24 mars 2007
Lors du Midi-minuit 2007, Catherine Millot fut invitée avec quatre autres auteurs à propos de son livre La vie parfaite, Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum. voir
Bernadette Etchevery en fut la lectrice et Pascale Macary la présidente de séance. Maryse Trinh-Van en a fait un résumé préparatoire à la journée.
Maryse Trinh-Van : résumé.
Trois destins de femmes et leur confrontation radicale à l’inexistence de l’Autre. C’est un long voyage où l’on est convié vers la « vastitude », pays d’une liberté nouvelle. Celle qui ne se conquiert pas par la bataille mais plutôt en creusant la passivité jusqu’à ce qu’elle se renverse.
Ces trois femmes, Jeanne Guyon, Simone Weil et Etty Hillesum ont en commun l’ abandon de leur moi , le refus de l’égoïsme ordinaire vulgaire. Aussi acceptent-elles l’expérience du détachement pour franchir le miroir, celui de l’ouverture à l’espace du monde.
Cette traversée interroge dans le destin de ces trois femmes – deux sont contemporaines- la découverte d’un amour qui ne relève plus de l’objet, dès lors que la moi a perdu sa réflexivité. Une expérience sans salut, sans dieu, un abîme pour rencontrer « la chose, le réel, l’extase de la réalité amovible dans le vide, le rien ».
Ce livre nous enseigne « que l’au-delà du fantasme qui permet un rapport au réel dénudé, est peut être le fantasme de l’auteur. Le fantasme serait un prisme qui s’interpose entre nous et ce qui est ». L’auteur C. Millot laisse à la traversée du fantasme, son statut de fantasme mais elle lui donne un avenir : devenir une pulsion à l’état pur où « l’on est agie par la volonté de dieu », ou par « le désir inconscient articulé à la loi dans sa dimension pulsionnelle », au choix selon l’histoire ou la politique.
La vie parfaite traite de la question du politique dans un monde où le moindre symptôme de souffrance tend à être réduit avec la chimiothérapie. La colonisation par une éthique gestionnaire de notre époque montre un refus d’accepter la dimension humaine de la souffrance. Là où l’analyse nous enseigne qu’il ne faut pas résister à notre souffrance ou à celle de l’autre, Jeanne Guyon répond qu’on ne souffre pas si on ne résiste pas, que la souffrance se cerne dans la résistance.
Si la mystique est un accès vers la spiritualité dans le rien, la nuit, le vide, le silence, le détachement – à différencier de l’indifférence- elle serait un moyen d’approcher le sens de la réalité. La mystique devient ici une question politique, une politique où l’on fait fi du pouvoir, un moment de silence pour arrêter le discours… celui des hommes politiques : S’ils devenaient quiétistes, que vaudrait leur discours électoral ?
… Si la mystique est n’est ni une affaire orgastique, ni l’ambition majeure de l’abstinence, de quoi s’alimente l’énergie de sa pulsion ?
Pour l’auteure le désir s’accomplit en plénitude, la plénitude relance le désir, comme si le désir rejaillissait de la jouissance comme une sorte de spirale où il n’y aurait plus d’opposition entre désir et jouissance : « Désir de faire désir dans la satiété et satiété dans le désir ». L’oxymore unit les contraires au désir de jouissance du féminin.
L’ascèse ici vise à l’indifférence, essentielle à franchir la barrière du principe de plaisir pour s’installer au-delà. Dans le sens de l’illimitation : sortir d’un enfermement psychique ordinaire, s’affranchir du principe de plaisir, rencontrer un réel inédit, à construire pour chacun. C’est l’invitation à laquelle Catherine Millot nous convie.
Bernadette Etchevery ; lectrice
Depuis que Jacques Lacan a ouvert la voie de l’au-delà du phallus pour approcher la question de la jouissance Autre, non phallique qui s’éprouverait mais dont on ne pourrait rien dire parce que hors signifiant, les psychanalystes n’ont cessé d’explorer cette voie pour en percer les mystères, en dégager les coordonnées et en tirer les conséquences possibles quant au lien social.
C’est un point d’interrogation qui clôt votre livre et il concerne cet enjeu .
Cette jouissance dite féminine n’a rien à voir avec la féminité dont la mascarade a le plus grand rapport avec le phallus. Les femmes n’en ont pas le privilège car elle n’est pas affaire de sexe biologique et ces dernières pas moins que les hommes s’en défendent.
Le chemin pour y accéder ne relève pas d’un choix volontaire. La voie mystique en est un. Il n’est certainement pas le seul et sa temporalité et ses issues sont imprévisibles.
Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum : 3 femmes, toute les trois laïques, 3 mystiques. Des points communs qui ne gomment en rien leur singularité. La grâce de votre style et la richesse et la pertinence de votre lecture clinique en font des figures emblématiques « de réalisations subjectives exceptionnelles ».
Voici ma première question :
Pourquoi avoir choisi ces femmes ?
Auriez-vous par ailleurs à l’esprit un exemple d’homme dont vous auriez-pu faire de la même façon une figure emblématique de réalisation subjective aussi aboutie ?
Les questions suivantes concernent Simone Weil avec laquelle, dites-vous, vous avez souffert . Vous parlez même de naufrage la concernant.
L’effacement du moi fait partie du chemin de ces 3 mystiques.
Mais on dirait que Simone Weil s’est consumée, dévorée par la passion de la vérité et de la justice sans parvenir à trouver le débouché sur cet espace qui mérite le nom de vie parfaite.
Page 254, vous évoquez le trajet de la pulsion pour éclairer la différence de débouché chez chacune d’elles.
Le trajet de la pulsion, chez Simone Weil reste dans la voie réfléchie comme si le frayage qui aurait permis à la pulsion de passer de la voie réfléchie à la voie passive n’avait pas pu se faire, tandis qu’il s’est réalisé chez Jeanne Guyon dont la pulsion –je vous cite- jaillit comme l’eau des torrents. Quant à Etty Hillesum, « de grande avide, elle devient : donatrice. »
Vous avancez une explication en disant que Simone Weil n’a pas su se séparer de ses parents assez tôt.
Ma question est donc :
qu’est-ce que ça aurait été se séparer d’eux ? Est-ce le fait de ne pas les accompagner aux U.S.A ou bien les a-t-elle accompagnés justement, cédant ainsi sur son désir qui manifestement la poussait ailleurs parce que la question de la séparation pour elle restait encore en suspend ?
