L’ interprétation – forcément à côté

mai 2009

Colloque franco-allemand « L’interprétation à côté »

En quoi le mot d’esprit peut-il aider à concevoir ce qu’est une interprétation à côté ? Une interprétation qui tombe à plat, est-elle comparable à un mot d’esprit qui ne fait pas rire ?

A – Le « Witz » de Freud (1905)

Le « Witz » est une formation de l’inconscient au même titre que le rêve. Comme du rêve dans la « Traumdeutung », Freud dit du Witz que les processus psychiques inconscients (et non pas les contenus conscients) sont aptes à produire un effet psychique (Traumdeutung, chap VIII, F.cité dans « Witz » p.139). C’est le mécanisme, la forme d’expression (Ausdrucksform) du Witz qui le caractérise et non pas le contenu idéique, quelque chose de logique est en jeu. Freud met en évidence des mécanismes tels que la condensation, le déplacement, la métaphore et la métonymie, l’énigme, le non-sens d’une expression verbale, les jeux de mots, les homonymies et homophonies, les significations au pied de la lettre et figurées, le déplacement d’accent, les fautes logiques, les contradictions, l’utilisation d’expressions toute faites légèrement modifiées etc. Le plaisir du Witz serait dû aux sonorités, au parler débridé que Freud rapproche du parler de l’enfance, au parler qui transgresse le code (Lacan, Séminaire V).

Freud parle d’un travail du mot d’esprit comme il parle du travail du rêve. Le travail du Witz est un travail de compréhension (« Witz », p.54). Dans le « Witz », pour que la condensation dans un « Mischwort » (mot mélangé) fonctionne comme mot d’esprit (voir : famillionaire), il faut qu’un élément semblable (ähnliches Element) se trouve dans les deux mots. Ce mot mélangé (condensé) procure du plaisir (Lust schaffen). Le receveur décèle le « sens » à travers le lien qu’établit cet élément ressemblant. Il cherche le sens dans le non-sens, il cherche dans l’inconscient, dans les « restes métonymiques » : où va le désir de l’Autre ? (Comme l’enfant cherche à localiser où va le désir de sa mère.) Le phallus ouvre sur un double sens, sur une alternative encore simultanée. « Ce qui vous met sur les traces du signifiant perdu – dans la métaphore, l’oubli de nom ou le lapsus – ce sont les ruines métonymiques de l’objet » (Lacan, V, p.42) (Ce qui est perdu quand le désir rencontre le code du langage). L’émetteur et le receveur doivent avoir des restes métonymiques suffisamment semblables, doivent être « de la paroisse » pour que le « Witz » s’accomplisse. (Lacan, V, p.118).

La première personne élabore le Witz, mais a besoin d’une personne qui l’écoute pour pouvoir déclencher le rire qui lui revient ensuite par contagion. Le receveur juge ( « Witz », p.136) s’il s’agit d’un mot d’esprit ou non, l’émetteur (le moi) n’étant pas assuré de son jugement. Le receveur pose cet acte de « compréhension »(Verständnisarbeit). Il y a un effet de sens, donc un effet de sujet. (« L’auteur apporte les mots, le lecteur le sens », « Witz », p.83). Le mot d’esprit tendencieux (provocation sexuelle) nécessite trois personnes : celui qui formule le Witz , celui qui écoute et qui est visé par la provocation, celui qui assiste et qui jouit. (Ici, apparaît un trait pervers : le témoin oculaire chez l’agresseur pervers sadique). Le troisième est « perverti », « corrompu », sa libido trouve satisfaction sans peine (« mühelos », « Witz », p.95).

Dans cette situation de connivence, le troisième est surpris, pris au dépourvu par un signifié nouveau. « Le mot d’esprit est un coquin à la langue fourchue qui sert deux maîtres à la fois. » ( »Witz », p.146). Ce tiers est indispensable pour l’accomplissement du trait d’esprit : il est surpris par la nouveauté, alors que l’émetteur connaît la chute de son histoire.

