . La doctrine de cette politique obéit à une filiation discrète en France , celle qui passe par Marcel Mauss et son essai sur le don , par Georges Bataille , et se prolonge dans la psychanalyse de filiation lacanienne , et dans la sociologie anti-utilitariste .
Je finirai sur une boutade . Je voulais dire « et l’amour dans tout ça ? l’ordre économique aime t il ? » . Mais là on va dire , « et quid de la femme économique ? » .
Merci de cette lecture Je salue les « résistants » à l’ordre marchand et je suis content de savoir que je pourrais avoir une vertu thérapeutique chez les psychanalystes .
Je vais essayer de répondre à ces questions qui sont riches et compliquées .
1ère question . L’auteur , qu’est ce qu’un auteur ? C’est pas clair , même louche ! Ma venue ici n’est pas le fruit du hasard . Pour une part , mon travail vient de Lacan et en particulier de sa lecture très précise et régulière de Bentham . Mon travail a commencé dans les années 80 sur Bentham et dans le cadre de Paris 8 et j’ai soutenu un travail avec François Regnault et Pierre Bruno qui est ici .
C’est à partir de Bentham et au-delà , de la lecture de Lacan , que j’ai continué mon travail sur l’utilitarisme .Je n’ai pas tout compris de Lacan . Mais la façon dont il inscrit dans l’histoire de l’éthique et de la politique, l’utilitarisme et la place de Bentham est quelque chose d’absolument décisif , et quelque chose dont aujourd’hui dans le champ des études benthamiennes , pas seulement en France , mais dans le monde , commence à faire son chemin , et en particulier , la place accordée par Lacan à la théorie des fictions de Bentham . A un certain moment de l’évolution de Lacan , il y a cette rencontre avec des écrits de Bentham , avec une anthologie sur le langage et la logique , remis par Jacobson .
Lacan très régulièrement , a dès lors , dit à ses élèves qu’il y avait là une piste essentielle pour comprendre les phénomènes de rupture , de renversement : le moment utilitariste .Et en effet les psychanalystes ont le plus grand intérêt à préciser , à travailler ce point .
Mon parcours c’est d’essayer de donner des éléments et de travailler pour des psychanalystes en espérant qu’ils en feraient quelque chose en tant que « résistants » à l’ordre marchand . Si je suis venu ici , c’est donc pour rendre hommage à Lacan , et aussi Foucault , qui d’une certaine façon , m’ont mis sur cette voie de recherche .
A part cela : à quelle discipline je me rattache ? Je ne sais pas : de nulle part ! L’université ne m’a pas recruté et quand j’ai demandé ma qualification , la réponse a été : « inscription dans la discipline pas claire » ! J’ai pris ça pour un hommage .
Passons aux questions plus générales , sur le propos du livre . Après avoir travaillé sur Bentham et la théorie des fictions , j’ai fait un détour par l’histoire de la sociologie française et allemande , pour montrer comment les sociologues ont été confrontés à une re-définition de l’homme et de la société .
Ce qui fait l’unité de la sociologie, c’est d’être confrontée à une anthropologie comme discours sur l’homme : une sorte de défi . Et leur réponse a été la construction d’un autre discours sociologique qui était une réaction et une résistance à ce qui s’était produit au 18ème siècle . Car ce qui s’est produit , c’est quelque chose d’encore actif aujourd’hui . Au 18ème siècle , il y a eu eu re-définition de l’homme comme homme économique . Ce n’est pas l’homo economicus , notion qui date de la fin 19ème , comme bout d’humain fonctionnant dans la sphère des échanges . Il ne s’agit pas de cela . Le titre de mon livre prête à confusion .
L’homme économique , c’est l’homme complet , c’est l’homme de l’existence toute entière , l’homme de tous les compartiments et de tous les domaines . Ce qui s’invente au 18ème siècle , ce n’est pas l’homme seulement du marché au sens de Adam Smith , c’est l’homme qui dans toutes ses actions , dans tous les rapports qu’il entretient avec autrui et avec lui-même , est commandé par une certaine économie .
