La machine à lire à Bordeaux – La méchanceté ordinaire

Compte rendu de la soirée de Janvier 2015 à La machine à lire à Bordeaux sur l’ouvrage  « La méchanceté ordinaire » de Marivi Galan-Ancibure et Francis Ancibure.

Présence de la psychanalyse à Bordeaux


La  Machine  à  lire : Marivi  Galan-Ancibure (MGA)  et  Francis  Ancibure  (FA), bienvenue à la Machine à Lire pour la présentation de votre livre « La Méchanceté ordinaire » au Bord de l’eau, et je laisse le soin à Florence Briolais (FB), que je remercie d’être à l’initiative de cette rencontre, d’animer ce débat. Je vous souhaite une bonne soirée.

FB : Bonsoir à tous et merci d’être venus. Présence de la psychanalyse est un groupe de travail réunissant des membres de plusieurs  Associations de  psychanalyse et  des  personnes qui  ne  font  pas  partie d’Associations de psychanalyse, mais qui sont intéressées par les questions cruciales qui intéressent la psychanalyse. Deux associations, un peu plus présentes dans ce groupe de travail :   l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan et Divan d’Ouest. Présence de la psychanalyse a souhaité inviter Marivi Galan-Ancibure et Francis Ancibure, suite à la publication de leur ouvrage « La méchanceté ordinaire » aux éditions Le bord de l’eauLa Muette (Edité à Lormont)  avec une préface de Frédéric Schiffter qui est philosophe.

Nous remercions la Machine à Lire qui nous accueille si tard ce soir. Marivi, Francis, vous pratiquez tous deux la psychanalyse. Marivi Galan-Ancibure, vous êtes médecin, psychiatre, psychanalyste. Francis Ancibure vous êtes psychologue au Centre Hospitalier de la côte basque ; vous assurez le suivi psychologique des détenus de la maison d’arrêt de Bayonne et des obligations de soins dans le service de psychiatrie. Vous êtes chargé de cours de psychologie et de psychopathologie au CNAM et de criminologie à la Faculté pluridisciplinaire de Bayonne.

Marivi et Francis, vous n’en êtes pas à votre premier ouvrage. Vous avez publié en 2006, dans les Essentiels, de Milan, «La dépression nerveuse » avec Marie-Jean Sauret, puis « Le harcèlement moral ». En 2010, « Les devoirs de l’instituteur » dans la revue Droit et culture (l’Harmattan). En 2008, «La  pédophilie » aux éditions Dunod, et « Les problèmes  d’autorité  avec  l’enfant  et  l’adolescent  » en 2011.  En  2014,  «  Glossaire  de l’administration des fonctionnaires et des employés » aux éditions Le bord de l’eau – La Muette.

Venons-en à ce qui nous réunit ce soir, votre dernier ouvrage, « La méchanceté ordinaire » auquel Robert Maggiori a consacré un article dans le journal Libération[1]. Suite à sa lecture, il m’a semblé opportun que cela soit vous qui présentiez, ce livre, mais en interaction avec nos questions. Pour lancer nos échanges, je vais poser deux questions. Puis, ceux qui le souhaiteront se poseront une question. Il va y avoir des allées et venues entre les questions, et ce que vous pourrez nous en dire. « La méchanceté ordinaire » universalise le thème et le propose à un très large public. Si ordinaire qu’elle soit, la méchanceté n’est pas moins féroce, à en juger l’œuvre de Pascal Bernier[2], exposée en couverture. Le squelette d’un chien muselé à qui on lance un os. Pourriez-vous commenter cette œuvre ? Pourquoi ce choix, au regard des questions abordées et traitées dans votre ouvrage ?

Je rappelle quelques titres de chapitres : « La méchanceté de la vie quotidienne », « Ce qu’est la méchanceté », «L’Autre méchant », « La méchanceté du pédagogue », « Le mal d’être deux », « Être bien dans le mal », « La férocité de l’administration », « L’inhumanité, une part essentielle », « La victime et la canaille », « De l’Autre méchant au sinthome »…

FA : D’abord, nous remercions la Machine à Lire, qui est une librairie que l’on aime beaucoup. Quand nous venons à Bordeaux, nous y passons. Et puis, nous vous remercions de vous être donné tant de mal pour organiser tout ça. Je sais que ce n’est pas simple. Nous avions prévu de survoler ici ce livre sur la méchanceté. Et nous voilà avec la mission de dire pourquoi cette œuvre de Pascal Bernier ? Je vais être décevant : c’est l’éditeur qui l’a choisie. Je dois dire que quand je l’ai découverte, je l’ai trouvée effrayante. On peut imaginer tout ce que l’on veut, aussi ne vais-je pas me livrer à une psychanalyse sauvage. C’est ça qui fait l’auteur : que son œuvre permette d’ouvrir quelque chose du côté du lecteur.

Marivi  Galan-Ancibure : On peut y voir un chien fasciné par un objet qu’il n’obtient pas, puisqu’il reste planté là, jusqu’à la mort. Cet objet, il est impossible à ce chien de s’en saisir dans la mesure où il est muselé. Ce pourrait être une représentation du rapport du sujet au discours capitaliste : le prolétaire dans l’incapacité de « l’ouvrir », fasciné qu’il est par les objets de la civilisation.

 

FB : Dans nos échanges, vous écriviez : « Les auteurs pillés sont Freud et Lacan, Pierre Bruno, Serge André, Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret, Anne Le Bihan,  Michel  Mesclier,  Jacques-Alain  Miller,  Charles  Melman,  Colette  Soler, Gérard Wajcman, Honoré de Balzac, Baudelaire, Mallarmé, Stephan Zweig, Charles Juliet, Philipe Jaccottet, Baltasar Gracian, Platon, Emile Tardieu, Edith Piaf etc. »

« Pillés », je ne sais pas, mais assurément votre ouvrage est très référencé, bourré de citations, issues de disciplines les plus diverses, une sorte de panoptique de toutes les formes de banalité de la méchanceté qui sont visibles, au risque, peut-être, de saturer le lecteur. Pourquoi ce parti pris de référencer autant votre travail ?