Cette troisième personne devient dans l’œuvre de Lacan (sém V) un précurseur du grand Autre. Dans le mot d’esprit, le grand Autre en tant que lieu du signifiant et du code, authentifie un message délivré à travers une transgression du code. Cette authentification permet une séparation et une prise de distance, comme dans l’humour. « Le message gît dans la différence d’avec le code, cette différence est sanctionnée comme trait d’esprit par l’Autre. » (Lacan, V, p.24). Le mot d’esprit travaille sur l’ambigüité de la formation du message. Là, où le désir croise la ligne signifiante (graphe du désir), il rencontre A… comme siège du code. « L’objet du mot d’esprit est de nous réévoquer la dimension par laquelle le désir rattrape ou indique tout ce qu’il a perdu en cours de route, ce qu’il a laissé comme déchets au niveau de la chaîne métonymique et d’autre part, ce qu’il ne réalise pas pleinement au niveau de la métaphore. » (Lacan, V, p.95) « … l’Autre entérine un message comme achoppé, échoué, et dans cet achoppement même reconnaît la dimension au-delà dans laquelle se situe le vrai désir, c’est-à-dire ce qui, en raison du signifiant, n’arrive pas à être signifié » (Lacan, V, p.150) (et donc ne cesse pas de ne pas s’écrire).

B – Jouissance

Freud cherche longuement par quels mécanismes est produit le plaisir, le rire à la seule audition de mots composant un trait d’esprit. Le rire accompagne fréquemment la levée du refoulement dans l’analyse. Est-ce comparable à la découverte dans le non-sens d’une allusion à un sens ( le sens dans le non-sens, ça doit avoir un sens, « Witz », p.122 ; la jouissance du déchiffreur , l’instinct de limier) La jouissance du sens ? La jouissance du non-sens délibéré ? Freud dira que le plaisir est lié à la satisfaction de la tendance (sadique) et à l’économie d’une dépense psychique (la retrouvaille du connu et la transgression du code). Lacan évoquera le plaisir pris à la trouvaille et au récit du Witz (dans « Fonction et champ de la parole et du langage », Ecrits).

Le receveur ne « sait » pas de quoi il rit, Freud dit que c’est un processus automatique, le rire jaillit d’autant plus que l’attention consciente du receveur est contournée. La nouveauté de l’idée (Einfall) est primordiale, elle provoque une surprise : sens et en même temps non-sens (« Sinn und gleichzeitig Unsinn“), ébahissement et illumination („Verblüffung und Erleuchtung“ , „Witz“, p.124). Le non-sens agit comme une question qui appelle le sens. Selon Freud, le travail du mot d’esprit enlève (beseitigen) l’inhibition, renforce la tendance en apportant de l’aide venant de motions (Regungen) tenues refoulées, le Witz serait donc au service de tendances refoulées (« Witz », p.127). Quand la tendance refoulée s’est imposée dans le Witz, le rire jaillit (Freud, p.129). « L’inconscient s’éclaire quand on regarde un peu à côté » (Lacan, V, p.22). « Tout discours qui vise la réalité est forcé de se tenir dans une perspective de perpétuel glissement. Le discours ajoute quelque chose de désorganisant, voire de pervers, à cette réalité » (Lacan, V, p.78) – parce qu’il est à côté (comme l’objet fétiche est à côté de son objet naturel). Dans le séminaire V, Lacan dit que dans le Witz, « le passage du sens est frayé par le non-sens qui à cet instant nous étourdit et nous sidère… le non-sens a le rôle de nous leurrer un instant, assez longtemps pour qu’un sens inaperçu jusque-là nous frappe à travers la saisie du mot d’esprit…. C’est un sens en éclair de la même nature que la sidération qui nous a un instant retenu sur le non-sens. » (Lacan, V, p.85/86) (Comme l’imminence d’un changement de discours ?) Par ailleurs, Lacan soutiendra l’hypothèse inverse et dira que le sens ne sert qu’à faire la place du non-sens.

Le grand Autre permettrait d’orienter le non-sens de l’intrusion en sens de la nouveauté. « Ce qui surprend, c’est l’équivoque fondamentale, le passage d’un sens à un autre par l’intermédiaire d’un support signifiant. Il y a là un trou. » (Lacan, V, p.112) « L’Autre authentifie la béance, le trébuchement, le défaut et le restitue au sujet » (ibid). L’Autre authentifie un « trou » et la nouveauté apparaît dans le signifié par l’introduction du signifiant (ibid p.92).

