Le titre fait mention d’un « tableau », cependant, le terme le plus fréquemment usité par Lacan est celui de « matrice ». La matrice, du latin matrix, « désigne la femelle pleine, ou qui nourrit, l’arbre produisant des rejetons, de là le tronc principal et par la suite le registre, le rôle(1) ». Par extension, le mot a pris le sens de « moule », « dessin en creux ou en relief », « poinçon » en numismatique et en gravure, « registre » en administration. Le choix de ce terme invite à penser que Lacan abordera l’angoisse, non en s’attachant à une phénoménologie de l’affect, mais dans une visée structurale, selon l’idéal de simplicité visé par toute science, simplicité que la psychanalyse repère comme fondée sur cet initium premier : le trait unaire : « Simplex, singularité du trait, c’est cela que nous faisons entrer dans le réel(2) ».
Lacan introduit cette matrice pour la première fois, le 14 novembre 1962, la complète le 19 décembre puis la modifie profondément dans les dernières séances des 28 juin et 3 juillet 1963, en fonction de ce qu’il vient d’avancer et qu’il nommera plus tard, sa « seule invention(3) » : l’objet a.
La séance du 14 novembre 1962 s’ouvre sur le schéma suivant :
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Le texte de Freud, « Inhibition, symptôme, angoisse » où Freud développe sa théorie de l’angoisse, est à l’origine de cette matrice. Comme ces termes n’appartiennent pas au même registre, Lacan les étage sur trois lignes, en diagonale. Quatre autres termes viennent composer le tableau : émotion et émoi, empêchement et embarras. Deux axes l’orientent encore : celui de la difficulté et celui du mouvement. L’angoisse se situe à l’acmé de la difficulté et au plus vif de la dimension du mouvement. Le choix des termes – inhibition, empêchement, embarras, émotion, émoi et angoisse – n’est pas analogique comme le serait la série peur, angoisse, anxiété ou stress. Ces affects, qui sont aussi plus ou moins symptomatiques, vont être référés, au cours de cette année de séminaire, à l’objet a, au désir et à la jouissance, ce qui est une manière tout à fait nouvelle de parler de l’affect. L’affect n’est pas l’affectif ni l’émotionnel mais témoigne du discord du fait que l’homme habite le langage : c’est du langage que nous sommes affectés. En ce début de séminaire, Lacan déplie chaque terme, tirant souvent partie de l’étymologie ou de la confrontation des langues.
Fidèle à Freud, Lacan définit l’inhibition comme « arrêt du mouvement(4) » et limitation d’une fonction au niveau du moi. La crampe de l’écrivain est à nouveau citée et analysée comme restriction de la fonction motrice de la main ou du poignet, cette fonction ayant été érotisée.
L’inhibition renvoie donc à l’angoisse devant le sexuel. Nous verrons dans la suite du séminaire qu’elle prendra une place structurale quant au désir.
L’empêchement est rattaché par Lacan au terme du bas latin impedicare qui signifiait « mettre quelqu’un dans l’impossibilité d’agir » et « prendre au piège ». Il est intéressant de remarquer qu’à l’époque classique, une femme enceinte était dénommée une « femme empêchée » mais qu’en espagnol, elle est dite « embarazada ». La langue espagnole a probablement saisi là quelque chose de plus essentiel, « une autre forme, bien significative, de la barre à sa place(5) ». Lacan souligne que l’empêchement est empêchement du sujet : c’est un symptôme, mais aussi un affect, l’affect d’un sujet, qui, dans la voie du jouir, se piège dans l’investissement narcissique du phallus, ne pouvant soutenir le phallus comme manque, l’angoisse phallique symbolisant la castration. Le doute ou la compulsion de l’obsessionnel pourraient en être une figure.
Dans le même champ sémantique, on trouve l’expression « empêché de sa personne » qui définit le maladroit. Ainsi, la maladresse s’avère empêchement, difficulté à adresser « le coup au but(6) », en tant que l’espace est du réel. On pourrait dire que le maladroit bute sur les choses, les objets du monde, semble pris dans ce qui serait une certaine continuité de l’espace et des corps. Collé au corps de la mère et à l’image, il ne peut faire avec le vide, « l’espace entre les choses » que Braque désignait comme l’objet de sa quête picturale.