FA : Simplement parce nous sommes curieux de tout. Au moment de se lancer, d’écrire, nous avons réalisé, peu à peu, à quel point — parce que ça n’est qu’une partie des références — un nombre élevé d’auteurs fait allusion à la méchanceté de différentes manières. L’idée est évidente, une fois qu’elle est dite, si la méchanceté est partout, c’est qu’elle est inhérente à l’être humain. Il est frappant d’observer que pour les poètes, spécialement Baudelaire, c’est un truisme. Lorsqu’il évoque le bien dans le mal, on a l’impression qu’il a lu Lacan. Il est certain que Lacan puise dans Baudelaire ou Musset lorsqu’il évoque l’humanitairerie.

L’autre idée, est qu’il ne s’agissait pas de produire un livre savant, mais d’essayer de traiter un thème qui concerne tout un chacun, en tant que victime ou auteur  de méchanceté — et plus souvent les deux.

C’est vrai que ça fait du bien d’être méchant, parfois. Enfin, nous avons essayé de rendre compte du côté ordinaire de la méchanceté, tout simplement.

Robert Maggiori, dans Libération, prétend qu’il y a un peu trop de citations. Nous prenons à témoin des auteurs qui ne sont pas analystes, mais qui les inspirent. Ça me semble important. Baltasar  Graciàn est  un  homme peu ordinaire à ce titre.  Il  a  été retraduit il y a peu par Benito Pelegrin[3]. C’est étonnant, on voit comment Graciàn et Machiavel essaient de se protéger de la méchanceté de l’autre, mais ils n’y parviennent pas. Ils vont en pâtir. On peut se demander quel est le poids de la méchanceté ordinaire sur leur œuvre. On les sent affectés. Gracian tente de se protéger des pointes de l’autre. C’est plus facile de donner des conseils aux autres que de se protéger de la méchanceté.

Donc, référence aux auteurs parce nous n’avons pas la prétention d’écrire un livre de psychanalyse. C’est un travail qu’on espère pouvoir adresser au grand public. Bien que le terme « grand public », on ne sait pas trop ce que ça signifie. En tout cas, pas de spécialistes.

Evidemment, pour tâcher de se repérer, nous prenons Freud et Lacan comme boussole. Et, il reste beaucoup à dire sur la méchanceté. Nous en disons deux trois choses.

Le thème de la méchanceté nous est venu lorsque l’éditeur, Bruno Wajskop, à qui nous avions adressé notre Essentiel «Le harcèlement moral », nous a proposé de le réécrire. Nous pensions en développer les idées ; et puis, ça ne nous a plus convenu. D’abord, parce que nous ne sommes pas du tout d’accord avec les conceptions qui trainent sur le harcèlement moral. En particulier concernant le soi-disant pervers  narcissique, pseudo-concept qui est le symptôme d’une clinique dégradée.

Aussi, lorsque il a été question de reprendre ce livre, le signifiant « méchanceté » s’est imposé à nous. C’est un terme qui appartient au vocable français, qui est ancien, et que tout le monde comprend. Le harcèlement est un terme fort ancien. D’être accouplé au terme « moral », ça a fait florès. C’est, semble-t-il, une trouvaille de Marie-France Hirigoyen. Mais, nous préférons parler de méchanceté plutôt que de harcèlement, parce l’on s’extraie d’une sorte de pathologie, pour entrer dans le quotidien. La méchanceté ordinaire appartient à la psychopathologie de la vie quotidienne au sens de Freud ; elle habite notre vie de tous les jours sans qu’il s’agisse d’une maladie.

Lorsque nous avons terminé cet ouvrage, et ça n’est jamais terminé, nous avons pensé à ce propos de Freud qui dit, au sujet d’un de ses livres, « Aucun ouvrage ne m’a donné comme celui-ci l’impression aussi vive de dire ce que tout le monde sait ». C’est le sentiment que nous avons, après avoir bouclé notre travail — ce que nous disons, vous le savez. Nous avons  établi simplement quelques liens.

Dans Malaise dans la civilisation, Freud tient ce propos, que les freudiens connaissent, et que tout le monde comprend : « L’homme n’est point cet être débonnaire au cœur assoiffé d’amour  — l’humour de Freud ! — il est tenté de satisfaire   son   besoin   d’agression,   d’exploiter   son   prochain,   de   l’utiliser sexuellement, de s’approprier ses biens, de l’humilier et de le tuer ». Combien c’est actuel, Hélas ! « Sous l’homme — il suffit d’à peine gratter — il y a la bête sauvage. Cette tendance à l’agression constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ».

Les événements terribles de ces derniers jours donnent tristement raison à Freud !

La méchanceté, tout le monde sait ce que c’est. Pourtant, essayez, comme ça, au pied levé, d’en donner une définition : pas si facile ! Le méchant, c’est toujours l’autre. Si on s’arrête sur le terme de méchanceté, hé bien le mot nous échappe. Tandis que les poètes savent que la méchanceté nous habite, ou qu’elle nous vise. Pour eux, il est clair que la méchanceté est inhérente à l’être humain.

La méchanceté, cette part d’inhumanité, est inhérente à l’être humain, si bien qu’il en est complété par elle. Sans la méchanceté, nous ne serions pas complètement humains. C’est quelque chose qui fait grincer des dents. Les animaux ne sont pas méchants, ni cruels. Nous leur attribuons nos affects ou nos idées à l’occasion. Mais ils ne sont pas méchants.

Freud insiste sur ce qui est une évidence pour les poètes. J’ai évoqué Baudelaire, mais Edgar Poe aussi. On peut lire nombre de ses textes sous cet angle.