La tromperie implique la référence au grand Autre comme lieu de la parole et comme témoin de la vérité (« Pourquoi tu dis que tu vas à Cracovie… ? »).(Dreyfuss, p.217) « Ce que le « Witz » attaque, ce n’est pas une personne ou une institution, mais la sureté de notre jugement lui-même, qui est l’un de nos biens spéculatifs. » La fréquentation du lieu de l’Autre comme lieu du signifiant (dans l’inconscient) est la source du plaisir spécifique du Witz. (Dreyfuss, p.247) Le tiers accuse réception de la « trouvaille », là où cela veut jouir. Cet accusé de réception se situe-t-il au niveau du sujet/de l’analysant dans l’interprétation ? L’analysant, « comprend »-il la parole de l’analyste, comme le tiers « comprend » le mot d’esprit ?

Un exemple : un rêve Je rapporte en séance un rêve où je me trouve au lit, ma mère me sert un plat chaud composé de petits pois, carottes et d’une côte de porc panée. Un de ces plats bien allemands, un peu lourds à digérer, ai-je ajouté. A la fin de la séance, l’analyste me congédie en disant « Et cela vous a enlevé un petit poi(d)s ? » Le double sens s’ouvre sur pois et poids et déclenche le rire. L’analysant, en tant qu’il parle a cette sincérité qui croit que le signifiant a un sens, un vrai. Comme il croit à la sincérité du grand Autre, sa bonne foi. L’analyste soulève la duplicité, l’ambigüité. L’analysant qui écoute s’aperçoit du manque total de sincérité du signifiant, de sa frivolité. Le tiers du mot d’esprit est l’analysant qui accuse réception de la parole de l’analyste. Peut-on dire pour autant que l’interprétation opportune est comme un trait d’esprit par l’analyste et que l’interprétation à côté est comparable à un Witz qui ne fait pas rire ?

Le récepteur est un tiers extérieur. Dans l’interprétation réussie, celui de qui on rit est l’analysant qui parle. L’acte de la parole modifie le sujet. Celui qui rit est l’analysant qui écoute (l’interprétation de l’analyste ou son propre discours). L’analyste renvoie l’ambigüité du dit, le peu de sens, le « pas » de sens (Lacan) du signifiant, sa torsion (Le peu de sens ou le fait que le sens n’est pas forcément là, où on le croit). L’analysant interprète (« comprend ») la parole de l’analyste. La subjectivation passe par le tiers extérieur. Le tiers donne valeur à ce que dit le sujet (presque comme au stade du miroir ou le regard sur la production artistique etc).

Les critères de mauvaises plaisanteries ou de Witz qui n’en sont pas sont, selon le « Witz » de Freud : La réflexion tue le rire. Si l’expression est longue, détaillée d’explications, saturée de sens, il n’y a pas d’effet comique. Il faut que le trait d’esprit soit bref, facile à comprendre rapidement. L’inhibition doit être levée ou contournée. Les allusions doivent « sauter aux yeux », les omissions doivent être faciles à compléter (Freud, p.141). Il doit exister une certaine connivence entre les personnes, les restes métonymiques du receveur et les restes métonymiques de l’émetteur doivent correspondre un minimum. (La théorie du contre-transfert part-elle de là ?) Les mots d’esprit vieillissent et correspondent à des cercles culturels et linguistiques. Il ne doit pas exister de relation de subordination pour un rire libéré (on ne rit pas avec le président). Si le mécanisme est démonté – par exemple la métaphore dépliée – le Witz s’éteint. Une attention soutenue ou une implication affective empêchent l’“automatisme“ (« Witz », p.204/205). Est-ce applicable à l’interprétation ? Les interprétations assez « directes » de Freud délivrées à ces analysantes, Dora et la jeune homosexuelle, sont qualifiées d’interprétations à côté par Lacan (sém V, p.322).

C – Le Paradoxe comme inscription du Réel dans le Symbolique

Dans « La Troisième »( 1974), Lacan avertit le clinicien de ne pas gonfler le symptôme de sens. Dans la cure … ce n’est pas l’effet de sens qui opère dans l’interprétation, mais l’articulation dans le symptôme des signifiants ( sans aucun sens) qui s’y sont trouvés pris…. L’inconscient n’a de sens qu’au champ de l’Autre. (Lacan, Ecrits, p.842) Le signifiant dans l’inconscient est chargé de jouissance en fonction de ses associations au hasard. C’est l’inconscient qui « cherche » le sens – sens fantasmatique inconscient du sujet.