L’embarras désigne à l’origine, « les obstacles qui entravent la circulation et s’opposent à l’action » puis « ce qui cause de la gêne ». Lacan suggère que c’est un « en trop(7) » qui encombre une fonction, proche en cela de l’angoisse qui est défaut du manque. L’embarras apparaît donc comme une forme atténuée de l’angoisse et le summum de la difficulté sur cet axe. A son acmé, il pourra susciter le passage à l’acte.
Lacan noue l’embarras à la division du sujet : « L’embarras, c’est très exactement le sujet S revêtu de la barre(8) ». Il concerne tout particulièrement la place d’objet et la jouissance de l’Autre corps. Si la barre pourrait se définir comme l’impossibilité de la jouissance toute, l’embarras serait, en quelque sorte, une insoutenable pesanteur de la place occupée dans le fantasme, source pour le sujet, non pas de jouissance, mais de ce vécu de « ne pas savoir quoi faire de lui » et du fait qu’il « se remparde(9) » : la honte pourrait en être une figure, de même le vécu de certaines femmes évoquant leurs seins comme une encombrante étrangeté, ou encore le trouble du petit Hans qui, au moment du surgissement de la jouissance phallique, ne sait comment intégrer cette jouissance à son image du corps. Dans R.S.I., Lacan dit joliment qu’il s’agit de rendre à Hans son angoisse pour qu’il arrive à s’accommoder avec ce phallus, « qu’il soit marié avec ce phallus(10) ».
On dit d’un sujet qui fait des manières, manque de naturel, qu’il « fait des embarras » : à suivre ce que dit Lacan de l’embarras, peut-on penser qu’il s’agit là pour le sujet de mettre des obstacles afin de se défendre de la proximité de Das Ding, d’en rajouter du côté du factice par défaut de semblant ? Cependant, cet embarras est lesté par l’objet a, à la différence du caractère maniéré du schizophrène qui ne l’est pas.
L’émotion est un affect que Lacan évoquera assez peu par la suite. Dans ce séminaire, elle est définie comme de l’ordre du mouvement et du trouble, mais du mouvement qui se désagrège ou se révèle appel au désordre. C’est la débandade ou l’émeute, pourrait-on dire. L’exemple donné par Freud à propos de l’identification hystérique, la révèle tentative et impasse de faire passer au signifiant ce qui a surgit, par contagion, du désir et de la castration liée à la rupture amoureuse, l’hystérique cherchant le désir de l’Autre, ses traces, repérées ici dans la détresse. En fin de parcours, Lacan l’élève à la dimension d’un « il ne savait pas que c’était cela(11) », un ne pas savoir que dire quand est rencontré la répétition. Corrélée à l’empêchement, dans l’obsession, elle apparaît comme compulsion du doute : le doute venant maintenir et retarder la quête incessante de ce qui serait la fin dernière, la cause authentique.
Lacan s’attache tout particulièrement à faire jouer la langue – les langues – pour définir l’émoi. Emoi vient de esmayer c’est à dire « troubler », « effrayer » mais surtout « priver de ses forces, faire perdre son pouvoir ». L’émoi est trouble et chute de puissance, un « pouvoir qui fait défaut(12) ». Esmagar, en portugais, signifie « écraser » et l’italien smagare, « décourager ». Lacan insiste sur la racine germanique magan, mögen qui est plus fort que le to may anglais et retient essentiellement le sens premier, en vigueur jusqu’à l’époque classique, plutôt que la signification adoucie et littéraire du trouble amoureux ou esthétique qui prévaut actuellement. C’est le trouble qui met hors de soi et le plus profond dans la dimension du mouvement. Ce peut être une vacillation du fantasme ou ce « moment où le champ de l’Autre, si l’on peut dire, se fend et s’ouvre sur son fond(13) ».