Puis, Freud évoque « ceux qui préfèrent les contes de fée ». Aujourd’hui, on en édite beaucoup. Je ne désigne pas là les contes de fée pour enfants. Comment le dire sans froisser ? Les auteurs de contes de fée, c’est ce que Baudelaire appelle « les orduriers » ; ceux qui propagent la bonne nouvelle, et qui s’aveuglent. On peut en citer quelques uns. Boris Cyrulnik tient son succès de la pastorale dont la résilience est le vecteur [4] ; l’inconvénient est qu’elle a une vertu dormitive, notamment sur les intervenants médico-sociaux. Et ça marche, car ce à quoi nous aspirons, c’est qu’on nous donne de bonnes nouvelles.

Je poursuis. « Ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la méchanceté, l’agression, la destruction et la cruauté». Freud, déjà en 1918, écrit au pasteur Oskar Pfister : «  j’ai  découvert  que  «  fort  peu  de  bien  »  chez les hommes — il met des guillemets, comme s’il prenait ça avec des pincettes — d’après ce que j’en sais,  ils ne sont pour la plupart que de la racaille ». D’accord ou pas, chacun verra selon son expérience. L’agressivité est refoulée ; on le voit bien. Voilà pourquoi c’est toujours l’autre qui est méchant. Les enfants le disent : «c’est pas moi c’est l’autre, mon frère, ma sœur, qui a commencé ». Sur la route, c’est encore l’autre « le connard ». Jamais nous, bien sûr. Dans le couple chacun balance à l’autre : « comme tu es méchant ! ».

L’agressivité est  refoulée, si bien qu’elle  se trouve du  côté  de  l’autre. Pourquoi ? Il y a plusieurs façons de répondre, parce que l’être humain, le tout petit, quand il tombe dans le réel, comme dit notre ami Marie-Jean Sauret « cette boule de chair», pour se constituer, s’attribue ce qui est bon et rejette à l’extérieur le mauvais – le kakon.

De structure, le mauvais est toujours extérieur au sujet — étranger.

Essayons, de répondre à la question : « qu’est-ce que c’est que la méchanceté ? » J’ai dit que ce n’est pas facile. Lisons une historiette évoquée par Freud, dans « Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient », pour rendre audible ce qu’est la méchanceté.

Freud rapporte l’histoire d’un roi qui aperçoit un homme qui lui ressemble fortement. Vous allez voir que la méchanceté se décline en deux temps. Le roi l’appelle et lui demande : « Votre mère a sans doute été un jour domestique au château ? ». Vous voyez la pique ! Mais l’autre répond « Elle non, mais mon père oui ». Voilà une pique formidable ! Cette  histoire indique la structure de la méchanceté.

La méchanceté, c’est ce qui touche à l’être. Ça pique à l’être. Donner un coup de poing n’est pas satisfaisant. Ça peut soulager, mais c’est mieux si c’est accommodé d’une piqure à l’être. Battre, tuer, même, n’est pas suffisant ; ça vient dans un second temps.

La méchanceté n’est jamais aussi satisfaisante que quand elle atteint l’autre dans son être.

Nous nous sommes reportés à des témoignages tels ceux de Robert Antelme ou de Primo Levi[5], pour le souligner. Ou Alfred Dreyfus, qui consigne dans ses Cahiers de l’île du diable en 1899 : « L’âme résiste bien plus facilement aux vives douleurs qu’à la souffrance[6]. ». Ce qu’ils nous disent, nous tâchons de le traduire ainsi : plus que les coups,  l’horreur absolue,  c’est  l’absence de loi,  l’arbitraire qui  fait  du sujet un objet livré à la jouissance de l’autre.

Dans Le Comte de Monte Cristo, Dumas place dans la bouche de Dantès cette remarque : « La souffrance morale est pire que la souffrance physique ». Ça date de 1844, et on voit qu’à la sortie du XVIII°, surgit une nouvelle forme de sensibilité. Les historiens de  la  sensibilité, dont  Alain  Corbin, en parlent.  Une  nouvelle sensibilité apparaît dans l’Histoire, jusqu’à influer sur le droit pénal.

Eliminer le déporté passe au préalable par un impératif : « Il ne faut pas que tu sois ». Robert Antelme l’écrit dans son livre L’espèce humaine. Il dit que le nazi a pour impératif d’appliquer au déporté, ce « il ne faut pas que tu sois ». Après, il peut l’éliminer.

L’être suprême en méchanceté du nazi, dit Lacan en 1967, est la préfiguration de ce qui advient dans notre société toujours plus carcérale. Les camps de concentration ont donné la préfiguration de l’excellente cruauté de l’être humain à l’égard de l’autre. Conséquence du remaniement des groupements sociaux par la science, et de l’universalisation qu’elle y induit.

La méchanceté ordinaire est en deçà de ce que les nazis ont commis ; mais il en faut peu pour que la méchanceté devienne extraordinaire. L’entreprise nazie trouve aujourd’hui son prolongement dans la méchanceté du marché et dans la santé mentale (Thèse de Serge André dans Le sens de l’holocauste : jouissance et sacrifice, 1989.

Marché au sens de la finance, pour lequel l’être humain n’est qu’une chose.  Il y a peu a été diffusé un reportage sur le travail des enfants en Chine. C’est odieux. Pour que nous puissions tapoter nos Sms, il faut faire des  enfants des esclaves. L’être humain vaut même moins qu’une épluchure.

Le sujet contemporain que nous sommes proteste contre cette déshumanisation, de laquelle sourd un sentiment généralisé de mépris. Aujourd’hui, on appelle sans cesse au respect ; c’est un symptôme. Sans doute que cette quête est  la  réponse à  cet  irrespect, à  la  déconsidération radicale et croissante par le marché. C’est sensible dans la société. D’où la hantise du harcèlement moral au travail ; mais encore dans le couple, où les Choses de l’amour, affirme Lacan, sont  toujours plus exclues.

Donc, sentiment de harcèlement généralisé. D’où le succès du livre de M-F.Hirigoyen[7]. On se sent tous harcelés, d’une façon ou d’une autre. On nous filme, on nous surveille, on nous piste, on nous compte le temps, nos actes etc. La déshumanisation ravale le sujet au rang d’individu en le départicularisant. On nous le dit au travail « vous voulez partir ? Allez-y, vous n’êtes pas irremplaçable. Il y a des gens qui attendent ».