Continuons un peu avec Simone Weil.
Dans votre livre, on repère bien la rencontre qui a enclenché le procès de transformation chez Etty Hillesum et jeanne guyon.
Pour Jeanne guyon, c’est une parole incarnée par un religieux qui a eu valeur de rectification subjective. Face à la plainte qu’elle lui adressait, il répondit : « C’est, madame, que vous cherchez au dehors, ce que vous avez au-dedans… » Bascule dans la rentrée en soi …La sortie, du reste sera aussi ménagée par une parole. Deux paroles donc qui ont valeur d’acte, au sens analytique.
Pour Etty Hillesum, c’est la rencontre avec Julius Spier et l’amour de transfert passionné qui suivit. Peu importe les « failles » du thérapeute. Elles permirent à Etty de faire tomber l’idéal et une fois le A barré, la voie du large était ouverte. Par ailleurs, la lucidité de la jeune femme par rapport à la barbarie du temps, nous étions en 1941, a peut-être alors joué comme un accélérateur.
Chez Simone Weil, on ne repère pas de façon nette en tous cas, de rencontre qui fasse vraiment date pas plus que de parole incarnée qui fasse coupure. Quant à une quelconque direction spirituelle, elle dit : « Quant à la direction spirituelle de mon âme, je pense que Dieu l’a prise en main dès le début et la conserve. »
Pensez- vous que le destin de S Weil aurait pu être infléchi différemment s’il y avait eu rencontre, à condition bien entendu qu’elle ait consenti à adresser une demande qui serait passée par un Autre ? Pensez-vous que cette rencontre aurait pu avoir une fonction de séparation ? Au sens ou Lacan en parle, au séminaire onze. (se-parere.)(p194)
Pour terminer, je souhaiterais aborder une dernière question qui me tient à cœur . Votre livre commence par ce premier paragraphe : ( Lecture du paragraphe) et se termine par celui-ci (lecture du dernier paragraphe).
Le destin de ces femmes en fait 3 grandes subversives. Aucune des trois ne s’est laissé rebuter par l’os du réel.
En ce qui me concerne, j’ai été très sensible dans ce beau livre à l’accent que vous mettez sur la qualité de leur présence au monde, à leur époque et aux autres à laquelle les a amenées et tenues leur expérience mystique.
La lecture clinique que vous faites n’est pas sans nous faire penser à certains effets produits par le procès de transformation subjective que constitue une cure analytique orientée par le réel. Ce n’est pas sans effet sur le lien social.
De cela , chacun peut en témoigner au un par un. Mais ma question a une portée collective plus large :
Pensez-vous que le discours analytique puisse constituer un espoir collectif ? ou bien est-il condamné à rester l’apanage de quelques-uns, voire à disparaître ?
Catherine Millot : Merci beaucoup, merci pour votre invitation. Merci pour votre introduction qui pose en effet des questions qui me sollicitent, me suscitent. J’espère que parmi les personnes présentes ici, il y en a quelques unes qui ont lu le livre, parce que c’est vrai que notre discussion suppose que le contenu en soit un peu connu. J’aurais du mal à le résumer. Je vais peut-être reprendre, puisque vous avez eu la gentillesse de m’envoyer votre texte que j’ai pu lire avant de venir et que, bien sûr, je vous ai entendue.
Vous avez pu vous-même noter que ce qui m’a intéressée dans la lecture de ces mystiques, ça n’est pas, au départ, la question de leur jouissance mais celle de leur liberté, ce qui n’est pas pareil. Ce déplacement vient bien sûr de ce que Lacan a pu dire dans le Séminaire « Encore » sur les mystiques. Je dois dire que cela fait très longtemps que je fréquente les mystiques, que je les lis, que je m’y intéresse, dès avant le Séminaire « Encore ». J’avais été amenée à questionner Lacan là-dessus, à l’interpeller, et j’étais arrivée avec un petit livre que je lui avais apporté qui était Hadewijch d’Anvers. D’une certaine façon, dans « Encore », il répond à mon questionnement, à ceci près que j’étais un peu déroutée par la réponse et je me suis dit qu’il avait peut-être répondu sur un versant de la mystique, mais qui n’était pas celui qui m’intéressait le plus.
Justement, Hadewijch d’Anvers est représentative de ce double versant puisqu’en effet elles sont deux. En effet, il y a un seul nom pour deux personnes. Ce sont, d’abord, Hadewijch d’Anvers un, qui est une mystique des noces, des fiançailles, mystique des noces à laquelle participe Thérèse D’Avila , et puis il y a une autre mystique : Hadewijch d’Anvers deux, qui est manifestement dans la ligne de Maître Eckhart, c’est-à-dire dans la ligne de la mystique spéculative. Mon questionnement sur la mystique était plutôt sur ce versant-là, parce que ce que Lacan dit dans ce Séminaire, concernant Thérèse D’Avila, pointant du doigt la statue de Bernin où elle se trouve transpercée par la flèche de l’ange, cela ne me semblait pas énigmatique du tout et lorsqu’il dit « ce n’est pas une affaire de foutre », on avait quand même envie de penser que si, cela ressemblait bien quand même à une affaire de foutre et cela n’était pas le versant qui me questionnait spécialement. Si vous lisez Sainte Thérèse d’Avila, particulièrement le passage qu’illustre la statue du Bernin, ça ne fait pas de doute qu’il y a une référence à une jouissance corporelle. Elle le dit elle-même : « le corps ne laisse pas d’y participer beaucoup » dans cette jouissance qui consiste à être transpercée par la flèche brûlante de l’ange. La mystique eckhartienne, c’est tout à fait autre chose qui, pour moi, est beaucoup plus mystérieux, d’abord parce que ça n’est pas du tout du même type. On peut aussi parler d’extase, comme pour toute mystique, mais justement le mot « extase » a changé de sens, c’est-à-dire qu’autant chez Sainte Thérèse d’Avila, et chez d’autres, l’extase veut dire ravissement, perte de conscience, état momentané de jouissance où on est ponctuellement hors de soi. C’est un état qui vous invalide pour ce qui est des activités quotidiennes. De ces ravissements, Thérèse d’Avila a décrit tous les degrés, toutes les étapes, les nuances, de manière extrêmement précise d’ailleurs. Quand on dit que les mystiques sont du côté de l’indicible, il n’y a qu’à les lire pour s’apercevoir que ce n’est pas vrai du tout et que leur description est on ne peut plus précise, c’est-à-dire qu’elle a une précision quasiment clinique. Mais, chez Sainte Thérèse d’Avila, ce qui m’intéressait le plus, parce que, elle, c’est justement quelqu’un qui, comme Guyon, est allée au bout du parcours mystique… Je ferai ici un lointain parallèle avec la fin de l’analyse. On parle de la fin de l’analyse, mais parfois on se demande si vraiment ça s’attrape un jour. Eh bien pour les mystiques, c’est pareil, on peut se demander s’il y a vraiment un bout du parcours ou pas. Sainte Thérèse d’Avila parle de ce bout du parcours, de façon beaucoup moins développée que Guyon, mais elle en parle quand même dans la Septième demeure. La septième demeure n’a plus les caractéristiques des demeures précédentes, c’est-à-dire que justement l’extase a changé de sens. C’est ce que les mystiques appellent une « extase permanente », ce qui veut dire qu’on est sorti de quelque chose, qu’ils appellent « soi », on en est sorti et on n’y revient pas. Comme dit Guyon , on n’en est sorti de telle façon qu’on n’y revient pas « pas plus qu’on ne revient dans le ventre de sa mère ». Donc, il y a quelque chose comme ça, comme une sorte de seconde naissance qui vous projette dans un autre espace que l’espace mental ordinaire. C’est un changement d’espace mental, caractérisé par quelque chose qu’on pourrait situer du côté de l’infini ou de l’illimité et là je pourrais renvoyer à des choses dont parle Henri Michaux, que j’ai évoquées dans Abîmes ordinaires. Cette extase permanente, c’est ce qui intéressait aussi un psychiatre du début du XXème siècle, assez proche de Janet, qui s’appelait Henri Delacroix. Il a écrit un ouvrage intitulé Les grands mystiques chrétiens où il traite de quatre mystiques, quatre seulement, parmi eux Guyon et Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix et Suso.