Vous avez eu raison de citer la phrase introductive de Bentham , à son introduction du principe de morale et de législation . Ouvrage tout à fait fondamental qui explique dans les années 1780 que , aujourd’hui on a à faire à un autre homme , gouverné par le maximum de plaisirs et fuyant la douleur . Bentham est un juriste et se demande comment gouverner un tel individu .
Voilà la grande question du 18ème siècle . Et Foucault a indiqué des pistes essentielles , le Foucault , moins de « surveiller et punir » , que celui « de la naissance de la bio-politique » . Ouvrage fondamental pour comprendre ce qui aujourd’hui nous arrive . Le titre n’est pas clair . Il est déjà une histoire du neo-libéralisme. Foucault fait le rapport entre Bentham , la gouvernementalité qui s’invente avec Bentham et ce qui va se produire dans les années 70 .La question , c’est comment gouverner un homme qui est lui-même gouverné par le plaisir et la peine . Les recettes , remèdes et discours sur la souveraineté , l’affrontement de la volonté des sujets et du souverain , ça ne marche pas , car l’homme obéit d’abord à ses intérêts .
La grande question , c’est comment orienter de l’intérieur les choix des individus ? Comment s’insinuer dans son calcul ? par quel dispositif , par quelle administration des choses , par quel arrangement va-t-on pouvoir le guider aux fins souhaitables . Voilà la question qui se pose au 18ème siècle .
Foucault converge longtemps après . Bentham est le grand ethnologue de cet arrangement qui permet de gouverner l’homme économique . Il n’est pas seulement le théoricien des fictions Cet homme économique , j’ai essayé d’en faire l’histoire . Bentham est un point d’arrivée .
Il y a des moments essentiels , des ruptures dans l’histoire . Ce sont des travaux déjà faits par d’autres , notamment sur les ruptures dans le domaine religieux . Il y a des grands moments : le 17ème siècle est un moment essentiel . Les travaux de Bénichou sur les morales du grand siècle , des auteurs comme Nicolle avec ses essais sur l’amour propre et la charité sont de très bonnes lectures où on apprend la question de la main invisible, la question des intérêts . Ce n’est pas une invention de Adam Smith : c’est quelque chose qui vient très tôt et de milieux très éloignés de l’économie politique . Un de mes propos , c’est d’enlever aux économistes leur propriété , ce qu’ils croient être leur bien propre , c’est à dire l’invention de cet homme économique .
L’économie politique , comme science , spécialement au 18ème siècle , s’est construite sur un discours de l’homme beaucoup plus vaste , de juristes , jansénistes et bien d’autres , augustiniens , calvinistes , Mandeville et Bayle . Que dire ? Simplement que j’essaye de montrer que s’est inventée une nouvelle figure de l’homme , entre le 18ème siècle et le 19ème siècle et que cette re-définition de l’homme a été diffusée , a eu des effets en philosophie ( écossaise notamment ) , avec toute la complexité de cette philosophie , où se mêle , cette re-définition et la réaction à cette re-définition .
Des économistes comme Adam Smith ou Ferguson , qui sont des auteurs qui disent , à la fois , que nous sommes dans une société civile qui se définit par un ordre spontané des intérêts , et en même temps sont très choqués et essayent de trouver d’autres ressources que cette définition. L’opposition est constitutive à la définition de l’homme économique . Dès le départ , des objections apparaissent , ce qui fait de l’homme économique ,non pas simplement l’affirmation d’un dogme , mais un vrai champ de luttes très polarisées avec des réactions bien connues comme celle de Kant , à la fin du 18ème siècle . Kant , qui en matière d’éthique est celui qui essaiera , avec des moyens originaux ,de réagir à la re-définition de la morale à partir de la sensibilité humaine .
Quant à la question sur le rapport au marxisme . Je n’ai pas du tout l’intention de rentrer dans ce débat sur la primauté de l’économie sur la formation culturelle . J’essaye d’éviter ce débat , ce qui est venu avant , et après . J’essaye , précisément d’être marxiste .Que dit Marx ?