Dans les dernières séances du séminaire, Lacan évoquera à nouveau cette notion, empruntant encore à l’étymologie, pour son auditoire qui différencie encore mal, émoi et émotion. Mais ce sera aussi et surtout, le moment pour Lacan de déployer ce qui caractérise l’objet a. Si l’émoi est défausse de l’objet a, tel que l’illustre pour Lacan la défécation de l’Homme aux loups, enfant, à la vue du coït parental, c’est en tant qu’il « est la forme première où intervient chez l’obsessionnel l’émergence de l’objet a, qui est à l’origine de tout ce qui va s’en dérouler sous le mode de l’effet(14)] », il est le a lui-même et vient révéler le caractère cessible de l’objet. L’objet se constitue dans la coupure : le separere est à proprement parler investiture de l’objet. L’émoi est chute de l’objet quand l’angoisse a surgi car c’est l’angoisse qui suscite l’émoi et non l’inverse.
L’angoisse est l’affect par excellence, au cœur du procès de la subjectivation. Elle est signal du désir de l’Autre en tant qu’inconscient, dans ce premier temps du séminaire, avant d’être située par la suite, entre désir et jouissance.
Lacan illustre l’angoisse comme affect du désir de l’Autre par l’image de la mante religieuse. Imaginons, dit-il, que je porte un masque et que je me trouve face à une mante religieuse. L’angoisse surgit quand je ne sais pas quel masque je porte et donc ce qui pourrait m’arriver, au vu de ses instincts carnassiers. Mais après l’introduction de l’objet a, Lacan précise que la fonction angoissante du désir de l’Autre est liée au fait que nous ne savons pas quel objet a nous sommes pour ce désir. Car fondamentalement, nous sommes le petit a de l’Autre, ce qui est perte du côté de notre être et révèle la fonction décisive du désir de l’Autre. A nous inscrire dans le désir de l’Autre, nous devenons objet ; a devient ainsi « le suppléant du sujet – et suppléant en position de précédent(15) », c’est pourquoi le masochisme primordial est structural.
La fable de la mante religieuse qui pourrait être une figure du cauchemar où l’Autre apparaît radicalement Autre, un Autre non barré, visant une jouissance innommable et menaçant de décomposer mon image spéculaire, s’avère, en fait, insuffisante car l’Autre est aussi mon semblable et l’habillage spéculaire i(a) me voile, me fait méconnaître habituellement quel objet je suis pour cet Autre. Lacan conclue donc : « l’angoisse est sans cause, mais non pas sans objet(16) » et désigne Das Ding, c’est en cela qu’ « elle ne trompe pas(17) » et fait certitude, non de l’ordre du savoir, mais du réel, « la prise véritable sur le réel, c’est, …ou bien la prise symbolique ou bien celle que nous donne l’angoisse(18) ». Elle oriente le sujet dans son rapport au désir de l’Autre, au plus près de ce qui le détermine comme sujet lié à la condition d’un objet, fondamentalement l’objet perdu.
« Médée », dans la version de Sénèque, très différente de celle d’Euripide qui en fait une histoire passionnelle, nous fait entendre quelque chose de cette dimension. Sénèque introduit deux variantes qui dramatisent la situation de cette princesse déchue : elle est expulsée sans ses enfants et aucune terre d’accueil ne lui est promise. Médée décide du meurtre de ses enfants quand elle découvre que cette perte serait insupportable à Jason et perçoit son angoisse et sa douleur à cette évocation. C’est le manque élevé à la dimension de la perte, perçu chez Jason qui ouvre pour elle la question de l’enfant : enfants pas encore nés, pourrait-on dire, qui n’ont pris existence pour leur mère que d’être perdus pour leur père. Mais seul le meurtre réalise la maternité : « être Médée », c’est-à-dire celle qui a tué ses enfants, est alors ce qu’elle scande et va soutenir. Cependant, les pertes, les meurtres qu’elle a commis vont se mettre à compter pour elle et à être comptés : meurtre d’un père ou celui d’un frère qui fut découpé en morceaux. La dimension réelle du separere, dans « Médée » de Sénèque, empêche de jouer, comme le fait Lacan, entre separere séparer, se parere se parer et se parere engendrer.
Lors du séminaire du 19 décembre, Lacan introduit deux nouveaux termes dans la matrice : le passage à l’acte et l’acting-out auxquels il consacrera plusieurs séances.
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Le passage à l’acte est le moment du plus grand embarras et de l’émotion la plus intense. Il signe un effacement, une disparition du sujet de la scène. Car il y a le monde et la scène de l’Autre où les choses du monde viennent à se dire selon les lois du signifiant, et le sujet trouve à se constituer, à prendre la parole. Le passage à l’acte apparaît comme retour de la scène au monde. C’est dire sa dimension de réel, mais aussi l’absence d’un Autre et d’une parole. Cette disparition du sujet est d’ailleurs un laissé-tombé, vu du coté du sujet et non de l’Autre. Le sujet se fait objet, reste chu.