Je crois qu’on peut dire qu’effectivement, et Saint-Jean de la Croix et Suso ont été jusqu’au bout du parcours et en ont, à leur manière, témoigné biographiquement… Enfin, Saint Jean-de-la-Croix, peu, parce que c’était un poète, sa façon de rendre compte de son expérience était très métaphorique. Voilà pourquoi, ce que Lacan disait sur l’Autre jouissance faisant référence à Thérèse d’Avila – pas celle de la septième demeure, mais celle des demeures antérieures – voilà pourquoi je me disais que ça ne répondait pas à ma question qui concerne cette dimension de l’extase permanente, c’est-à-dire de la sortie définitive. Comme le montre Henri Delacroix, dans son livre, ce qui caractérise cette sortie c’est que, étant définitive, elle est aussi parfaitement compatible avec l’exercice des facultés ordinaires. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de perte de conscience et, au contraire, d’une certaine façon, l’activité quotidienne et ordinaire s’en trouve rendue plus efficiente. Ce dont quelqu’un comme Guyon, mais Thérèse d’Avila aussi témoignent.
Bernadette Etcheverry : Si je peux me permettre, j’ai trouvé très éclairant l’utilisation que vous faites de la topologie concernant de Jeanne Guyon, avec la bouteille de Klein, pour montrer cette sortie définitive.
C.M. : C’est ce qui m’a semblé en rendre compte le plus fidèlement. C’est-à-dire qu’au fond, mon abord psychanalytique de ces personnes, et en particulier de Guyon comme celle qui a eu le parcours le plus abouti, ce n’est pas de faire leur analyse personnelle. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension métapsychologique de la mystique, c’est-à-dire les modifications structurales, la transformation topique. D’ailleurs, quand on dit « topique », on dit « espace ». Au fond, cela rejoint le questionnement que j’ai sur cette affaire d’espace. Espace, dont Guyon témoigne en disant qu’il s’agit d’un élargissement. « Élargissement » étant à prendre dans un double sens c’est-à-dire sortie de prison, pour ce qui est de la sortie de soi, soi étant une prison, et puis aussi « élargissement » au sens d’amplification de l’espace. A ce sujet, je vous signale, parce que ça peut peut-être vous intéresser, la parution récente d’un ouvrage d’un philosophe qui s’appelle Jean-Louis Chrétien, sous le titre La joie spacieuse, essai sur la dilatation. Il fait un historique de la dilatation chez les Pères de l’Eglise, en particulier chez Saint Augustin, comme étant liée à la joie, comme à quelque chose d’à la fois corporel et spatial. C’est assez intéressant, en tout cas au niveau des références qu’il fournit. C’est une constante, il y a un fil, dans l’histoire de la mystique, un fil autour de cette affaire d’espace et d’élargissement de l’espace. Je me suis aperçue que le mot « dilatation », je l’employais une ou deux fois au passage, mais c’est vrai que je n’ai pas centré les choses là-dessus, moi ce que j’aimais c’était le terme de Guyon « le large », voilà, c’était ce terme qui me plaisait.
Vous m’avez demandé « Pourquoi elles ? », vous auriez pu me demander « pourquoi des mystiques ? », mais peut-être, si vous avez lu mon dernier livre, aviez vous déjà la réponse. Effectivement, c’est un intérêt très ancien et c’est à la suite de mon dernier livre que je me suis dit : Tiens quand même, il faudrait peut-être que je retourne voir de ce côté-là. Dans Abîmes ordinaires, j’ai fait référence à des auteurs qui font état de ce qu’on pourrait qualifier « d’expériences intérieures », mais qui étaient tous des athées et des laïcs, non seulement des laïcs au sens de non religieux mais au sens de l’athéisme. C’était par souci de clarté, pour qu’il n’y ait pas de confusion, car mon propos n’était pas religieux. Je trouvais que Dieu était un peu encombrant comme question. Mais ici, je me suis décidée à ne pas me laisser arrêter et qu’il n’y avait pas lieu d’en faire toute une affaire. Après tout pourquoi ne pas le prendre comme un objet de pensée comme un autre… Tranquillement quoi ! Donc, c’est ce que j’ai décidé de faire, de prendre Dieu tranquillement, sans trop de précautions, voire sans scrupules.