Le sens et le non-sens sont liés par le paradoxe, le Witz et la lettre (Nominé, Le pouvoir du paradoxe). Le paradoxe appelle le sens, comme le non-sens appelle le sens. (L’exemple de la sphinge montre que s’il n’y a pas de trouvaille, on peut en mourir.) Comme le réel appelle le symbolique. Le sophisme vise à faire surgir le non-sens dans le sens, il agite le spectre du non-sens dans l’intervalle entre les signifiants du discours. Pour que le mot d’esprit fonctionne, il faut un sens apparent, une promesse de sens (sinon l’ensemble est absurde), pour que soit libéré « pour un moment le plaisir du non-sens ». Le mot d’esprit a pour visée de déchaîner le non-sens, son sens apparent ne sert qu’à protéger ce plaisir. Le sens est au service du non-sens, « le foncier non-sens de tout usage de sens » (Lacan, IV, p.294). Vu sous cet angle, dans le mot d’esprit, le principe de plaisir cherche le non-sens.

Le Witz comme modèle de l’interprétation L’inconscient joue avec les mots, et l’interprétation fonctionne tout naturellement comme mot d’esprit. (Larousse). Les jeux de mots, l’accentuation de mots ou d’expressions, la ponctuation sont des moyens à la disposition de l’analyste (ceci n’est pas exhaustif).

« … l’essentiel est que le jeu de mot ne nourrisse pas le symptôme de sens » ( La Troisième), l’essentiel est le non-sens. L’inconscient noue le « cela veut dire quelque chose » (du sens) au « cela veut jouir » (du désir). Pour atteindre le non-sens, ou mieux : le hors-sens, il faut passer par le sens (et ne pas s’y arrêter). La surprise, le merveilleux se trouvent au-delà du code.

D – Remarque

L’interprétation est forcément à côté, parce que :

  • Elle passe par le signifiant
  • Le discours est forcément glissement, forcément à côté, comme l’objet fétiche est à côté de son objet naturel
  • On atteint l’inconscient uniquement en « biais », en « regardant un peu à côté », en contournant l’inhibition.

La question de la dimension perverse dans le mot d’esprit : que faisons-nous, quand nous provoquons de la jouissance en racontant des mots d’esprit et quand nous interprétons ? Le mot d’esprit nécessite une connivence entre deux êtres ou un être et une communauté. La transgression du code est sans danger, « pour de rire ». Le mot d’esprit comme réalisation du phallus ressemble à une situation pré-oedipienne, le partage d’une révélation de jouissance où on ne peut jouir qu’en acceptant le primat de l’Autre. La témérité vire en farce. La jouissance reste dépendante de la jouissance d’autrui. Néanmoins, l’authentification par le grand Autre permet une séparation : une coupure qui fait lien. La jouissance phallique est de nature substitutive, donc non pas perverse, car elle n’est pas provoquée pour créer une surprise qui colmate un manque. Dans l’interprétation psychanalytique, l’intervention du psychanalyste propose un trait pouvant aboutir à un sens, à condition que l’analysant décide de ce sens (José Guinart).

Bibliographie

Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larouse,1993

Sigmund Freud, « Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten » Studienausgabe, Bd IV, Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 1970, p.9-220.

Jacques Lacan, Séminaire IV « La relation d’objet », Paris, Le Seuil, 1994, p.294, 288, 293 Séminaire V « Les formations de l’inconscient » Le Seuil, Paris, 1998. « La Troisième », Lettres de l’Ecole freudienne, 1975, nr 16, p.177-203. « R.S.I. » (inédit), leçon du 11.2.75, citée dans ALI, p.69-76. Jacques Lacan, « Ecrits », Le Seuil, Paris, 1966 ; La signification du phallus, p.685. Fonction et Champ de la parole et du langage, p.237. La position de l’inconscient, p.842.

S.Dreyfuss, JM. Jadin, M.Ritter, “Qu’est-ce que l’inconscient ? 2 ; Arcanes, Strasbourg, 1999.

B.Nominé, « Le Pouvoir du Paradoxe », Intervention à « Suggérer, Interpréter, Construire », Colloque de l’A.C.F., Toulouse Midi-Pyrénées, 1996.