L’acting-out est qqchose qui se montre et voulant montrer le désir… » L’acting-out se différencie du passage à l’acte en ce qu’il inclut la dimension de l’Autre. Mais dans ce séminaire, Lacan approche essentiellement l’acting-out dans son lien avec l’objet a : il est surgissement de l’objet, une réponse qui fait apparaître la consistance, l’épaisseur de l’objet. Il permet d’éviter l’angoisse. L’acting-out est monstration. S’il est orienté vers l’Autre, appel, il n’est pas véritablement adressé. Quelque chose a été dit, mal dit, lu, mal lu et le sujet le reprend sur une scène, le montre mais comme une cause étrangère à lui-même, il le fait sans y être, en quelque sorte. C’est un appel à la lecture, un appel à l’interprétation, mais « reste à savoir si elle est possible(20) », dit Lacan. L’intervention de l’analyste, quand elle a lieu, n’est-elle pas alors proche du geste, lecture en acte qui introduirait assez de non-sens et mettrait en jeu l’objet ? Un conte de Grimm, « L’homme qui ne connaît pas la peur » pourrait le faire approcher.
Un jeune homme se lamente de ne pas connaître la peur. Tout son entourage s’emploie à satisfaire sa demande, en cherchant à lui faire peur. Rien n’y fait jusqu’à une nuit où la jeune fille qu’il vient d’épouser, le délivre de sa demande de frissonner de peur. Ayant rempli à la rivière un seau plein de goujons, elle l’en asperge : les petits poissons se mettent alors à frétiller autour de lui et le jeune homme s’écrit : « oh, ma chère femme ! Ce que je frissonne, ce que je frissonne ! Maintenant, je sais ce que c’est ! ». Le geste de la jeune fille est interprétation, manière d’entendre le désir à la lettre : « tu veux frissonner ? Et bien frissonne ! Mais la cause de ton frisson – les goujons – n’est pas l’objet de ta demande – la peur ». Interprétation en acte qui réintroduit l’écart entre désir et demande, ouvre à la scène de l’Autre, nouant Imaginaire et Symbolique et permettant de remettre en circuit l’angoisse et le désir. L’acting-out est quelque chose qui se montre et voulant montrer le désir comme autre, se trouve rabattu à désigner, dans le registre du signe, car le désir n’est pas articulable. Cette dimension de rabattement sur le signe pourrait éclairer ce que l’on nomme aujourd’hui « nouvelles pathologies » dont Lacan disait qu’ « il ne s’agit pas d’une espèce de sujets, mais d’une zone où prévaut ce que je définis ici comme acting-out(21) ». L’acting-out est sortie de la tromperie de la scène, précipitation vers une identification à l’objet a. Le cas de « L’homme aux cervelles fraîches » rapporté par Ernst Kriss, a été commenté à de nombreuses reprises par Lacan. L’analysant de Kriss se croit plagiaire et cette pensée obsédante fait inhibition d’écriture, domaine où s’écrit la défaillance du père par rapport au grand-père. Ayant réussi à écrire un livre dont il tire quelque fierté, il arrive un jour, à sa séance, effondré d’être plagiaire encore. Kriss consulte les textes mentionnés par son analysant, et lui assure qu’il n’est pas plagiaire mais croit l’être, enfin, interprète qu’il veut l’être pour s’empêcher de l’être véritablement. A la séance suivante, l’analysant dit, qu’au sortir de la séance précédente, il est allé manger des cervelles fraîches. Acting-out qui ne se repère que dans l’après-coup et apparaît comme quelque chose de détaché du sujet, fait sans plaisir ni embarras. L’analyste étant sorti de sa place de semblant et l’interprétation venant peut-être inconsidérément interroger la cause, l’analysant lui en (re)montre, avec une certaine agressivité, sur ce que c’est qu’être auteur, avoir des cervelles fraîches.