Mais alors, pourquoi celles-là ? Cela a été une succession de rencontres. Jeanne Guyon, je ne l’avais jamais lue, elle était déjà dans mon champ par l’intermédiaire de mon ami Jean-Noël Vuarnet, avec qui je partageais cet intérêt pour les mystiques depuis fort longtemps, et qui a consacré plusieurs très beaux ouvrages aux mystiques. Il a écrit Extases féminines ; Le Dieu des femmes aussi, publié par l’Herne, qui est moins connu mais vraiment magnifique, et puis son dernier livre L’Aigle-mère, aussi beau, très épuré, qui est une sorte de fiction sur le fils de Marie de l’Incarnation.1 Jean-Noël Vuarnet est mort il y a dix ans, il s’est suicidé, et d’une certaine façon le fait que mon livre paraisse dix ans plus tard n’est pas un hasard, c’est-à-dire qu’après tout peut-être, y a t-il là quelque chose comme une sorte de commémoration. En tout cas, il y a cinq ans – je ne dirai pas que le projet de ce livre date d’il y a cinq ans – mais c’est il y a cinq ans que j’ai commencé les lectures qui m’y ont menée, c’est en relisant le livre de Jean-Noël Vuarnet, Le Dieu des femmes, particulièrement un chapitre de ce livre, composé uniquement de citations de Guyon sans aucun commentaire, que je me suis dit que celle-là, qui m’était toujours apparue de loin comme une veuve un peu barbante, avait l’air quand même très intéressante, qu’il fallait que j’aille la lire. Je me suis aussitôt embarquée dans cette lecture et comme je suis une grande lectrice – surtout quand je viens d’écrire un livre, l’envie de lecture me prend de façon très intense – du coup, je me suis lancée, j’ai lu Guyon, autour de Guyon, des biographies, etc., sans avoir d’ailleurs, sur le moment, l’idée que j’en ferais quelque chose, mais simplement par plaisir. Et puis, c’est un ami Pierre Pachet, qui m’a suggéré de lire Simone Weil, pensant qu’elle pourrait m’intéresser, ce qui a été effectivement le cas. C’est lui aussi qui m’a conseillé Etty Hillesum, que je ne connaissais pas du tout, Simone Weil, je la connaissais très peu. Donc, ce sont des rencontres, c’est à dire que je me suis prise de passion pour l’une après l’autre. Évidemment, d’avoir fait une trilogie, ce n’était pas pour moi sans rapport avec ma trilogie de messieurs : Gide, Genet, Mishima. Si on peut considérer que dans l’homosexualité masculine, on est du côté de ce que Lacan appelait la « SPP » la Société Protectrice de Phallus, du côté de ces dames, on est dans quelque chose qui serait au-delà du phallus… Bref, cela faisait une sorte de pendant.
Bernadette Etcheverry : Même si Simone Weil, vous le dites, vous a fait souffrir…
C. M. : Ce n’est pas le terme de « souffrance » que j’emploierais, c’est une sorte de chagrin. Elle m’a donné du chagrin.
B.E : Qu’est-ce qui s’est passé ? (rires) Moi, elle m’ a beaucoup intéressée parce qu’il y a quelque chose qui a raté… Cette séparation d’avec ses parents…
C. M. : Oui. En la lisant, il y avait quelque chose sur quoi j’avais fait, sans le faire exprès, une impasse parce que j’avais vu un titre La connaissance surnaturelle . Bon, m’étais-je dit, cela doit redoubler les textes de l’Attente de Dieu3. Je n’ai pas été voir ce texte tout de suite, mais quand j’ai été regarder je me suis aperçue que sous ce titre se dissimulaient les Cahiers de New-York et de Londres et qu’alors là, c’était l’horreur, qu’il y avait, une espèce de vertige sacrificiel qu’il n’y avait pas avant. Quand on lit les Cahiers de Marseille, c’est à dire les cahiers qu’elle a écrit avant de partir pour les Etats-Unis, il y a quelque chose d’assez radieux et épanoui. Ce virage-là m’a complètement saisie et il m’a semblé qu’on pouvait simplement constater qu’elle n’avait pas supporté de quitter la France, comme si elle avait déserté. D’ailleurs elle le dit, justement dans la correspondance, les lettres qu’elle écrivait à Maurice Schuman, on peut aussi trouver cela dans la biographie de Simone Pétrement4, où elle s’accuse de désertion. Alors pourquoi est-elle partie ? Je me suis demandé pourquoi elle n’avait pas laissé ses parents partir pour les Etats-Unis rejoindre leur fils, étant donné que ce n’était pas des vieillards impotents et pourquoi elle n’était pas restée simplement à Marseille où peut-être il lui serait arrivé des choses dramatiques, c’est possible, mais peut-être pas. En plus, c’était quelqu’un de très vif et très astucieux. Elle avait déjà eu des démêlés avec la police de Marseille, elle les avait vraiment tenus tellement intimidés et impressionnés qu’à chaque fois ils la relâchaient. Elle était parfaite dans ces circonstances, à force de détermination et de ne pas lâcher un pouce de sa position. Peut-être s’en serait-elle sortie. Je me suis dit que c’était un facteur personnel, un trop grand attachement à ses parents qui l’avait empêchée de les laisser suivre leur chemin et de prendre le sien. Mais il y a quelqu’un qui m’a fait comprendre quelque chose que je n’avais pas aperçu, c’est Charlotte Sibony à qui j’en parlais et qui m’a dit, « mais tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir des parents juifs… Il ne seraient jamais partis » et effectivement je n’avais pas pensé à ça, qu’ils n’auraient pas voulu la laisser. C’est vrai que quand elle avait eu des ennuis pendant la guerre d’Espagne et qu’elle s’était brûlé le pied dans une bassine d’huile bouillante, ils avaient traversé la France, la moitié de l’Espagne pour la retrouver et la ramener. C’est sûr qu’ils la surveillaient un peu comme le lait sur le feu, car elle était en effet toujours prête à déborder. Charlotte Sibony m’a dit cela après la publication de mon livre, sinon peut-être aurais-je dit les choses un peu autrement. Il y avait quelque chose d’indémêlable dans ce lien. On sent chez elle une grande amertume. Elle réussit quand même à retourner à Londres, mais à Londres, personne ne voulut l’envoyer en mission en France, et c’est là que l’amertume chez elle déborda par rapport à ses parents Elle qui était toujours si retenue, reproche explicitement à son frère de l’avoir fourvoyée. D’autre part, elle dit à ses parents, qui voulaient venir à Londres pour s’occuper d’elle, elle leur dit de façon assez brutale : « Mais si vous ne vouliez pas vous mettre à l’abri, alors, à quoi bon être partis ». Ça n’était pas la peine de venir à Londres puisqu’ils avaient fait le choix d’aller se mettre à l’abri aux Etats-Unis. C’est une personne réelle, elle a été vivante et elle est morte tragiquement. Alors on peut parler d’ « anorexie », moi je récuse ce diagnostic, en tout cas à cette période-là. Elle est morte de désespoir, ce n’est pas tout à fait pareil.