Il explique qu’avec la capitalisme c’est un rapport social , un rapport d’homme à homme , un rapport d’utilisation , qui se met en place . Cela prend la forme de l’exploitation dans ce rapport . Mais plus généralement , dans le rapport d’échange , on a à faire avec des individus qui se présentent comme des porteurs de valeurs d’échange et qui sont marqués par le fait que leurs rapports sont des valeurs d’échange . C’est ce que Marx montre dans « le capital ». Forme de rapport social qui s’accompagne d’un discours social sur le rapport . Ce qui est important c’est de montrer que la naissance du rapport social d’utilité , et , le discours de l’intérêt , qui met en avant le moi intéressé , sont contemporains l’un de l’autre , et vont de pair .Il est impossible de penser le rapport social capitaliste , sans penser le discours qui se met en place , en se frayant une voie et en brisant les digues , c’est à dire un discours anthropologique . Je parle de logique normative . Les fondements même du discours de l’homme et les fondements de la morale et de la politique , ont changé avec la re-définition de l’homme .
Perspective historique et structurale . Il semble que ce soit la perspective structurale qui vous intéresse , mais ce qui m’a intéressé chez Lacan , c’est justement la perspective historique . Je sais quelque chose qui dessinerait une histoire de l’homme , une histoire du moi . Il y a des phrases étranges chez Lacan qui montraient qu’il n’était pas seulement celui qui pensait en termes de structures éternelles J’ai plutôt repéré quelque chose qui engageait vers une histoire du sujet et des formations subjectives . Dans les « Ecrits » , il indique que l‘utilitarisme s’inscrit dans l’histoire du moi . La question est difficile à articuler .
Quant à l’avenir : vous parlez de barbarie capitaliste . Je ne veux pas vous accabler car vous semblez évoquer le désespoir ! Mais le neo-libéralisme dans tout ça , comment peut-on faire le rapport entre l’invention de cet homme économique au 17ème et 18ème siècles et ce qui nous arrive aujourd’hui . Moi , j’insiste beaucoup sur le « neo » , du neo-libéralisme , c’est à dire qu’il y a du nouveau :le nouveau , c’est que le neo-libéralisme a abandonné un certain naturalisme .
Au 18ème siècle , on pense l’homme selon une évaluation des plaisirs et des peines , et on pense une société comme un ordre spontané et naturel qui fonctionne tout seul .Et le souverain est limité , car il a en face de lui une société qui fonctionne selon des lois naturelles . On pense aussi à une succession des sociétés qui s’enchaînent les unes les autres( on pense à Engel et Marx ). On invente une succession des périodes historiques .
Voilà comment on pense , en gros , au 18ème siècle . Cette idée est centrale dans le libéralisme . Mais le neo-libéralisme est très différent sur un point , car c’est une construction . C’est un constructivisme . On sait que l’ordre du marché n’est pas donné dans la nature . On en a eu bien des exemples quand en 1930 , on ré-invente les fondements du libéralisme et qu’on l’appelle neo-libéralisme . Sauf quelques exceptions du côté des autrichiens . Le grand changement , c’est de dire , l’ordre du marché sera le produit d’une construction éthico-politique . Nous allons soumettre l’ensemble de la société , en commençant par les institutions , à des normes de marché . Ce n’est pas pour faire progresser le pur marché , le produit de la vente et de l’achat des services payants . Ce serait trop simple . Malheureusement , une partie de la gauche anti-libérale, croit encore que le neo-libéralisme , c’est la marchandisation qui progresse , en ce sens , que de plus en plus d’activités tomberaient sous le registre de la marchandise .
Mais c’est beaucoup plus profond et beaucoup plus grave . C’est l’ensemble de la vie qui doit être soumise à une certaine norme qui est celle de la concurrence et relève d’un modèle qui est l’entreprise . Si l’on ne comprend pas que l’ensemble des individus , que l’homme , doivent se conformer , se former comme entreprise , de même que l’ensemble des institutions à commencer par l’état , on ne comprend pas ce qui se passe . Et ça , c’est nouveau .