L’acting-out fait entendre une double disjonction : entre vérité et désir car « la vérité n’est pas de la nature du désir(22) », mais aussi entre vérité et réel. Lorsque quelque chose du réel passe au signifiant, il ne le fait qu’en passant par le mensonge, la vérité n’étant articulée dans le discours du sujet que comme « proton pseudos », le mensonge originaire du fantasme. L’acting-out est défaut de cette tromperie, réalisation du fantasme en cours circuit et réponse à un rabattement du désir sur la demande ou à un rabattement du désir sur des signifiants qui viendraient le signifier.
L’analyste ayant cessé de soutenir la position de semblant d’objet a, l’analysant ne peut être représenté comme a par son œuvre, l’œuvre supportant la charge phallique et permettant de se faire un nom, puisque a peut être un des noms du sujet, comme l’indique Lacan dans « L’objet de la psychanalyse(23) ».
Cette notion d’acting-out devient plus complexe chez Lacan, lorsqu’elle ne définit pas seulement un agi ponctuel, mais qualifie, par exemple, la compulsion du doute de l’obsessionnel, ou un mode de relation à l’Autre, pourrait-on dire, tel le comportement de la jeune homosexuelle par rapport à la Dame, qui vise à en remontrer au père sur ce que c’est qu’aimer.
Lacan réintroduit sa matrice, dans les séances du 28 juin et 3 juillet. Elle est profondément modifiée et évoluera encore d’une séance à l’autre. Il est donc intéressant de présenter les deux tableaux à la suite ; cette présentation rendra aussi sensible la rapidité avec laquelle les choses semblent se mettent en place pour Lacan :
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La question du désir et de l’objet a apparaît comme centrale et est épinglée entre quatre termes : inhibition / embarras / émoi / angoisse qui sont devenus désir / cause/ a / angoisse. L’inhibition ou le désir de retenir et le deuil prennent aussi la dimension de points structuraux dans la constitution du désir.
En place de l’émoi, est situé a. Si Lacan a fait le parcours d’un certain nombre d’objets – objet oral, anal, regard et voix – dont le trait est qu’ils sont cessibles, l’objet a, en sa structure, n’est pas l’objet pulsionnel. On peut le mettre en lien avec l’insistance de Lacan à dire que l’émoi n’est pas « émoi pulsionnel », au-delà d’une question de traduction de triebregung, regung signifiant stimulation, appel au désordre, qui évoquerait l’émotion. Substitut de l’objet perdu, l’objet a est un objet autour duquel tourne la pulsion, source de ce mouvement de retrouvaille de l’objet et de la satisfaction de la pulsion, mais cet objet ne se constitue véritablement que d’être manquant – c’est la dimension -φ de l’objet –, et d’être référé au phallus comme manque, qui introduit à la distinction entre l’être et l’avoir et peut prendre, au niveau de l’imaginaire, diverses colorations de l’avoir. L’impossible dans la pulsion n’est symbolisable que par la symbolisation du manque, le manque étant aussi défaut de jouissance au niveau de l’Autre.
Le 3 juillet, Lacan remplace a par l’Idéal du moi : a nous vient de l’Autre, il y a impossibilité à trouver en soi même la cause de son désir, ce qui s’écrit I. Ce rapprochement entre a et I, pourrait éclairer ce que Lacan développera à propos du deuil, sa dimension d’identification à l’objet, cependant leur nécessaire disjonction dans la cure apparaîtra, par la suite.
Mais l’objet a aussi pris statut d’objet cause du désir dans ce séminaire, et vient en place, dans la matrice, de l’embarras. L’objet cause du désir est le reste de l’opération de la division, ce qui vient la boucler, et son effet est le désir, mais dans une béance entre elle et son effet. La cause apparaît avant que le sujet ne se constitue dans sa forme spéculaire, pourtant elle concerne le corps : « la cause est déjà dans la tripe, et figurée dans le manque(24) ». Liée à la constitution de l’objet comme perdu, elle est antérieure à toute subjectivation, mais trouve forme au niveau anal car c’est à ce moment que le sujet va s’éprouver comme objet : « à ce niveau, ce que le sujet a déjà à donner, c’est ce qu’il est – en tant que ce qu’il est ne peut entrer dans le monde que comme reste, comme irréductible par rapport à ce qui lui est imposé de l’empreinte symbolique. C’est à cet objet en tant qu’objet causal qu’est appendu ce qui va primordialement identifier le désir au désir de retenir. La première forme évolutive du désir s’apparente ainsi comme telle à l’ordre de l’inhibition(25) ». La citation est longue mais introduit déjà à la question de l’inhibition qui sera évoquée plus loin.