Le poète Jean Ferrat a cette formule dans Nuit et brouillard  (1963), qui condense la structure de la méchanceté d’aujourd’hui, quand il chante au sujet des déportés : « Ils se croyaient des hommes, ils n’étaient que des nombres ». Ça s’applique à nous tous ; nous sommes ravalés à des chiffres, des nombres, des codes barres, à nos gènes — la culture est naturalisée.

Il y aussi les mouvements nationalistes et sectaires. On y trouve un abri de l’être. L’être est attaqué de toute part par le marché, et bien les sectes, les nationalismes, quelles qu’en soient les formes, se proposent comme abris de l’être. Mais c’est  toujours  pire  en méchanceté.

C’est à cela qu’une certaine psychologie, qui se prétend scientifique, entend, grâce à des tests, pénétrer au cœur de votre être, de vous décomposer. Cette psychologie-là, qui est le valet du capitalisme, travaille main dans la main avec le marché, lequel a besoin non pas de sujets, mais d’individus interchangeables ; et la psychologie les fait marcher plus en rang que des poireaux !

Lacan, en 1950, parle d’un psychologisme qui  chosifie  l’être  humain. Il ajoute  que ses  méfaits  à côté de ceux du scientisme physicien de la bombe atomique, ne seraient que « bagatelle ». Lacan parle ici d’un nouveau type d’aliénation de l’homme. Bien avant que la technique soit assez développée pour qu’on puisse seulement imaginer cette forme d’aliénation, Lacan prédit une forme nouvelle de dépendance.

Je donne un exemple, qui contamine le système même de production. Voyez la firme Monsanto. C’est épouvantable ! Cette multinationale aliène, par de savants contrats, les paysans du monde entier. Elle les contraint à n’user que de semences dégradées. C’est-à-dire qu’une fois qu’ils ont été semées, on ne peut pas les réutiliser : elles sont stériles. Ils sont obligés par contrat d’en racheter. Et c’est sans fin. On voit comment les lobbies, du style Monsanto, essaient de peser sur l’Europe pour contrôler notamment les semences, pour faire en sorte qu’il n’y ait que leurs semences à eux qui  puissent être  sur  le  marché.

Voilà  une  nouvelle forme  d’aliénation. Ou encore, on  nous  prépare  le Transatlantic Free  Trade  Area (TAFTA) c’est-à-dire la promotion d’un commerce international qui donnerait à des multinationales la main mise sur le marché mondial — bien sûr, tout cela pour le bien des peuples !

La méchanceté est inhérente à l’être humain, si bien que l’être humain, c’est quand même formidable, est la seule espèce vivante capable de se vouloir du mal. On trouve dans une pièce d’un poète romain, Terence (env. 200 av. J.-C.), l’Héautontimorouménos[8], le «bourreau de soi-même ». Freud y fait référence dans L’homme aux rats, journal d’une analyse. Le thème développé par Terence, concerne un père qui désavoue son fils, parce qu’il aime une femme qui ne convient pas. Le père s’arrange pour que ça capote, mais après, il s’en veut. Et il va se vouer à une vie terrible dans une extrême austérité. Il se fait du mal.

Nous connaissons ces sujets qui s’infligent une punition, parce qu’ils ne sont pas à la hauteur d’un idéal. C’est un problème que l’on retrouve dans le monde du travail, avec le concept d’excellence. Voyez, par exemple, ce qui se passe dans la compagnie Orange. Et, ils se sentent d’autant plus en faute de ne pas être à la hauteur, que pour se punir, en quelque sorte, au moment où ils devraient se soumettre aux contraintes, voilà qu’ils sont pris d’une envie furieuse de passer l’aspirateur, de ranger la bibliothèque, de ranger la cuisine… ou de venir à la Machine à Lire —pour ensuite s’en sentir coupable ! Au moment précis où ils devraient faire leur Devoir.

Il faut lire Charles Juliet. Sur la question de la méchanceté, il confie que longtemps il a évolué sous le regard de Krishnamurti, sans jamais parvenir à ce qu’il pensait être les attentes de son mentor. Il écrit : «L’œil qui me surplombait me prenait constamment en défaut ».

Dans le monde du travail, on le comprend. On n’est jamais à la hauteur. « Vous faîtes bien, mais ça ne suffit pas. Vous avez fait mieux ; il faudra faire plus ».

Donc, poursuit Juliet, « pendant  des  années,  j’ai  été  prisonnier  d’une  permanente culpabilité ». Cette forme de culpabilité est ce qu’il y a de mieux partagé en ce monde. Elle porte sur le défaut fondamental, qui pour nous est une qualité, que l’on appelle l’imperfection. Ce qui caractérise l’être humain,  c’est  d’être  imparfait.  Bien  sûr  le  capitalisme  voudrait produire des sujets sans défaut. Souvenez-vous de la dispute avec l’Inserm, il y a quelques années. Certains chercheurs (et ils n’ont pas lâché le morceau) veulent des enfants avec zéro défaut. On voit l’accointance entre l’Inserm et le capitalisme. Mais la culpabilité se tient au-dessus du sujet qui doit alors se punir. Dans Le Livre de ma mère, Albert Cohen a raison d’écrire : « Ma souffrance est ma vengeance contre moi-même ».

Et puis, nous avons parlé du pervers narcissique, et nous ne nous privons pas de dire là-dessus des méchancetés.

FB : Justement, le pervers narcissique, il y a tout un chapitre consacré à cette question,  sujet  sur  lequel  vous  revenez  maintes  fois.

Stéphanie Pardo : Vous évoquez l’établissement d’un cordon sanitaire entre le pervers narcissique et la victime dans un contexte particulier que vous nommez civilisation des victimes. Pourriez-vous développer ? Je me suis demandé qu’est-ce qui pousse nos sociétés à se construire ainsi, en  assurant  en  même  temps  une  certaine  exposition de méchanceté ?