On n’est pas dans le problème du 18ème siècle qui se posait la question des limites du souverain . Désormais , on ne se pose pas la question des limites du souverain . C’est en ce sens que l’on n’a plus à faire au libéralisme classique . Nous avons à faire à une application universelle de la norme de la concurrence comme principe qui doit régir l’ensemble des rapports humains . Cela signifie que les psychanalystes sont concernés . Car vous fonctionnez dans des rapports d’exception à cet ordre concurrentiel . Et en institution , vous êtes confronté à la quintessence de ce qu’on appelle aujourd’hui , le nouveau management publique , la nouvelle gestion publique , dont le triptyque est , fixation des objectifs , évaluation quantitative , et système d’incitation , c’est à dire système de punition et de récompense . Quand je dis psychanalyste , comme « résistant » , je me suis dit : enfin ils rentrent dans le combat ! !
Pour terminer , il s’agit d’une transformation de l’Etat , c’est à dire qu’il n’est plus seulement celui qui met en œuvre un ordre concurrentiel dans la société ; il s’applique à lui même ce principe de concurrence , le tout surdéterminé par un ordre concurrentiel mondial . Ce qui se passe depuis 25 ans , c’est la construction d’une norme de concurrence généralisée , pas seulement entre entreprises et oligopoles . C’est la concurrence généralisée des institutions et des systèmes sociaux , en particulier des systèmes de protection sociale . Ce système de concurrence instauré par les états , revient sur l’état lui-même et pousse l’état à se transformer . C’est bien ce qu’on entend tous les jours , sous les termes de , « … l’adaptation à la mondialisation … la réduction des dépenses publiques … la transformation des modes de gestion… » , à l’imitation du secteur privé .
Donc ce qui est nouveau , c’est le fait que , au coeur de l’état , il y a cette logique de la concurrence , ce qui fait qu’on ne peut plus fonctionner sur le mode de la démocratie du régime libéral à l’ancienne , tel que Marx le dénonçait , c’est à dire , avec la dualité entre le citoyen et le bourgeois , entre le consommateur et le citoyen qui vote et participe à la définition du bien commun .
Sur la question juive, Marx est très clair . Il l’a tiré de Hegel . Il y avait 2 hommes en quelque sorte . Cette dualité , elle est finie . La démocratie libérale , est finie . Nous ne reviendrons pas en arrière , dans cette dualité où nous fonctionnions , d’une part ,dans un régime de citoyenneté , et d’autre part , dans l’ordre des intérêts privés . Cette dualité structurante depuis 3 siècles est aujourd’hui absolument condamnée par le neo-libéralisme . On aura bien des résistances qui diront qu’il faudra sauver la citoyenneté à l’ancienne , qu’il faudra rétablir l’état , et en France , ces discours sont alimentés par une riche tradition historique . La question qui se pose et est absolument stratégique . C’est une question qui est la votre aussi . Si nous pensons , que nous sommes passés outre le régime de la démocratie libérale, comment lutter aujourd’hui avec l’homme/entreprise , avec l’état/ entreprise , avec le tout entreprise dans lequel nous sommes tous obligés , en tout cas invités à fonctionner .
Voilà les questions que j’ai voulu poser à la fin de mon ouvrage .
Jacques Podlejski.Relance de la question posée par S.Duportail : l’adhésion à la fiction dont se supporte le système libéral se trouve compromise par la disparition de la promesse de bonheur , soutenue jusqu’aux 30 glorieuses , puisque la notion de progrès social n’est plus crédible et que le paupérisme se développe . Concomitament , il y a eu réduction des dépenses publiques et sociales . Il y a crise structurelle du capitalisme . Il y a Sarkozy mais il y a aussi crise énergétique , environnementale . Il y a la résistance qu’on peut opposer , mais on manque d’outils conceptuels pour proposer autre chose . Le retour à la démocratie libérale est impossible ; Il faut donc inventer quelque chose , et c’est à commencer par une élucidation de ce qui se passe .