La cause a donc à voir avec « la livre de chair », mais ne faut-il pas ajouter que le sacrifice ne demande rien à sacrifier, en quelque sorte ? En ce sens, l’oblativité de l’obsessionnel est un fantasme mais aussi une impasse, et l’énucléation d’Œdipe, une extrémité à laquelle nous ne sommes pas obligés d’arriver, ironise Lacan. Œdipe se crevant les yeux est souvent interprété comme une métaphore : Oedipe devient voyant de ne plus voir, selon l’adage « il faut fermer les yeux pour voir ». Mais Lacan situe ce moment comme un moment d’horreur, d’angoisse absolue où apparaît la cause, habituellement voilée : Œdipe regardé par ses propres yeux jetés à terre, ce regard étant cependant l’objet même qui causait son désir, un désir de savoir : « il n’est pas sans les voir, les voir comme tels, comme l’objet-cause, enfin dévoilé de la dernière, ultime, non pas coupable mais hors des limites, concupiscence, celle d’avoir voulu savoir(26) ». A cet endroit, Lacan fait entendre sous forme de paradoxes, la complexité du désir de savoir d’Œdipe : désir de savoir cet au-delà de la satisfaction et satisfaction réussie de son désir ; désir de « violer l’interdit concernant la conjonction du a, ici (-φ), et de l’angoisse(27) ». Mais le plus souvent, la cause est voilée, l’angoisse suffisamment repoussée, inscrivant le désir dans ce qu’on pourrait appeler le tragi-comique de la vie humaine.
Cette notion de cause est complexe, et Lacan en propose plusieurs développements. Elle évoque le « il y a une cause à cela » qui peut amener le sujet à l’analyse ou le déterminisme des processus psychiques, mais ne s’y réduit pas. Lacan s’en amuse : « kékséksa » et conclue « on ne peut rien en dire d’autre que tout est causé, à ceci près que tout ce qui s’y passe procède toujours au départ d’un assez causé(28) ». L’énigme liée à la cause est l’ancrage de toute connaissance : c’est dire qu’« il y a déjà connaissance dans le fantasme(29) ». De même, prendre en considération cette fonction de la cause, dans le champ de la connaissance, pourrait porter à conséquence et permettre d’analyser certains effets de la modernité. On peut se demander si la prégnance du « nommer à(30) », les discours conformistes et banalisés, dont le référent est plus l’image que la parole, ne sont pas une mise à l’écart de la cause.
L’angoisse a rapport avec la fonction phallique de part une interprétation phallique du désir et de la jouissance de l’Autre. Elle est donc du registre de la névrose, même si elle peut être manifeste dans la psychose, la symptomatologie ne pouvant rendre compte de la structure. Essentiellement manifestation du désir de l’Autre, dans les premières séances du séminaire, elle apparaît progressivement comme défaut du manque qui la situe entre désir et jouissance. Si le désir tente toujours d’aller vers la rencontre de la jouissance, cette rencontre est marquée du sceau de l’impossible. Cet impossible s’appelle la castration. Impossible qui passe par la symbolisation de -φ et trouve un abri, une issue dans le fantasme, puisque le fantasme est, en quelque sorte, une certaine croyance qu’il y a du rapport sexuel, -φ étant voilé par a. Ainsi la symbolisation de -φ, introduit une disjonction dans ce qui unit le désir à la jouissance.
Lacan met aussi l’accent sur la dimension de signal de l’angoisse : l’angoisse est signal, dans le moi, d’un danger et « le danger en question est lié au caractère de cession du moment constitutif de l’objet a…Nous articulons autrement que Freud le moment où est mise en jeu la fonction de l’angoisse. Je situe ce moment comme antérieur à la cession de l’objet(31) ». Un autre passage, antérieur dans le texte, souligne de façon poétique, le caractère non marqué de l’objet, ce qui pourrait faire repère pour différencier névrose d’angoisse et phobie :
« L’angoisse a une autre sorte d’objet que l’objet dont l’appréhension est préparée et structurée par la grille de la coupure, du sillon, du trait unaire, du c’est ça opérant toujours en fermant la lèvre, ou les lèvres, de la coupure des signifiants, qui deviennent alors lettres closes, renvoyées sous pli fermé à d’autres traces(32) ». Le danger concerne quelque chose du réel et de la rencontre du sujet, dans son avènement de sujet, avec l’Autre.