FA : Bon, entre nous, on  ne va pas se gêner. Franchement quand on lit le livre de M-F.Hirigoyen, un grand succès ! Formidable ! Mais, il n’y a rien dedans. Quand elle parle de clinique, on a l’impression d’une discussion de comptoir. D’où l’expression de cordon sanitaire, qui nous est venue de notre ami Pierre Bruno (qui l’emploie dans un autre contexte) ? Faire exister le pervers narcissique — ce qui cliniquement est absurde— permet de séparer le bon grain de l’ivraie. Or, l’être humain oscille sans cesse entre deux pôles.

Pour Freud, «la frontière entre les états psychiques que l’on dit normaux et ceux que l’on appelle pathologiques est d’une part conventionnelle et d’autre part si fluctuante que  chacun de nous la franchit plusieurs fois au cours d’une journée[9]. » D’autre part, ce cordon sanitaire permet d’exonérer chacun de sa responsabilité, ne serait-ce que dans la manière dont nous réagissons devant l’autre.

De plus, nous sommes aveuglés sur la possible malveillance de l’autre. Il faut à certains plusieurs coups de pattes dans la figure, Balzac le dit, pour voir la méchanceté de l’autre. Mais quand on s’en aperçoit, il faut que ce soit celle de l’autre. Et bien, cette notion de pervers narcissique, ça permet d’identifier le méchant, pour enfin le corriger —sûr que les chercheurs de l’Inserm auraient jeté le petit Jésus en prison !

Il y a toujours eu des figures du méchant dans l’Histoire. Il y a les juifs, depuis longtemps. Ou être roux, encore aujourd’hui, c’est suspect. Avoir les yeux bleus au Moyen-âge, c’est suspect ; c’est la couleur qui signale un lien avec le diable. C’est ce que disent les historiens. Par la suite, il y a les juifs qui contrôlent le monde, ils nous harcèlent, ils complotent. Une autre figure de l’ennemi : les Arabes. Alors que lorsqu’on lit le livre de E. Saïd[10]  sur L’Orientalisme,  on prend la mesure de  la  fiction  construite par les occidentaux sur le monde arabe.  C’est  un  délire  occidental.  Il y a  aussi  les sorcières, autre figure du méchant, de l’ennemi. Aujourd’hui, ce sont les francs-maçons qui complotent. Je vous fais remarquer que parmi les six personnes assassinées à Charlie Hebdo, il y a trois francs-maçons.

Et puis, qui incarne maintenant la figure de l’ennemi et du méchant ? C’est le psychanalyste !

Toutes les méchancetés que l’on peut dire sur les psychanalystes, les francs-maçons, les arabes, les juifs etc. On a toujours inventé une figure, afin de localiser le méchant à l’extérieur. Et, enfin,  est  arrivé  le  pervers  narcissique ! Formidable !

Or, ce que nous disons avec  les  poètes,  les  écrivains,  les  historiens  et  les  psychanalystes, c’est  que  la méchanceté nous habite tous, ça veut pas dire qu’on est méchant. Mais, parfois, on a envie de l’être. Ne serait-ce que pour le plaisir de l’être, dit Jules Renard. C’est ça le cordon, ça permet de dire qui est méchant, et qui ne l’est pas.

Maintenant  j’en  viens  à  la  victime. Il  faut surtout qu’elle soit détachée du bourreau, de l’agresseur, etc. Mais du coup, pour bien maintenir la distance, on attend de la victime qu’elle se compose un rôle, et surtout qu’elle exhibe les stigmates de sa souffrance. Si vous allez dans les Cours d’assises, ou en correctionnel, j’y suis allé en tant qu’expert judiciaire, on constate qu’en fonction de la position adoptée par la victime, et bien le procès peut prendre une tournure différente.

Je me souviens d’une dame qui avait été violée après avoir suivi un type qui l’avait invitée à prendre un verre chez lui.  Alors, l’avocat de la défense fait remarquer « Ah oui mais la dame, elle buvait un petit peu ». Ce qui n’est pas interdit, et ça ne disculpe l’accusé !  Aussi, le Président demande à la dame « Est-ce que vous buvez ? ». Cette dame, qui venait de Normandie, répond : «Ah non Monsieur le Président, je ne bois pas ! Bon, le matin, un p’tit Calva mais c’est tout !». Les gens ont ri dans la salle. C’est ça qui a fait que, du coup, c’était une victime suspecte, bien que violée. Trois ans de prison, c’est pas cher payé pour un viol, je trouve. Il faut donc que la victime soit absolument blanche, sinon elle devient suspecte.

Et bien, lorsque Natascha Kampusch a été retrouvée vivante après huit ans de séquestration en Autriche, vous vous souvenez, c’était la stupeur, on la croyait morte, plus personne ne l’attendait. Et elle réapparait. Elle a écrit par la suite avec une journaliste le récit de son calvaire[11]. Et, très vite, vont pleuvoir les critiques sur elle, puis le rejet ; il y a eu une forme de méchanceté inouïe à son égard.

Pourquoi ? On lui a reproché de ne pas attaquer avec violence son agresseur. On suppose qu’elle a été violée, elle ne le dit pas, mais on peut le supposer. On lui fait le reproche de ne pas hurler avec les loups. Mais elle écrit « Au bout de quelques mois, seule avec cet homme, je lui demandais de me prendre dans ses bras. J’avais besoin d’un contact pour me consoler ». Et les seuls bras qui étaient là, ce sont ceux de cet homme. C’est insupportable pour le public.

Pour élucider cette réaction contre-nature, on invoque le fameux syndrome de Stockholm. C’est d’une naïveté ! Et on en veut beaucoup à Natacha Kampusch d’avoir démonté ça. Parce que lorsqu’on invoque ce syndrome, c’est pour dire : « oui, bon, d’accord les victimes se sont rapprochées des agresseurs mais c’est une adhésion de surface. Une stratégie. Il n’y a pas vraiment de liens affectifs avec l’agresseur ».