J’aimerai vous dire un passage d’une lettre de Godel à … , cité par Cassou-Noguès :« j’ai prouvé qu’un système d’arithmétique complètement formalisé , est , ou bien , inconsistant , ou bien incomplet . De même on peut s’attendre à ce qu’une société sans liberté aucune , c’est à dire , procédant en tout selon des règles strictes de conformité , sera dans son comportement , ou bien inconsistant , ou bien incomplète , c’est à dire incapable de résoudre certains problèmes d’importance vitale ; car l’incomplétude peut mettre en danger la survie , dans une situation difficile . » .
Peut on se demander si cette tendance hégémonique du discours libéral qui veut éradiquer les interstices qui pouvaient subsister , et dont la psychanalyse est un exemple , ne porte pas en germe son propre effondrement .
Christian Laval.Je ne veux pas vous accabler . Mais ce qui est lié dans le neo-libéralisme , qu’il faudrait appeler la rationalité neo-libérale ; il y a une large part d’aveuglement , c’est évident . On a à faire à un discours clos sur lui même : exemple : réformes de la fonction publique , ou des institutions . Vous voyez à quel point ce discours clos vient saisir les individus et essaye de les faire fonctionner dans un système d’évaluation . Et le pire est à venir , quand on commence à demander aux gens de définir eux-mêmes les critères sur lesquels ils peuvent être évalués . On commande leur consentement , leur subordination , leur assujetissement , jusque au point de les faire producteurs des outils d’évaluation qui se retourneront sur eux . J’ai dit tout à l’heure que l’utilitarisme essaye de définir un gouvernement de l’homme en entrant dans son système de choix , mais il y avait quand même à l’époque un système juridique qui n’était pas défini par chaque individu . En effet , les crises financières , qu’on voit aujourd’hui , la crise écologique , tout nous indique que le système se casse la figure , ou peut dérailler .
Néanmoins , J’attends de votre part des indications .Au fond , jusqu’à quel point un tel système peut-il transformer les gens et les faire adhérer , justement ? La question est essentielle . Jusqu’à quel point dans une institution , dans une entreprise, dans un système politique , transformé en entreprise , en « corporate state » , les gens peuvent-ils fonctionner , se transformer eux-mêmes , ce qui ferait que les sorties possibles de cette logique normative seraient fortement compromises . Quand je parle de l’accablement , je n’ai aucune réponse . C’est une question que les psychanalystes peuvent aborder avec plus d’outillage qu’un historien des idées .
J.Lelièvre.Vous reprenez une formulation de Marcel Mauss , avec l’homme-machine d’aujourd’hui , la machine à calculer … Il y a quand même quelqu’un qui fait objection à ça , c’est le prolétaire qui ne peut pas être la machine à calculer . Même ici aujourd’hui , il reste une certaine hétérogénéité , mais après je partage un peu votre angoisse , par rapport à la possibilité de sortir et arrêter d’être machine à calculer . Il faut sortir du système , de la société , presque fonder une société parallèle , ce qui semble un peu fou .
Guy Duportail.Question qui prend sa source dans Bentham , comme contrepoint , comme une fracture , une résistance qui irait jusqu’à Habermas . C’est à dire qui viserait une autre forme de rationalité que celle de la concurrence ; une psychologie de la raison qui pourrait s’incarner historiquement , dans des espaces publics , dans des espaces de discussion , comme celui d’aujourd’hui , et avec l’idée d’un agir communicationnel , qui reprend la raison Kantienne , en lui donnant une source sociale , au sens du café , de l’espace de discussion .
Ce sont aussi des espaces publiques de rationalité par la discussion . Donc , 1ère chose , il faut toujours créer des consensus ( pour reprendre le terme de Habermas ) pour avoir l’adhésion de gens . C’est à dire que si on transforme les institutions , pour que le neo-libéralisme obtienne l’adhésion des gens , il faut avoir l’adhésion des gens , c’est à dire qu’il faut avoir une politique de langage , c’est à dire qu’on s’adresse aussi à des sujets . Ce qui peut faire espérance , c’est qu’on ne peut avoir l’adhésion , que d’un sujet .