L’obsessionnel va alors servir à Lacan comme un gant pour dire la structure et soutenir que le désir est fondamentalement « désir de retenir ». Si le sujet est appelé par l’Autre, à se manifester comme sujet, il ne le devient qu’à être objet, a qui est support, dans ce moment de vacillation où le sujet défaille, d’entrer dans le champ du désir. Il y a une dépendance absolue du sujet humain au désir de l’Autre. Et l’obsessionnel, dans son rapport au désir et dans sa symptomatologie, fait entendre le lien de la constitution de l’objet avec la demande de l’Autre, a et D conjoints en un temps. Cependant, la demande de l’Autre lui parait commande et l’objet auquel il s’accroche, fait bouchon, venant occuper la béance centrale du désir phallique qui sépare le désir de la jouissance.
On comprend que Lacan se soit insurgé contre une position analytique qui fait de la cure de l’obsessionnel une analyse de l’agressivité : elle a pour conséquence de mettre plus encore l’accent sur la demande de l’Autre, sur i(a) – ce qui est méconnaître que l’obsessionnel agresse le petit autre pour trouver a – , mais aussi de réduire l’objet à une vanité, or Lacan donne toute sa valeur à l’objet, en tant que « reste irréductible à la symbolisation au lieu de l’Autre…Il n’y a nulle facticité dans le reste a, car s’y enracine le désir qui arrivera plus ou moins à culminer dans l’existence(33) ». L’ouverture dans la cure, est donc du côté de a, de la cause, mais la difficulté est l’angoisse qui peut devenir massive chez l’obsessionnel.
En place de l’acting-out, vient s’inscrire dans la matrice, le deuil qui est la structure même à l’origine de la constitution du désir en tant qu’il suppose l’objet comme perdu. Lacan met en évidence l’identification à l’objet, méconnue, car voilée par i(a), et clarifie la distinction entre deuil et mélancolie. La notion freudienne de travail de deuil est ainsi remaniée. Freud disait que l’endeuillé avait la tâche de consommer une deuxième fois la perte de l’objet aimé, de faire le parcours, un à un, de tous les éléments de l’Idéal du moi déposés en l’Autre, d’énumérer un certain nombre de détails imaginaires pour les faire passer au rang de signifiants, ce qu’il appelait le travail de deuil. Lacan ne croit pas que cette identification aux traits de l’objet ait une fonction séparatrice ; c’est, pour lui, au contraire, une manière de garder le lien avec le disparu. Plus encore, cette identification à i(a) ne suffit pas à rendre compte du deuil : nous portons le deuil de celui que nous avons mis en place de a, – « fonction enracinante pour le sujet(34) » –, celui dont nous avons fait le support de notre castration. Le deuil révèle l’identification à a, la dimension habituellement méconnue de a, l’image habillant le réel de l’objet. La distinction entre deuil et mélancolie repose sur cette distinction. Dans la mélancolie, l’objet n’est pas tamponné par i(a), l’objet n’est pas constitué en tant que voilé. Aussi le mélancolique ne peut s’attaquer à aucun des traits de l’objet. La perte est absolue et ce qui vient en place du manque, c’est la faute d’exister, cette mégalomanie de la faute. Dans « Hamlet », la plainte du ghost, « fauché dans la fleur de son péché », ne fait-elle pas écho à celle du mélancolique car la mort ne nous fauche-t-elle pas, toujours et tous, dans la fleur de notre péché ?
Le deuil, comme l’acting-out, nous fait approcher l’épaisseur de l’objet que Lacan avait déjà évoqué dans les dernières pages du séminaire « Le transfert » : « l’horizon du rapport à l’objet n’est pas avant tout un rapport conservatif. Il s’agit, si je puis dire, d’interroger l’objet sur ce qu’il a dans le ventre…Jusqu’où l’objet peut-il supporter la question ? Peut-être jusqu’au point où le dernier manque-à être est révélé, jusqu’au point où la question se confond avec la destruction même de l’objet(35) ». Le désir de retenir n’est pas rapport conservatif et la destruction peut être ultime manière pour le sujet, d’épuiser la question de l’être et de l’avoir. Ce qui est présenté comme « hystérie qui se mélancolise » pourrait y trouver quelque explication.