Natacha Kampusch soutient le contraire. Car le syndrome de Stockholm ne cadre pas avec le savoir acquis lors de sa captivité. Elle écrit : «Rien n’est seulement blanc ou noir. Personne n’est seulement bon ou mauvais ». Elle rompt le cordon sanitaire ou la ligne Maginot qu’on veut dresser entre le méchant et le bon. On n’aime pas l’entendre de la part des victimes. Ça vaut aussi pour les accusés qui ne sont pas réductibles à leurs actes. Ça brouille le schéma du bien et du mal dans un monde fait de nuances, de gris.

« Alors l’empathie envers mon destin a fait place au rejet » ajoute Natacha Kampusch. Ce qu’elle dit dans son livre, sans peut-être d’ailleurs s’en rendre compte, c’est qu’on est tous méchant ; ça ne veut pas dire qu’on va devenir agresseur, ça c’est autre chose. Mais il n’y a pas une démarcation si nette que ça.

Michel Mesclier : C’est un terme que vous employez, inhumanité incluse dans notre humanité. Vous citez d’ailleurs Michel Lapeyre et son papillonnage[12].

FA : Alors, il n’y a plus rien à dire ! Michel Lapeyre a dit l’essentiel par cette formule

MM : Et c’est vrai que c’est une thèse centrale dans votre travail. Puisque ce  que  vous  décrivez  comme  ayant  été  expulsé  dès  l’origine du  nouveau-né  vers l’extérieur, la part de mauvaiseté, la part de douleur éprouvée par ce moi naissant, est expulsée à l’extérieur. C’est quelque chose qui est de lui et qui a été ensuite perçue comme inclue dans un autre qu’on dit méchant. Là, vous vous appuyez sur l’article de Freud « La dénégation » (1925) puisqu’il parle de l’expulsion du mauvais. Il ne parle pas de l’Autre parce qu’il n’a pas cette notion. Il parle de l’extérieur. Ce qui fait un clivage entre le dedans et le dehors.

Premier clivage. Ensuite il y a un moi qui contiendrait uniquement des expériences positives, le moi-plaisir. Donc, cette part est qualifiée d’inhumain. Mais ça pose un problème quand même. Ça voudrait dire qu’il y a quelque chose qui persiste, qui ne s’est pas humanisée dès l’origine de l’espèce. On peut contester. On peut aussi dire que c’est le fait même de l’humanisation de notre espèce, le passage par la faculté de symboliser le réel par le langage, l’apparition du langage dans notre espèce, que l’on ne peut pas dater, qui opérait cette mise en déchet, en quelque sorte. Mais est-ce que ce qui est mis en déchet est une persistance de la bête féroce ou autre chose ? On peut conserver l’humanité mais, voilà, je voudrais qu’on en dise un peu plus.

FA : Michel Mesclier pose la question à laquelle il a répondu très largement. Ce qui perdure concerne, ce que, nous, nous nommons la jouissance.

MM : Evidemment si je pose une question c’est que j’ai une partie de la réponse.

FA : Tu l’as dis.

MM : Mais pas forcément les bonnes.

FA : Il n’y a pas « les bonnes réponses ». La réponse est déjà bonne. Et puis il y en a d’autres. Bien sûr, il faudrait reprendre ça à partir de l’ensemble du travail de Lacan. On est resté un peu, pas distants, mais on aurait pu basculer sur des choses très complexes qui auraient peut-être rendu notre livre indigeste. En reprenant la question du côté de la jouissance, là il faudrait repartir, refaire notre bouquin. Là, comme tu le fais, je trouve que tu as très bien dit les choses.

FB : A présent une question plus clinique, au sujet d’une thèse que j’ai trouvée p 50 de votre ouvrage. Thèse, selon laquelle à partir du rapport qu’un sujet entretient à son Autre méchant que vous écrivez avec un grand A, il serait possible de poser un diagnostic différentiel entre névrose, psychose et perversion qui sont, je le rappelle, les trois grandes structures définies par Freud et reprises par Lacan. Je vous cite « Le psychotique donne plus de réalité à l’Autre méchant que ne le fait le névrosé. L’Autre méchant du pervers est insatiable ». Pourriez-vous expliquer en quoi cet Autre aurait « plus de réalité », c’est votre propos, dans la psychose que dans la névrose. Quant au pervers, quel est cet Autre méchant insatiable d’une jouissance, qui vous fait écrire « qu’être pervers est un métier auquel le pervers se consacre corps et âme. », p 50.

FA : Corps et âme. Je suis redevable de Michel Mesclier qui avait enregistré, une conférence de Patrick Valas à Pau, en 1989. Valas a beaucoup travaillé la problématique de la perversité. Je vais essayer de lier ça avec le pervers narcissique. Le pervers, on a l’impression qu’il ne pense qu’à s’envoyer en l’air, qu’il est occupé uniquement par le sexuel. C’est l’image qui est véhiculée, qui n’est pas fausse mais, en réalité, il est contraint, par une figure surmoïque, de jouir sans cesse. C’est un forçat de la jouissance.

Dans sa conférence, Patrick Valas évoquait le cas d’un commissaire de police exhibitionniste, qui disait, quand il s’exhibait, qu’il montrait sa quincaillerie. Bien sûr, tout cela avait fini par causer quelques ennuis avec sa hiérarchie et avec la Justice Et, le travail de la cure, je ne sais pas si c’était avec Valas, peu importe, avait abouti à déplacer l’exhibition. Sa quincaillerie, il l’exposait autrement : il était devenu un expert en vente de voitures. Je laisse de côté la question du traitement des pervers parce que c’est une question sur laquelle on patauge. Mais le pervers est contraint de se livrer à toutes sortes de facéties, pour faire jouir l’Autre.