Je vais peut-être poursuivre à propos de Simone Weil, puisque c’est elle qui vous a, d’une certaine façon, le plus retenue. J’ai parlé à son propos d’échec spirituel, en effet, il y a quelque chose que vous soulignez en somme d’un refus, d’une absence d’humilité assez frappante. Alors, elle a fait quelques rencontres, en particulier du père Perrin à Marseille, et elle a aussi connu Gustave Thibon, un écrivain catholique, qui a d’ailleurs écrit de beaux textes à son sujet et qui souligne justement son absence d’humilité. Lui, en tant que chrétien, avait le sens de ce qu’était l’humilité, elle, pas du tout, ça ne rentrait simplement pas dans ses catégories mentales. Et il avait bien noté qu’elle était très soucieuse de s’effacer en tant qu’ego, mais que son moi, s’il était effacé, restait souligné. C’est assez joli, parce que cela évoque ce que dit Lacan sur l’effacement du signifiant et la trace que ça laisse qui a rapport avec l’écrit, la rature. C’était quelqu’un de tellement inflexible, de tellement déterminé à suivre sa route sans s’écarter d’un iota qu’il était impensable qu’elle se laisse guider. Néanmoins, elle avait quand même probablement une attente ou une question, parce que c’est avec une telle insistance qu’elle va voir des prêtres autour de cette affaire de baptême que lui avait suggéré le père Perrin. Il lui avait dit « vous devriez vous faire baptiser » et il avait alors véritablement déclenché un symptôme chez elle. Elle allait voir prêtre après prêtre pour leur demander de lui certifier qu’elle était hérétique ! Il devait bien y avoir dans ce circuit une demande autre, pourquoi pas une demande de secours, surtout à New York, où elle avait continué. Elle disait « je crois que Dieu m’a délégué auprès des prêtres et autres jésuites pour qu’ils fassent une partie de leur purgatoire sur terre à essayer de répondre à mes questions » ! Elle était très provocatrice. Et puis toujours cette insistance qui consistait à dire qu’elle voulait bien se faire baptiser mais à condition que l’Eglise change les conditions auxquelles elle accepte de baptiser les gens, parce qu’elle ne voulait pas faire partie d’un club qui refuse un seul membre. D’ailleurs elle s’appuyait sur le fait que « catholique », cela voulait dire universel, et il fallait quand même être un peu logique ! Voilà le personnage.
À propos de rencontres, on n’a pas l’impression qu’elle ait fait de rencontre décisive qui, comme cela a été le cas pour Guyon ou Etty Hillesum, vienne modifier son parcours. Mais ce qui, à mon avis, vient prendre la place de la rencontre chez elle, c’est quand même l’expérience de l’usine, l’expérience de la guerre d’Espagne, et puis aussi l’expérience de la douleur physique avec les migraines qu’elle avait. L’expérience de l’usine, c’est aussi une rencontre avec des gens qui subissaient les conditions de travail des ouvriers de l’époque. La guerre d’Espagne, c’est aussi la rencontre avec des gens qui tuaient, des gens qui étaient tués, qui mourraient. À la place de la rencontre, ce qui vient chez elle, c’est le traumatisme. Cela a été effectivement quelque chose de déterminant, cela a changé son orientation, et c’est proprement cela qui a été à la source des expériences mystiques qui lui sont tombées dessus. Il y a une expérience de Dieu qui la prend dans ses bras, ce qui paraît un peu enfantin. Et puis, il y a aussi une expérience de transformation de l’espace, c’est-à-dire qu’elle expérimente un espace qui s’ouvre sur un espace, qui s’ouvre sur un espace, qui s’ouvre sur un espace… Une sorte d’espace gigogne qui n’est pas sans évoquer les théories mathématiques qu’elle connaissait par son frère, un grand mathématicien, co-fondateur du mouvement Bourbaki. Elle rattachait, expressément d’ailleurs, l’expérience de cet espace avec le transfini de Cantor. Car elle voulait mettre dans l’expérience mystique la précision et la rigueur de la mathématique, ça n’était pas pour elle le champ du vague. Ça ne l’était pas non plus chez Guyon. Je reprends là ce que je disais tout à l’heure, tout cela n’est pas de l’indicible, mais au contraire très précis, voire rigoureux.
Il y a votre dernière question. Là, je crois que je ne saurai pas du tout y répondre. Vous me demandez « Pensez-vous que le discours analytique puisse constituer un espoir collectif, ou bien est-il condamné à rester l’apanage de quelques uns, voire à disparaître ? » Ça, je dois dire que je ne peux pas répondre à cette question. « un espoir collectif », je ne sais pas. Lacan avait plutôt tendance à le situer du côté du symptôme, un symptôme qui, à ce titre, peut très bien être remplacé par un autre et donc disparaître. À certains égards, la psychanalyse est irremplaçable, mais ça ne veut pas dire pour autant que ça doive perdurer. Ce n’est pas parce que quelque chose est irremplaçable que cela garantit sa pérennité.
Pascale Macary : Avant de passer la parole à la salle, je voudrais souligner deux choses, la première par rapport aux aises que vous prenez avec Dieu, non pas en le jetant par dessus bord, mais en le traitant…
C.M. : Par dessus la jambe…
P.M : Par dessus la jambe…(rires) Cette façon que vous avez de traiter, disons, « légèrement » Dieu … C’est en choisissant ces trois femmes qui ont des dieux fort différents c’est-à-dire qui ont un usage de Dieu tout à fait particulier l’une et l’autre et qui ne sont pas du tout dans les pas de l’Eglise puisqu’elles sont accusées, pour Guyon de quiétisme, Simone Weil a un Dieu qui a des traits de plusieurs, etc. Elles s’inventent chacune un Dieu qui n’est pas celui de l’Eglise, d’ailleurs deux sont hors de l’Eglise comme vous l’avez souligné, puisqu’elles sont juives. D’autre part, ce que je souligne aussi, dans ce rapport à Dieu, c’est quand même Simone Weill qui n’aime pas le Dieu de lAncien Testament, le Dieu de son peuple qui ne fait pas pour elle identification puisqu’elle dit d’ailleurs « Juive, je ne sais pas ce que c’est. »
C.M. : Elle dit « je ne sais pas ce que c’est » au moment où les lois antisémites interdisent par exemple l’exercice d’une fonction publique ou de toutes sortes de métiers, c’est une façon de demander « au nom de quoi ? ». Il y a de l’ironie là-dedans. À cette époque-là, les juifs qui n’étaient pas religieux, qui n’étaient pas pratiquants, considéraient… On a du mal à penser aujourd’hui ce que cela pouvait signifier. Elle était d’une famille athée, d’une famille parfaitement laïque, pour laquelle le judaïsme ne représentait plus grand chose. Alors, évidemment les persécutions les ont rappelés à une identité, mais finalement, une identité produite par les persécutions.