L’inhibition chez Freud était limitation ou renonciation à une fonction d’avoir pris une signification sexuelle, un processus lié au moi. Cela parait insuffisant à Lacan qui propose une autre formulation : l’inhibition est l’introduction « d’un autre désir que celui que la fonction satisfait naturellement(36) », le désir pouvant prendre la fonction d’une défense. Elle devient ainsi le lieu même où s’exerce le désir, la marque de sa présence ; c’est dans la défense que s’entend le désir, l’obsessionnel en étant la figure paradigmatique. Léger déplacement par rapport à Freud : il n’est plus question de dérivation ou conflictualité, ni du moi, mais d’un point où passerait trois lignes, pour l’imager par une représentation mathématique : l’inhibition, le désir et l’acte. Est-ce retour de Lacan à la position freudienne de l’inhibition présentée dans « L’esquisse pour une psychologie scientifique » où elle est définie comme un processus nécessaire à la structuration du sujet : nécessité à inhiber la satisfaction hallucinatoire, les processus primaires pour que naisse la pensée et s’instaure la dimension de l’objet ? Oui et non, semble-t-il, de part l’introduction de l’acte dans cette figure cubiste. Lacan donne de l’acte une définition minimale qui souligne la dimension signifiante et celle du désir : « où s’inscrit ce que l’on pourrait appeler l’état du désir(37) ». Est-ce dire l’impossible du désir qu’incarne parfois, dans la tragédie, l’obsessionnel quand il ne peut mettre en acte son désir, mais impossible en tant qu’actualisé, en quelque sorte ? Est-ce dire que fondamentalement le désir est « désir de ne pas voir », terme introduit dans la séance du 3 juillet , désir de ne pas savoir, vectorisé, pourrait-on dire, qui fonde la quête du sujet humain ?
[1] Alain Rey, dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, p. 1207.
[2] Jacques Lacan, L’angoisse, Paris, Editions du Seuil, 2004, p. 31.
[3] Jacques Lacan, les non dupes errent, séance du 9 avril 1974.
[4] Jacques Lacan, L’angoisse, Paris, Editions du Seuil, 2004, p. 19.
[5] Jacques Lacan, L’angoisse, Paris, Editions du Seuil, 2004, p. 20
[6] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992 ; p. 24. [77 Ibid., p. 93.
[8] Ibid., p. 20.
[9] Ibid., p. 20.
[10] Jacques Lacan, R.S.I., séance du 17 décembre 1974. [11] Jacques Lacan, L’angoisse, Paris, Editions du Seuil, 2004, p. 369.
[12] Ibid., p. 93.
[13] Ibid., p. 361.
[14] Ibid., p.361.
[15] Ibid., p. 363.
[18] Ibid., p. 92.
[19] A noter que ce terme n’est pas en italique dans le tableau, il ne l’est ici que par son origine étrangère. Raisons typographiques obligent !
[21] Ibid., p. 168.
[22] Ibid., p. 146 [23] Jacques Lacan, L’objet de la psychanalyse, séance du 15 décembre 1965.
[24] Jacques Lacan, L’angoisse, Paris, Editions du Seuil, 2004, p. 250.
[25] Ibid., p. 380.
[26] Ibid., p. 190.
[27] Ibid., p. 383.
[28] Ibid., p. 328.
[29] Ibid., p. 253.
[30] Jacques Lacan, Les non dupent errent, séance du 19 mars 1974. [31] Jacques Lacan, L’angoisse, Paris, Editions du Seuil, 2004, p. 375.
[33] Ibid., p.382.
[34] Jacques Lacan, L’angoisse, Paris, Editions du Seuil, 2004, p. 388.
[35] Jacques Lacan, Le transfert, Paris, Editions du Seuil, 1991, p. 453.
(36)Jacques Lacan, L’angoisse, Paris, Editions du Seuil, 2004, p. 366.
[37] Ibid., p. 367.