J’en arrive au terme de pervers narcissique. Aujourd’hui, on a l’impression qu’il est partout ! Vous vous retournez, il est derrière vous ; il est devant aussi ! D’ailleurs, peut-être que les autres le voient en vous. C’est votre beau-frère. Quand on lit la presse, c’est un délire. Mais ça pose problème, parce qu’il y a des névrosés, des psychotiques et des pervers. Et s’il y a partout des pervers narcissiques, ça ne colle pas avec l’expérience clinique que nous avons, même en tant que juriste, de l’expérience du pervers. C’est vrai il y en a un certain nombre. En tant qu’expert, les deux tiers des affaires que l’on me confiait concernaient des affaires de mœurs, pour le dire comme ça. Mais tous les délinquants criminels ne font pas l’objet d’expertise. Ce que l’on constate, c’est que très peu de femmes font l’objet de mise en examen pour faits d’agression sexuelle. Comment se fait-il que l’on voit partout, chez les hommes et chez les femmes, des pervers, alors que ce que nous montre l’expérience du juriste, c’est qu’il y a très peu de femmes impliquées dans des affaires de cette nature. Nous, nous avons plutôt l’idée, avec Lacan, que la femme perverse ou la femme masochiste, c’est un fantasme d’homme. C’est pour cela qu’on voit les femmes masochistes partout ; mais c’est un fantasme masculin. Donc la clinique ne coïncide pas avec ce concept de pervers narcissique. Je ne vais pas développer davantage, parce que le temps ne le permet pas.

MGA : Je crois ça ; nous l’avons pensé du côté de cet autre réel pour le psychotique en lien avec la clinique. Cette présence réelle de l’autre qui vient de la paranoïa devient la méchanceté de l’Autre. Le psychotique n’a pas les mêmes moyens que le névrosé pour interpréter la présence ou le silence de l’Autre.

FA : Il n’y a pas deux réalités. Il y a un distinguo radical a opéré entre réel et réalité. On n’a pas voulu faire d’ouvrage de psychanalyse. Nous avons employé ce terme de « réalité » qui n’est pas tout à fait approprié ; il faut le distinguer du réel. Alors je voudrais finir sur le pervers narcissique. Grand succès ! Mais, comment se fait-il qu’une conception, qui est fausse, à nos yeux, ait un tel succès ?

Premièrement, je l’ai dit, ça permet de maintenir un cordon sanitaire entre le bon et le méchant, la victime et le bourreau. Alors qu’il y a des sujets, souvenez- vous, l’héautontimorouménos, qui font ce qu’il faut pour qu’il leur arrive des  malheurs. Donc  ça  ne  colle  pas avec  la  conception du  pervers narcissique. Deuxièmement, ça permet de mettre un nom sur l’angoisse contemporaine. Il paraît qu’en France nous sommes champions en matière de  consommation de psychotropes. Ça doit être lié à l’angoisse. Mettre un nom sur quelque chose qui nous inquiète, est déjà un mode de traitement. Du coup, quand ça ne va pas au travail, si vous sentez qu’il y a de l’électricité dans l’air avec votre collègue, vous direz : « c’est un pervers narcissique ». Soulagement ! C’est comme la maman qui dit à son enfant qui s’est fait mal « tu t’es fait bobo». Elle met des mots sur le réel de la souffrance. Selon le bobo en question, bien sûr, ça va opérer ; pas, s’il s’est cassé la tête ! Voilà la raison du succès de la conception du harcèlement moral.

Il ne s’agit pas de dire que le harcèlement n’existe pas. C’est plutôt la façon dont on en rend compte, notamment par la perversion narcissique. M-F.Hirigoyen prend ça à Racamier, qui, en 1986[13],  a écrit un article où il l’évoque à propos du psychotique. C’est là que tout le monde puise pour développer cette théorie. Il dit que le psychotique se sustente de l’autre, il le phagocyte.. Donc, on passe du psychotique au pervers, et on universalise cette notion. Tout le monde peut être pervers narcissique. Je crois qu’une des raisons majeures qui explique le succès de ce pseudo-concept, c’est que ça permet de dire qui est le bon.

FB : Il y a une question qui porte sur le chapitre « Le mal d’être deux ». Vous pourriez nous en parlez un petit peu de ce qui nous concerne tous au fond.

FA : Oui. Alors le mal d’être deux, expression tirée d’un texte de Mallarmé qui s’appelle Le faune. On peut épiloguer, mais c’est exact, dès qu’on est deux ça fait mal.

FB : Ah bon ! (Rires)

FA : Bon euh… peut-être pas vous. Mais dès que l’on est au moins deux ça ne va plus, au boulot, dans le couple. Lacan a cette formule, c’est amusant, il dit que dans un couple quand on dit « il faut qu’on parle », c’est que déjà ça va plus du tout. Ou alors il constate qu’on passe son temps à dire que ça ne va pas. Dès qu’on est deux, ça complique l’existence. Mais quand on est seul, aussi ! Car, on n’est jamais seul ; on est avec soi-même. C’est plus compliqué que d’être avec l’autre. En réalité on n’est jamais deux ; on est au moins trois. Au moins ! A deux c’est compliqué, et à trois plus encore !

Le Docteur Emile Tardieu, injustement oublié, a beaucoup écrit dans les années 1900. Il a publié un article étonnant sur la haine. On  retrouve  ça dans  la  Revue  Philosophique  de  la  France  et  de l’Etranger en 1905. Il a cette formule « On a beau être marié et dire qu’on ne fait qu’un, on n’en est pas moins deux ». Je trouve cela extrêmement drôle, parce c’est éternel de faire Un. Faire Un, c’est délicieux, mais c’est un rêve. Denis de Rougemont, auteur de L’Amour et l’Occident (1939), voit dans le mythe de Tristan et Yseult une tentative désespérée pour retarder la rencontre, afin de maintenir ce rêve de l’Un. Parce que dès que la rencontre a lieu, c’en est fini de l’harmonie — puisqu’on est deux !