P.M : L’autre chose que je voulais souligner, c’est quand même quelque chose qui traverse vos deux ouvrages Abîmes ordinaires et celui-ci, dont j’ai l’impression que vous faites le centre de la vie mystique ou peut-être de l’expérience poétique, pour le premier, à savoir cette dissolution du moi. Il y a une grande continuité, je trouve, avec ce qui a été dit tout à l’heure par Isabelle Morin sur cette topologie, un effet de la cure analytique, des fins de cure, qui font que le sujet se vit comme topologique, comme une bande de Möbius, sans intérieur, sans extérieur. Il me semble que c’est ce que vous appeliez, dans Abîmes ordinaires, « le sentiment océanique ». Comment parler d’extérieur ou intérieur, puisque c’est dans une continuité ? Quelque chose qui était enfermé dans le moi qui maintenant se détend et passe à l’extérieur et l’extérieur vient à l’intérieur. Il me semble aussi que dans ce genre de changement topique, il y a quelque chose du moi qui en vient, je crois, à être dissous… qui fait des expériences du monde – c’est là où ce sentiment océanique advient – du monde, quand le signifiant n’avait pas coupé le sujet du monde, justement, c’est-à-dire d’un monde qui a beaucoup de couleurs du réel, où le sujet a de grandes joies, de la nature par exemple, je pense à Simone Weil en Ardèche. Toutes les trois, ont des expériences, sans doute serez vous d’accord avec ce terme « océanique » puisque vous l’avez vous-même employé.
C.M. : Oui, mais j’ai envie de le retirer maintenant. Je pense qu’au fond ce n’est pas pareil. Je ne suis pas sûre que cette modification topologique, une certaine abolition de la distinction dedans-dehors, je ne suis pas sûre que cela soit tellement pertinent de l’aborder par cette histoire de sentiment océanique. Je préfère laisser cela à Romain Rolland.
P.M : … et à Abîmes ordinaires aussi… La dernière fois, je me souviens, vous n’étiez pas d’accord avec la jouissance Autre pour qualifier ce genre d’expérience, je crois que cette fois-ci on comprend mieux pourquoi, parce que ce ne sont pas ces expériences d’extase, effectivement, dont Lacan parle dans le XX qui vous intéressent, mais plutôt les expériences du rien, des expériences sans doute d’un vide, mais d’un vide en tant qu’il ne vient pas crever le manque chez le sujet, ce serait comme un vide plein. C’est sans doute ce vide, qui n’est pas rien et pourtant c’est le rien, vous faites référence à la vacuole de la Chose pour parler de cela, et il me semble, je ne sais pas si vous seriez d’accord, il me semble que c’est justement ce rien, ce vide, que les mystiques nomment Dieu.
C.M. : C’est vrai que le parcours de Guyon trouve son terme dans ce qu’elle appelle un « anéantissement », qui est un anéantissement du moi, mais aussi qui est un anéantissement de ce qui reste c’est-à-dire de ce résidu dont elle parle comme d’une sorte de déchet. Elle dit qu’on est réduit à une sorte de pourriture et il faut que la pourriture pourrisse jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cendres et puis rien. Elle dit qu’on arrive à ce moment-là, et il n’y a plus rien, même plus de Dieu, on est dans le naturel, simplement dans le naturel, « on va, dit-elle à la communion comme à table »… Elle dit ceci : « Et puis, ce rien change de signe ». Ce rien qu’on est devenu, ce rien dans lequel on est, dans lequel on vit, change de signe. Tout d’un coup, il y a un changement de signe qui s’opère, qu’elle date précisément, comme étant lié à une parole, celle du père Lacombe, qui lui dit « ce que vous vivez est de grâce » c’est-à-dire ce que vous vivez vient de Dieu, et c’est à la suite de cela que le jour de la Madeleine, cela change de signe. A ce moment-là, c’est le même rien, le même néant, mais en quelque sorte un néant qui est divinisé. Elle-même d’ailleurs, réduite à rien dans ce néant, est elle-même divinisée.
Je voulais répondre aussi à votre question sur la jouissance Autre. En effet, quand j’ai commencé ce travail, j’ai laissé de côté l’Autre jouissance, mais elle m’a rattrapée. C’est pour cela qu’à la fin, dans la conclusion, j’y reviens, elle est revenue, si je puis dire, elle est revenue justement à partir de Dieu, parce qu’en reprenant toutes les figures de Dieu, telles qu’elles apparaissent sous la plume de ces femmes, j’ai fait une sorte de litanie : « Dieu qui vous prend dans ses bras, dans sa grande main de géant, Dieu les espaces infinis, ceux qui vous effraient et vous accueillent, Dieu les demeures innombrables, Dieu soleil qui rayonne dans la poussière, Dieu nuée émerveillée de nuages, arc-en-ciel sur la boue, Dieu torrent, Dieu océan, Dieu désert, vaste lande, terre vaine, Dieu abîme, Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? Dieu existe-t-il seulement ? Dieu Tout Bien, Dieu libre rien, Dieu tout et son contraire… » Et puis j’ai écrit : « Ce qui se dessine, pour finir, c’est un Dieu baroque, une ellipse à double foyer, Dieu le père qui protège, un peu mère poule, un peu tyran, et Dieu sans Dieu, espace paradoxal. » C’est dans cette duplicité de la figure de Dieu que ce qui m’est revenu c’est, en effet, ce que dit Lacan dans le Séminaire Encore, quand il dit « Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? Comme tout cela se produit grâce à l’être de la signifiance, et que cet être n’a d’autre lieu que le lieu de l’Autre (…), on voit la biglerie de ce qui se passe. Et comme c’est là aussi que s’inscrit la fonction du Père en tant que c’est à elle que se rapporte la castration, on voit que ça ne fait pas deux dieux, mais que ça n’en fait pas non plus un seul ». C’est ce qui m’a relancée du côté de l’Autre jouissance. Et en fait, si on lit Guyon, et si on lit spécialement le débat qui l’a opposée à Bossuet, qui lui disait « Mais enfin, vous ne pouvez pas vous considérer comme chrétienne, si vous ne demandez plus rien à Dieu ; mais enfin qu’est devenu le désir ? Mais enfin, vous dites que vous jouissez de Dieu, mais, attendez ! Vous n’êtes quand même pas encore au ciel ! » Il la harcelait sur la demande, explicitement : la demande, la jouissance, le désir, ce sont les termes qu’il utilisait, et qu’elle utilisait aussi. Elle répond de façon si précise que, du coup, on se dit : voilà quelqu’un qui a su parler de ce que c’est que l’Autre jouissance.