Donc , la concurrence , c’est une norme , mais il faut y croire . Donc il faut avoir une fiction , et il faut créer du consensus . Est ce qu’il peut y avoir une domination sans communication , et sans consensus pathologiquement extorqué , c’est à dire un faux consensus ( « on se fait avoir » ) . Mais le propre de l’espérance , c’est qu’il y a une puissance critique de la discussion . Il y a aussi la recherche d’un autre rapport à la vérité du sujet , à la vérité du langage , qu’on appelle aussi l’éthique du désir . Quelle est ton analyse de ces contre-pouvoirs de la parole ? Au fond ,le neo-libéralisme peut il faire l’économie d’un consensus ?
Christian Laval.Sur la question des résistances : en fait , « la ligne de fracture » , c’est une expression forte . Dès le départ , l’objection , à l’intérieur même des auteurs étudiés , c’est à dire le principe d’hétérogèneité , le principe de division , est quelque chose de fondamental . On peut toujours essayer de ramasser , de rassembler les propositions , l’ensemble des éléments qui constituent ce discours anthropologique sur l’homme . Mais en même temps , et ce sera l’objet d’un autre travail , c’est essayer de voir que les objections apparaissent .
J’ai cité Kant , Adam Smith , Ferguson . Au fond , on pourrait citer tous les auteurs , Bentham lui même . On peut dire que la théorie des fictions est une objection à la logique de l’utilité . Comment Bentham voit-il les choses ? Après avoir défini l’homme comme être intéressé , gouverné par l’économie des plaisirs et des peines , il s’aperçoit que , pourquoi depuis des siècles et millénaires , il n’en n’a pas été conscient ? Pourquoi n’a t il pas compris sa véritable nature ? Et pourquoi les systèmes politiques et juridiques ont ils trahi cette nature de l’homme ? C’est à ce moment là qu’il se dit que l’homme a été gouverné par des fictions , et des mauvaises fictions , les fallaces . Ce sont des mots , des phrases , des stéréotypes qui ont fonctionné comme des normes qui relevaient d’un politique du langage . C’est à dire que les dominants étaient des manipulateurs de mots et de langage , qui ont trompé les individus sur ce qui les faisaient fonctionner .
Bentham arrive , et se propose comme le grand réformateur de tous les systèmes institutionnels en écrivant aux tsars … à tout le monde , en proposant un nouveau code et avec un idée fondamentale , qui est justement une politique de la langue . Politique de la langue , qui dit quoi ? Que si nous voulons que l’homme soit vraiment gouverné par l’utilité , il faut changer les mots , il faut transformer le langage , il faut faire en sorte que les mots soient en quelque sorte , neutres . Car tous les mots sont des jugements de valeurs et portent des choses condensées par l’histoire et surtout , sont des condensés formatés par les oligarchies dominantes . Ce sont les oligarchies dominantes qui ont trompé le monde . Et à ce moment là le malheur arrive . Donc , changeons la langue et réformons l’outil de la réforme , c’est à dire faisons en sorte que des gens fonctionnent à la récompense et à la punition .
J’ai parlé tout à l’heure du nouveau mode de gestion public . Cela a une histoire dans l’économie politique libérale , mais s’enracine chez Bentham lui même Car Bentham a écrit une théorie des peines et récompenses . Sa théorie est en grande partie consacrée à la façon de gérer les agents publics et on y retrouve le principe de surveillance générale , le principe panoptique . Pourquoi ? Car dans un monde de l’intérêt , ce qui fonctionne , c’est la méfiance . Il n’y a pas pas de confiance possible . Tout le monde est trompeur , tout le monde trompe tout le monde . Dans les institutions , tout ce qui repose sur la confiance doit être éliminé .Il n’y a plus de valeurs collectives , de confiance professionnelle , il n ‘y a pas de sens de l’intérêt général . Ce sont les mauvaises fictions, les fallaces , qui empêchent et sont des freins à l’efficacité .
Donc , changeons la langue . Parlons d’évaluations , d’objectifs quantifiés . Quoi de plus simple : on fixe à chacun un objectif quantifié à atteindre , avec toute l’objectivité scientifique qu’est supposé avoir cet objectif quantifié ; évaluons les résultats et les performances avec des outils parfaitement neutres et d’une technique éprouvée , et puis , récompensons l’individu en monnaie sonnante et trébuchante . Telle est la langue de la monnaie , et des marchandises à l’intérieur des institutions .