Cela vaut-il pour la religion ou le nationalisme ? Nous sommes sensibles à cette problématique. Je ne sais pas si certains bordelais veulent l’indépendance de la rive gauche ou de la rive droite. Or, que veulent les nationalistes ? Le nationalisme vise à reconstituer l’être dans son entier, à récupérer la part perdue. Et pour ça, on est disposé au pire. Nous faisons un lien avec le nationalisme, bien que ça n’apparaît que tardivement, dans les années 1870. La notion de nation est assez récente dans l’Histoire. Maintenant, il y en a partout des nationalismes. Que veulent-ils ? Que l’on soit tous pareil ! Voilà comment ils sont apparentés au capitalisme. A la fois rejet des conséquences du capitalisme, et, en même temps, promotion de la mêmeté, que le capitalisme essaie d’imposer. Il faut que l’on soit tous pareil pour pouvoir jouir des mêmes objets — que Lacan appelle lathouses, ces trucs qui ne servent en général à rien. Même s’il y a des choses dans  la  technique  qui  sont  fort  utiles.  Mais  le  nationaliste veut,  en inventant une nation, parce que c’est une invention totale, comme l’invention d’une langue nationale, de faire Un. Donc il faut unifier la langue, c’est-à- dire qu’il faut céder sur la particularité d’un idiome, pour pouvoir aller vers l’unité. Et, attention à ceux qui se mettent en travers de cette unité-là ! Ceux qui ne sont pas à l’unisson, danger ! Voici l’exemple de quelqu’un dont la famille est très impliquée dans le nationalisme ; donc irréprochable. Et bien un jour, on lui a dit « tu sais, quand même, porter des cravates jaunes, c’est pas nous ça ! Et tes copines elles ne sont pas nationalistes. C’est-à-dire qu’elles sont étrangères. Ça, ça ne va pas ». Ces remarques l’avaient beaucoup frappé. Ça veut dire que l’on n’est jamais assez pur — d’où les épurations post-révolutionnaires.

MGA : Et l’amour ?

FA : Oui, l’amour, c’est une secte à deux. Il faut que l’autre vienne me compléter. J’existe, si je suis dans le cœur de l’autre. On le sait, c’est délicieux. Mais, bon, ça ne dure pas éternellement. Ça ne dure d’ailleurs pas très longtemps mais peut-être qu’il y a une autre façon d’aimer. C’était l’idée de Lacan, c’est aussi une question : est-ce que l’analyse pourrait permettre d’aimer autrement ?

MGA : Oui, sans se passer de la particularité de l’autre dans l’amour.

FA : Oui. Parce que vous avez remarqué, comme nous, qu’il y a des hommes, alors pas tous les hommes, mais ils ont cette particularité de vouloir faire de leur femme une créature. Il faut qu’elle soit comme ci, et comme ça. Une tendance, peut-être plus développée chez les hommes. Jacques Cazotte l’évoque dans Le diable amoureux (1772).

X… : Je voulais ajouter une chose ; tout ce dont on parle, c’est de la méchanceté ordinaire, vous avez vraiment bien répondu à tout cela, mais tout le monde n’est pas pervers ?

FA : Non, certainement pas.

Y… : C’est une sorte d’organisation finalement dans la vie parce qu’il y a les pervers, il y a les victimes. Est-ce qu’ils acceptent leur condition, mais d’où elle vient cette condition ? Comment est-elle organisée cette condition ? Par la société ? On ne naît pas pervers. On ne naît pas victime. Et c’est l’organisation qui m’interpelle aussi. Comment on fonctionne ? Comment ça se passe dans la tête de l’autre ? Et pour répondre à Boris Cyrulnik, pour moi, c’est  pas vraiment une belle parole, c’est la résistance aussi face à l’adversité, face à la méchanceté. Et lui, il a choisi la résilience. Je trouve aussi que c’est peut-être la possibilité de s’apaiser.

FA : Tout à fait. Accepter sa condition c’est accepter de faire avec ce que l’on est, avec  ses  talents  et  ses  imperfections. Pas simple !  On  pourrait reprendre le thème de la perversité en disant que le pervers met l’accent sur la jouissance. Mais une jouissance sans désir. Jouir sans désir, comme l’a développé Pierre Bruno. Il y a  quelque chose de cet ordre dans notre société. On nous commande de jouir, sans désir. Or, nous constatons que le désir est en panne, à tous les niveaux. Il y a quelque chose de pervers dans le système capitaliste qui met l’accent essentiellement sur la jouissance. Il faut jouir, et notamment des machines. Mais les machines nous isolent de l’autre. Elles coupent du lien social —  comment enrayer ça, quand on voit des gens qui passent la nuit dehors pour être les premiers à acheter le nouvel i-phone ou je ne sais quoi. C’est inouï ! L’homme en est à jouir de la lathouse,  pour reprendre le terme de Lacan.

FB : Nous devons nous quitter mais vous retrouverez à la Machine à Lire, les ouvrages de Francis Ancibure et Marivi Galan-Ancibure. Et je vous dis peut-être à bientôt, pour un nouvel ouvrage.

Est-ce que vous avez un projet ?

FA : Nous travaillons sur la dispute…dans le couple — la dispute ordinaire dans la couple. (rires)

FB : A suivre donc !

[1] Libération du 09-04-2014

[2] www.pascalbernier.com «Spinning Bone» (2003), « L’os tournoyant »

[3] Baltasar Gracian, Art et figures du succès, Point, 2012.

[4] Paul-Laurent Assoun, La résilience à l’épreuve de la psychanalyse, Synapse, 198, 2003.

[5] Robert Antelme, Lʼespèce humaine (1947). Primo Levi, Si cʼest une homme (1987).

[6] Alfred Dreyfus, Cahiers de l’Ile du diable, Éditions Artulis, (2009).

[7] Marie-France Hirigoyen Le harcèlement moral (1998).

[8] L’Héautontimorouménos  est aussi le titre d’un poème des Fleurs du mal de Charles Baudelaire.

[9] Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, (Gallimard, 1990).

[10] Edward Saïd, L’orientalisme, L’Orient créé par l’Occident (1980).

[11] Natascha Kampusch, 3096 jours (2011).

[12] 2010, Édition Association de psychanalyse Jacques Lacan. Michel Lapeyre (1946- 2009), Psychanalyste, membre de lʼAPJL.

http://www.apjl.org/publication/papillonnage-lettres-sur-la-psychanalyse

[13] P-C.Racamier, Entre agonie psychique, déni psychotique et perversion narcissique, Revue française de psychanalyse, (1986).