J’ai retrouvé le passage, dans mon livre, autour des pages 98 à 100 où justement, ce que dit Guyon c’est qu’il n’y a pas d’antinomie entre désir et jouissance et elle y insiste beaucoup, en réponse à Bossuet. « En Dieu dit-elle, le désir vient à se confondre avec le jouissance » et il réalise en somme cette aporie – ça c’est moi qui le dit – ce cercle carré d’un désir qui subsiste dans la satisfaction même.. « Si mon amour est en Dieu seul et pour Dieu seul, sans retour sur moi, mon désir est en Dieu seul sans rapport à moi. Le désir en Dieu n’a plus la vivacité d’un désir amoureux qui ne jouit point de ce qu’il désire, mais il a le repos d’un désir rempli et satisfait ». Elle dit ceci aussi : « Les saints dans le ciel désirent toujours Dieu et le possèdent toujours, ce n’est pas proprement un désir de ces choses, c’est un appétit que le bien présent fait naître et qui loin de causer de la peine et de l’inquiétude augmente le plaisir de la jouissance, c’est un avancement en Dieu que le désir des anges, d’où vient qu’ils jouissent continuellement et avancent sans cesse dans la jouissance » Voilà, je trouve que c’est spécialement bien dit et en effet très évocateur des particularités de la jouissance féminine où il n’y a en effet pas d’antinomie entre le désir et la jouissance. Bon, voilà, je me suis trouvée ramenée, et éclairée après avoir renoncé à aborder les choses par ce biais.
J’en ai parlé aussi à un ami qui est philosophe et qui s’appelle Bernard Sichère et qui m’a dit « Mais c’est ça l’épectase de Grégoire de Nysse ». Je me souvenais de cette notion d’épectase comme étant le plus souvent traduite par « désir de désir ». Or il paraît que ce n’est pas cela, que c’est un désir qui est en même temps jouissance et dont la jouissance suscite à nouveau le désir, lequel désir se prolonge en jouissance, et ainsi de suite. C’est ça l’épectase de Grégoire de Nysse, qui est un des fondateurs de la mystique spéculative, la mystique des Ténèbres. C’était un des Pères de l’Eglise dont Guyon s’est autorisée lorsqu’elle a rassemblé ce qu’elle a appelé ses justifications, c’est-à-dire toutes les citations des auteurs mystiques pour montrer à Bossuet qu’elle n’était pas seule de son espèce.
Un auditeur : Juste sur cette question que vous venez de traiter, je me demandais quand même si c’est bien le concept de jouissance lacanienne dont il s’agissait. « Épectase » cela veut dire « extension » en grec, c’est-à-dire quelque chose qui se situe au-delà. Est-ce que ce ne serait pas plutôt une conception de jouissance qu’on retrouve dans L’Éthique ? C’est-à-dire quelque chose de partagé. Et au fond je me demandais si cela avait effectivement un rapport avec l’Autre jouissance ou si c’était… j’ai une difficulté, là… non pas du côté de ce qui serait ineffable, de quelque chose qui serait difficile ou impossible à dire, mais quand même, dans ce passage que vous évoquez, cette continuité, ou en tout cas cette intrication désir – jouissance, ne me semble pas correspondre au concept de jouissance chez Lacan, pas entièrement en tout cas. A moins qu’on prenne effectivement la question de ce qui manque radicalement, de ce qui se vérifie de cette notion dont Lacan parle, du fait que la jouissance manque partout. Le fait qu’elle parle de cette jouissance, mais de quelle jouissance s’agit-il ? s’agit-il de l’Autre ?
CM : C’est une jouissance non phallique. Parce qu’en fait, une jouissance phallique, c’est une jouissance qui est régie par l’opposition entre le désir et la satisfaction. En tout cas ce dont elle parle, elle, c’est d’une jouissance non phallique et c’est à ce titre qu’il me semble pouvoir la rattacher à la jouissance féminine, pour autant qu’elle a ces caractéristiques-là, où il n’y a pas cette opposition, cette antinomie, où elle n’est pas à proprement parler régie par le manque. Effectivement, la jouissance de Guyon n’est pas sous le signe du manque. Bossuet voulait une Eglise qui s’inscrive bien dans un ordre phallique. Il ne pouvait que récuser ce que Guyon représentait. Mais après tout, Bossuet c’était le même combat que ce qui pouvait voir le jour par ailleurs, le cartésianisme, puis ensuite les Lumières. Si madame Guyon a représenté le crépuscule des mystiques, ce n’est pas de la faute de Bossuet, c’était le monde qui était en train de changer, c’était l’avènement du discours de la science et c’est de cela que la mystique a péri.
Une auditrice : Je n’ai pas très bien suivi les différentes formes de mystique que vous avez distingué au début et qui correspondent donc à différentes formes d’extase, de jouissance. Je me demandais si ce que vous venez d’évoquer de Jeanne Guyon correspondait à ce que l’on appelle la mystique spéculative…
C.M. : oui.
L’auditrice : …ou est-ce qu’il faut la différencier de ce que dit Maître Eckhart ?
C.M. : Je la situe dans la ligne de maître Eckhart, mais pour autant aussi que quelqu’un comme Saint-Jean-de-la-Croix s’inscrivait également dans la ligne de la mystique Eckhartienne. La connaissance, la filiation de maître Eckhart passe par les Carmélites. Il y a eu une très grande influence des Carmélites réformées en France au XVIIe siècle qui a fait connaître aussi, à cette même époque, la mystique rhénane. Pas tant maître Eckhart, parce que maître Eckhart avait été condamné par une bulle papale, mais ses disciples Suso et Tauler étaient largement connus dans les institutions religieuses, les monastères et les communautés religieuses. Les disciples de maître Eckhart étaient très lus. Et madame Guyon a eu pour directeur spirituel quelqu’un qui s’appelait Bertot dont on a les lettres qu’il lui adressait qui sont tout à fait saisissantes comme étant représentative de ce courant-là, c’est-à-dire d’un Dieu qui se confond avec le vide et avec le néant, comme on peut lire aussi sous la plume de maître Eckhart.