Alors , quelle place pour la coopération , la communication … etc ? mais aucune place , aucune place officielle ! Il n’y a que de la concertation , qui a remplacé la négociation . Concertation , ça veut dire qu’il n’y a plus d’opposition . Ca veut dire que nous agissons de concert . Que demande aujourd’hui le gouvernement à des syndicats qui n’auraient pas plié complètement ? On leur demande une concertation , c’est à dire d’être d’accord . Il n’y a de place que pour l’accord , sinon vous êtes fou , archaïque … C’est une logique extraordinairement violente . Alors la coopération , la communication , le regroupement et la conscience collective , devront se ré-inventer ailleurs . Elles n’auront plus de place à l’intérieur du système .
Depuis 1945 , depuis que les démocraties libérales s’étaient socialisées , c’est à dire avaient construit cet étage de la citoyenneté sociale , on avait construit avec le programme de la résistance , on avait construit un système qui laissait la place à l’intérieur , même si limité , au moins à des formes d’opposition , de conflits reconnus . Ce qui se produit aujourd’hui , c’est la fin de toute opposition à l’intérieur des systèmes institutionnels et politique . C’est l’adhésion obligatoire à la logique normative . Je n’ai donc pas de réponse , car ce que je crois savoir , c’est que les formes d’opposition seront plus violentes , plus risquées et peut-être plus extrêmes ,. Je le vois dans le milieu syndical : il y a du désarroi . Car les syndicats voient que les règles du jeu sont changées . Ils ne se l’avouent pas , sinon ils prendraient conscience de la lutte à mort engagée aujourd’hui . La lutte à mort , c’est à dire qu’en face , il y a des gens qui ne vous laissent plus de place , qui ne vous reconnaissent pas comme une opposition légitime , qui attendent de vous une pure , simple et complète adhésion aux objectifs . Les syndicats ont énormément de mal à reconnaître l’engagement de cette lutte à mort qui met en cause l’ensemble de leurs fonctions . Il y a des formes d’opposition qui peuvent commencer à apparaître sur des bases différentes . Le terrain de la résistance et du combat a changé depuis 10 ou 15 ans . Ca s’est déjà vu ailleurs , dans les pays qui ont le plus avancé dans cette voie .
Bernard Pitou.C’est difficile de ne pas être d’accord . Mais pour moi la concurrence générale , c’est un euphémisme pour dire la guerre de tous contre tous . Au niveau des solutions , j’ai trouvé chez Badiou , quelques éléments , donnant du courage . Il nous dit , citant Lacan , élever l’impuissance à l’impossible , de façon à ce qu’on ne puisse pas être emporté par ce discours ambiant .
Michel Mesclier.Pour dire qu’il est possible de résister , de manière différente . Nous ne sommes plus en position d’avoir une quelconque stratégie . Mais au niveau tactique , il y a encore des possibilités de manœuvre . Je vais donner un exemple . J’ai travaillé pendant 30 ans dans un CMPP, qui était par chance orienté par la psychanalyse . Il y a 3 ans , ont déboulé les évaluateurs , un discours étranger , des termes inaudibles , une idéologie totalitaire . Les enseignants détachés qui dirigeaient cela ont adhéré tout de suite . Mais ils ont laissé prendre position . Et nous avons pris la place , joué le jeu . C’est à dire que nous avons introduit dans ces processus d’évaluation des termes absolument incompatibles avec l’évaluation . Par exemple , on a introduit les termes de « sujet de l’inconscient » , de « sinthome » , de « résultat non prédictible » . C’est passé ! ! Et tout ça car on a fait jouer la logique interne , en disant « nous sommes logiques avec nous-même . Cette institution est orientée par la psychanalyse » Cela fait que cette évaluation a été d’une certaine inocuïté . Cela a même été source d’un certain nombre d’échanges . C’est pour dire que tout n’est pas désespéré .