Une auditrice : Ma question sera plus générale. Freud dit que (inaudible)…. Vous dites que vous êtes Marthe le matin et Marie l’après-midi, je voulais savoir si à la fin d’une psychanalyse il y avait un chemin vers une perte d’illusion (inaudible).
C.M. : D’une part, je crois que le chemin des mystiques et le chemin analytique ne sont pas les mêmes. Mais il peut y avoir des points d’analogie ou des points de rencontre. En tout cas, je pourrais dire que madame Guyon me sert à comprendre des choses de Lacan, quand par exemple, il dit qu’il espère que l’analyse va réussir à engendrer ou à produire des sujets acéphales, je me dis qu’elle donne une petite idée de ce que c’est qu’un sujet acéphale. Et puis, de la même façon… – C’est très lié, en effet, le sujet acéphale et la pulsion – On a l’impression, avec Guyon, que la pulsion est allée se faire façonner du côté de l’Autre, par l’identité du désir et de la loi. C’est une pulsion façonnée par les dix commandements, si vous voulez, donc cela met quelques garde-fous. Ceci dit, il y a quelque chose qui la traverse sans qu’il n’y ait plus l’écran, la résistance moïque. Entre le A barré et le S barré que Guyon est devenue, ça circule sans résistance. Je me réfère ici au schéma L du tout début de l’enseignement de Lacan : la ligne de l’ego, qui s’interpose entre le S barré et le A barré est ici abolie.
Guyon me sert aussi à entendre quelque chose qui m’était toujours resté opaque quand, à la fin du Séminaire XI, Lacan parle de la fin de l’analyse qu’il rattache à la traversée du fantasme et quand il pose la question de ce que devient le désir une fois traversé le fantasme et il dit : « le désir devient la pulsion ». Il me semble que ce qu’elle dit de son mode de fonctionnement dans ce qu’elle appelle « la vie parfaite », peut illustrer ce que c’est quand le désir devient la pulsion. Ce n’est pas la sauvagerie, mais elle témoigne d’une énergie de désir assez exceptionnelle… La pulsion, chez elle cela se voit au niveau de la pulsion orale par exemple. Sa vocation apostolique consiste à se vivre comme une nourrice pleine de lait et qui souffre si elle ne peut pas donner son lait. Il faut qu’elle transmette son expérience pour que d’autres puissent y avoir accès et c’est impératif comme le besoin de nourrir.
Je reviens sur ce que vous avez dit à propos de la pulsion et de la voix passive effectivement parce que je crois qu’elle est sur le versant passif de la pulsion orale au sens du « se faire boulotter », c’est ça qui s’accomplit dans son parcours.
Une auditrice : Il m’a paru en lisant ces trois cas et en particulier celui de Jeanne Guyon qu’il y avait là quelque chose d’une désertion de l’Autre, de ce Dieu d’absence. Et en même temps je me suis posée la question du corps, cet effacement de l’ego cet effacement du moi. Je me suis posée la question du corps en tant que surface d’inscription du côté de la souffrance qui est absolument massive. Il y a quelque chose au niveau du corps qui fait aussi cette existence et qui me semble problématique. Je le poserais peut-être comme c’est dit comme surface non encadrée comme surface illimitée, comme quelque chose d’infini qui ne borde pas. Et à ce niveau-là, je voulais vous demander quelle était la fonction de cette nécessité de l’écrit parce qu’il me semble que dans les trois cas, il y a vraiment une nécessité de l’écrit. Je liais aussi cette question de cette nécessité de l’écrit par rapport à cette surface illimitée… Cet infini, cette infinitude…
C.M. : Vous liez, si j’ai bien compris, l’illimité de la surface à la souffrance physique.
L’auditrice : La nécessité de l’écrit par rapport à cette surface illimitée que devient un corps sans frontière, où il y a quand même, dans tous les cas, quelque chose d’une souffrance massive du côté du corps. Une inscription corporelle.
C.M. : C’est vrai que j’ai tendance à faire un peu l’impasse sur la souffrance physique dans ma réflexion. Parce que j’ai l’impression que, si on prend Guyon, il y a la période ascétique où il s’agit de s’infliger à l’occasion des souffrances. Cela a pour fonction de se frayer un chemin au-delà du principe de plaisir, de franchir cette barrière-là. Autrement, ce qu’elle a souffert c’est aussi ce dont tout le monde souffrait à son époque, c’est-à-dire qu’on attrapait la variole, on était tout le temps malade. Lisez madame de Sévigné, vous verrez, les gens étaient tout le temps malades. Il y a évidemment les souffrances qu’elle a pu endurer quand elle était à la Bastille, bien sûr. Je ne sais pas, c’est vrai que Freud lie le moi à la surface corporelle mais j’ai pour ma part du mal à penser cet espace sans dedans ni dehors comme étant d’ordre corporel, je ne le pense pas comme ça. Qu’il y ait la nécessité d’écrire à partir de là… C’est sûr que c’est une nécessité, chez toutes les trois. J’aurais tendance à penser que cette nécessité s’origine dans l’expérience mystique, pas avec ce qu’elle a d’ineffable puisqu’elle n’est pas ineffable. Elle n’est pas ineffable, mais encore faut-il la dire. C’est peut-être parce qu’elle reste toujours énigmatique, inexplicable, et c’est ce qui fait qu’il y a toujours un reste, elle a quelque chose d’irréductible. C’est peut-être cette dimension de réel, qui excède toujours, qui nécessite l’écrit : la part toujours non totalement symbolisable.
1.Jean-Noël Vuarnet, Extases féminines, Hatier, 1991 ; Le Dieu des femmes, L’Herne, 1989 et L’Aigle-mère, Gallimard, 1995.
2. 1950 – La Connaissance surnaturelle, Coll. Espoir, Paris, Gallimard.
3.1949 – Attente de Dieu, La Colombe, Éd. du Vieux Colombier ; Paris, Fayard, 1966.
4. Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, Paris, Fayard, 1973
